Œuvres de Saint François De Sales
TOME II. DEFENSE DE L'ESTENDART DE LA SAINTE CROIX
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Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales
Livre premier. De l'honneur et vertu de la vraye Croix. 15
Chapitre premier. Du nom et mot de croix. 15
Article IV. Réponse aux arguments des Ministres. 16
Chapitre II. Erreurs des Ministres sur la Nature de l'Eglise. 18
Article premier. Que l'Eglise chrestienne est visible. 18
Chapitre V. Preuve quatriesme : par autres passages de l'Escriture. 22
Chapitre VI. Preuve cinquiesme : Preuve cinquiesme : par le sousterrement et conservation de la Croix 25
Chapitre VII. De l'invention de la Croix : preuve sixiesme. 28
Chapitre VIII. Que la Croix represente la Passion de Nostre Seigneur : preuve septiesme. 30
Chapitre IX. De la vertu de la Croix tesmoignee par les Anciens : preuve huitiesme. 32
Chapitre X. De l'honneur de la Croix tesmoigné par les Anciens : preuve neufviesme. 34
Livre second. De l'honneur et vertu de l’image de la Croix. 38
Chapitre premier. De la façon de peindre la Croix. 38
Chapitre II. De l'antiquité des images de la Croix. 40
Chapitre III. De l'antiquité des images du Crucifix. 43
Chapitre IV. De l'apparition de l'image de la Croix a Constantin le Grand et en autres occasions. 45
Chapitre V. Combien grand a esté jadis l'usage de la Croix, et comme elle represente le Crucifix et sa foy 49
Chapitre VI. La Croix peut et doit estre en usage es choses sacrees. 52
Chapitre VII. La Croix a esté employee aux Sacremens et aux processions. 53
Chapitre VIII. La Croix a esté honnorable a toute l'antiquité. 57
Chapitre IX. Comme la Croix est saluee, et si elle est invoquee en l'Eglise. 59
Chapitre X. Des tiltres et paroles honnorables que l'Eglise donne a la Croix. 62
Chapitre XI. L'image de la Croix est de grande vertu. 65
Chapitre XII. La Croix a tous-jours esté desiree, et du tesmoignage d'Arnobe. 68
Chapitre XIII. Combien l'on doit priser la Croix par la comparaison d'icelle avec le Serpent d'airain. 71
Chapitre XIV. De la punition de ceux qui ont injurié l'image de la Croix, et combien elle est haïe par les ennemis de Jesus Christ. 73
Livre troisiesme. De l'honneur et vertu du signe de la Croix. 76
Chapitre premier. Definition du signe de la Croix. 76
Chapitre II. Le signe de la Croix est une publique profession de la foy Chrestienne. 78
Chapitre III. Du frequent et divers usage du signe de la Croix en l'ancienne Eglise. 79
Chapitre IV. Toutes ceremonies bonnes et legitimes peuvent estre employees a la benediction des choses 80
Chapitre V. La Croix doit et peut estre employee a la benediction des choses, a l'exemple de l'Eglise ancienne 83
Chapitre VI. La Croix est employee es consecrations et benedictions sacramentelles. 85
Chapitre VII. Raysons pour lesquelles on fait le signe de la Croix sur le front de ceux qu'on baptise, et en autres occasions. 87
Chapitre VIII. Autre [neuvième] rayson pour laquelle on fait le signe de la Croix au front, tiree du prophete Ezechiel 89
Chapitre IX. Rayson dixiesme pour laquelle on fait la Croix au front, qui est pour detester l'Antechrist 93
Chapitre X. Force du signe de la Croix contre les diables et leurs effortz. 95
Chapitre XI. Force du signe de la Croix en autres occasions. 99
Livre quatriesme. De la qualité de l'honneur qu'on doit a la Croix. 102
Chapitre premier. Accusation du traitteur contre les Catholiques. 102
Chapitre II. De l'honneur, que c'est ; a qui et pourquoy il appartient d'honnorer et d'estre honnoré. 102
Chapitre III. De l'adoration ; que c'est. 105
Chapitre IV. De ce qui peut adorer et estre adoré. 107
Chapitre V. L'adoration se fait a Dieu et aux creatures. 107
Chapitre VI. La difference des honneurs ou adorations gist en l'action de la volonté. 109
Chapitre VII. Premiere division des adorations : selon la difference des excellences. 111
Chapitre VIII. Autre division des adorations : selon la difference des manieres avec laquelle les excellences sont participees. 112
Chapitre IX. D'ou se prend la différence de la grandeur ou petitesse entre les honneurs relatifz, et de la façon de les nommer. 113
Chapitre X. Resolution necessaire d'une difficulté. 115
Chapitre XI. Deux façons d'honnorer la Croix. 115
Chapitre XII. Deux autres sortes d'honneur pour la Croix. 119
Chapitre XIII. L'honneur de la Croix n'est contraire au commandement premier du Decalogue, et briefve interpretation d'iceluy. 121
Chapitre XIV. Confession de Calvin pour l'usage des images. 126
Chapitre XV. Consideration sur le texte allegué de Josué, et conclusion de tout cest Œuvre. 127
De la maniere d'honorer la Croix. 131
I. Les Placards ; la These sur la Croix. 138
Premier placard. Vertu du signe de la Croix. 138
Second placard. Comme la Croix doit estre honnoree. 139
These sur la Croix. La Croix est saintement veneree. 140
II. Lettre adressée a S. François de Sales au sujet de l'impression du livre de la Defense De l'Estendart de la Sainte Croix 142
III. Pièces préliminaires de la 1re Edition. 143
Conformité de la tres saincte adoration de la Croix. 143
Anagramme. François de Sales. Sa foy dans le ciel. A Monsieur de Sales, sur son livre de la Croix stances 147
D. Francisco de Sales. Veræ et catholicæ Ecclesiæ genevensis præposito dignissimo, et Sanctæ Crucis contra Hæreticos vexillifero strenuissimo, Franc. Girard, I. V. D. Ecclesiæ burges in Bressia sacer prætor et juridicus, antipathiam ante scriptam dicavit. 149
Ejusdem Authoris Protestatio ex D. Hieronymo, ad minorium.. 149
Ad Populum Christianum. Jesu Christi nazareni Crucifixi amatorem et sectatorem et ad D. Francisc. de Sales hujus inclyti operis authorem.. 149
In Commendationem operis. Ad authorem et sodales sanctæ Crucis Carmen. 150
Contre les Heretiques. En l'honneur de la Saincte Croix. Sonnet. 151
Sonnet a la Croix. Par un confrere d'Annessi 151
On n'eut pas plus tost escrit le nom sacerdotal d'Aaron sur ceste ancienne et celebre baguette reservee dans l'Arche de l'alliance, que soudain elle bourgeonna et se trouva paree de ses feuilles, fleurs et fruitz, quoy qu'elle fust auparavant toute morte et sechee. La Croix aussi estoit de soy toute couverte d'ignominie, et signe infortuné de malediction ; mays des lhors que Pilate, estant indubitablement touché d'en haut, comme a remarqué saint Ambroise, eut mis sur icelle l'inscription sacree, Jesus Nazarenus Rex Judæorum, elle fut rendue toute sainte et venerable par ce tiltre asseuré de son annoblissement. Lhors les noires marques de son infamie furent du tout effacees par le sang sacré de l'Aigneau, [1] auquel ayant trempé la premiere elle en est demeuree pour jamais claire et blanche : comme font les estoles des Bienheureux, qui n'ont tiré leur blancheur que de ce — mesme vermeil. L'enfer qui n'a pas asses de charbon ni de fumee pour la noircir, produit neanmoins par fois quelques uns de ses barbouillés, qui, voilés du beau manteau de l'Escriture, jettent devant les yeux des simples gens certains brouïllartz de divers discours, pour faire paroistre au travers d'iceux ceste sainte Croix aussi noire et souille qu'elle fut onques. L'un d'entr'eux estimant la mettre en la nuit d'un eternel mespris, mit n'agueres au jour un certain petit traitté sans aucun nom d'autheur, d'imprimeur, ni du lieu d'ou il sortoit. Or, entre plusieurs de la compaignie de la sainte Croix d'Annessi, qui pouvoyent et se sentoyent obligés de respondre a cest escrit, j'en pris fort librement la charge, et fus (a mon advis) advoué de sa divine bonté : car je n'eus pas si tost commencé a dresser cest advertissement, que, pour ne me laisser escrire de sa Croix en clerc d'armes, elle me mit sur les espaules la croix d'une aspre et longue maladie ; au relever de laquelle je me [2] trouvay distrait a tant d'occupations, et l'imprimerie tant incommode, que je n'ay peu le produire jusques a ceste heure, qu'en fin il sort, et ne peut sortir sinon a l'abri de la faveur de Vostre Altesse. C'est la premiere besoigne que j'estale, elle est deuë au Seigneur du lieu ; les confrairies de Savoye, pour lesquelles je l'ay dressee, la recevront de meilleur cœur, quand elles verront sur son front le glorieux nom de leur protecteur. Son desseinest de combattre pour l'honneur de la Croix blanche, qui est l'enseigne que Dieu a pieça confiee a la serenissime mayson de Savoye, a laquelle si la valeur chrestienne des devanciers n'eust acquis ce bon heur, il luy seroit meshuy tres justement deu, pour le saint zele que Vostre Altesse a tous-jours eu a la sainte foy et a la memoire de la Croix : mays particulierement quand elle a procuré si vivement, quoy que tres doucement, le restablissement de la Religion Catholique en ses balliages de Thonon et Ternier, se baignant dans un saint ayse d'y voir par tout replanter les saintz Estendartz de salut. Dequoy si la memoire se perdoit, la posterité seroit privee d'une des plus riches pieces des actions de nostre aage. Je sçay, Monseigneur, quelles raysons j’aurois pour n'oser pas offrir a un si grand Prince un si petit ouvrage, comme est celuy ci ; mays je n'ignore pas aussi le privilege des primices, et me prometz que le bon œil que Vostre Altesse a jetté sur quelques unes [3] qui de mes autres actions, ne me sera pas moins favorable en celle ci, a laquelle je ne suis porté d'autre desir que d'estre tenu pour homme, qui est, qui doit, et veut estre a jamais,
serviteur et sujet de Vostre Altesse
AVEC QUELQUES OBSERVATIONS SUR CESTE DEFENSE
A Messieurs les Confreres des compaignies de penitens de la sainte Croix,
des Estatz de Savoye deça les montz
Comme Dieu tout puissant est la premiere cause de toute perfection, aussi veut-il que toute la gloire luy en revienne ; c'est le tribut qu'il demande pour tous ses bienfaitz. Les eaux, qui toutes sortent de la mer, ne cessent de ruisseller et flotter jusques a tant qu'elles [5] s'aillent abismer dans leur propre origine. L'honneur et gloire ne logent pas parmi les creatures pour y sejourner et vivre, mays seulement par maniere de passage : leur propre domicile c'est la divinité, comme aussi c'est le lieu de leur naissance. L'univers et chaque piece d'iceluy, pour petite qu'elle soit, a ce commun devoir d'honnorer son Createur, dequoy les Saintz les somment et sollicitent si souvent et si chaudement par tant d'exhortations et cantiques, que leurs livres en sont pleins ; mais la façon de faire cest hommage est differente. Les creatures intelligentes le font en leur propre personne ; tout le reste le fait par l'entremise des intelligences, comme par leurs procureurs. Et de fait, puysque la creature raysonnable tire le reste de cest univers a son usage, la rayson veut qu'elle l'acquitte de ce devoir qu'il a, et qu'il ne peut rendre luy mesme ; a faute dequoy tout se mutinera contre les insensés au jour du jugement, parce qu'ilz n'auront honnoré et glorifié sa divine Majesté. C'est donques la seule creature intelligente qui est chargee de rendre a Dieu et payer le devoir d'honneur qui luy est deu par toute creature. C'est ce que font eternellement les Bienheureux la haut, jettans leurs couronnes aux piedz de Celuy qui est assis au throsne, avec ceste reconnoissance : O Seigneur, nostre Dieu, vous estes digne de prendre la gloire, l'honneur et la vertu ; car vous aves tout créé, et tout est et a esté créé par vostre volonté. Autant en fait l'Eglise icy bas, par ces solemnelles conclusions de tous ses [6] offices : Gloire soit au Pere, au Filz et au Saint Esprit. Benissons le Seigneur, rendons graces a Dieu. Repetant presque tous les jours, apres saint Paul : Au Roy des siecles, immortel, invisible, au seul Dieu soit honneur et gloire.
Pour vray, ces verités sont si evidentes et asseurees qu'elles n'ont besoin que d'estre bien entendues ; car faudroit-il refuser de faire honneur aux peres et meres, aux roys et magistratz, pour dire que toute gloire et honneur appartient a un seul Dieu ? L'honneur de Dieu seroit deshonnoré par cest honneur, et ce respect offenseroit sa jalousie. Nous voyci en difficulté avec nos religionnaires. L'ennemy de la Croix avec lequel j'entreprens de combattre dit ainsy son advis sur ce sujet (et les autres de son parti ne disent pas mieux) : « ... nous croyons de cœur et confessons de bouche que Dieu seul doit estre servi et honoré... De faict, combien que nous puissions honorer les uns les autres civilement, suivant ce qui est commandé aux [7] inferieurs d'honorer leurs superieurs, si est-ce que quand il est question d'honneur religieux ou conscientieux, ce sont choses non accordantes de donner tout honneur à un seul Dieu et à son Fils, et en departir une portion à aucun homme, ou à la croix materielle, ou à creature qui soit. » Il partage donques l'honneur en civil et en conscientieux, et veut que du dernier s'entende seulement, qu'a Dieu seul soit honneur et gloire.
Mais je remarque au contraire : que c'est trop retrancher de l'honneur deu a Dieu, d'en lever le civil et politique ; car si la rayson avancee par les Bienheureux est raysonnable, pour vray, non seulement tout honneur religieux, mays aussi tout honneur politique doit estre rendu a Dieu seul. Ilz rendent tout honneur a Dieu, parce, disent-ilz, qu'il a tout creé et que tout est par sa volonté. Or, je vous prie, Dieu est-il pas l'autheur et principe de l'ordre politique ? Les roys regnent par luy... et par luy les princes maistrisent. Il n'y a point de puissance, sinon de Dieu ; le prince est serviteur de Dieu. Et c'est a ceste occasion que les magistratz sont appellés dieux. Quelle exemption donques peut avoir l'ordre politique et civil, par laquelle tout son honneur ne doive estre rendu a Dieu, puysqu'il en prend son origine ?
J'admire ce traitteur qui fait tant le Theologien, et [8] separe neanmoins l'honneur conscientieux d'avec le politique, comme si le politique n'estoit pas conscientieux. Cependant saint Paul n'est pas de cest advis : Soyes sujetz, dit-il, par la necessité, non seulement pour l'ire, mais aussi pour la conscience. Il y va donques de la conscience a honnorer les superieurs, et l'honneur qu'on leur porte est conscientieux.
Je dis outre cela, qu'on doit et peut porter un honneur autre que civil a quelques creatures. Voyla Josué qui adore l'ange es campaignes de Hiericho, quel devoir civil avoit-il a ce faire ? Saül adore l'ame de Samuel qui s'apparut a luy, qu'y avoit-il en cela de politique ? Abdias adore le prophete Helie, quelle obligation civile le portoit a cest acte, puysque Helie estoit personne particuliere et privee, Abdias, personne publique et des plus signalees de la Cour ? Il y a cent semblables exemples en l'Escriture. Nous devons honneur et respect aux superieurs ecclesiastiques, quelz qu'ilz soyent ; et quel honneur peut-ce estre sinon religieux et conscientieux, puysque la qualité pour laquelle on les honnore n'a autre [9] cause ni sujet que la religion et conscience ? Les offices et maistrises ecclesiastiques sont toutes autres que les politiques ; elles tendent a diverses fins et par divers moyens. Amarias, disoit Josaphat, presidera es choses qui appartiennent a Dieu ; Zabadias, filz d'Ismaël, qui est duc en la mayson de Juda, sera sur les œuvres qui appartiennent a l'office du Roy. Ce sont donques deux choses. Selon l'ordre politique, les roys et souverains ne devroyent aucun honneur de soubmission a personne, et neanmoins ilz doivent honnorer les pasteurs et prelatz de l'Eglise. Car, comme les magistratz politiques president es choses civiles, aussi font les pasteurs es ecclesiastiques ; et le mot de pasteur porte aussi bien son respect que celuy de roy, quoy que ce ne soit par l'ordre politique.
Disons un mot de l'honneur deu aux Saintz : quelle condition defaut-il aux habitans de ceste heureuse Hierusalem pour ne devoir estre honnorés par nous autres mortelz ? Pour vray, le moindre d'eux excelle de beaucoup le premier d'entre nous (comme Nostre Seigneur dit de saint Jean) ; ilz sont nos superieurs couronnés de gloire, constitués sur tous les biens de leur Seigneur, amis indubitables et plus proches courtisans d'iceluy, qui partant nous doivent estre tres honnorés aussi bien qu'a David. Ilz sont nos citoyens et patriottes, jointz avec nous par beaucoup plus de charité que nous ne sommes entre nous autres. Quelle rayson donques y [10] peut-il avoir pour ne les honnorer pas ? Certes, quand nous n'aurions autre communion avec eux que la seule charité, puysqu'ilz nous devancent en tant de perfections, ce seroit asses pour les nous rendre honnorables. On ne peut invoquer celuy avec lequel on n'a point d'accointance ni de commerce, ou qui ne nous entend pas ; mays on le peut bien aymer, par consequent honnorer, car l'un ne va pas sans l'autre. Mais cest honneur deu aux Bienheureux ne peut estre que conscientieux et religieux ; il n'est donques pas vray qu'il ne faille donner aucun honneur que politique aux creatures.
Voyla le dire de mon ennemy asses desfait : je vay maintenant proposer la verité par ordre. Il y a honneur souverain et subalterne : l'un et l'autre doit estre rendu a Dieu, mays en differente façon ; car l'un luy doit estre porté, et l'autre rapporté.
1. L'hommage ou honneur souverain, absolu et premier, vise immediatement a Dieu, et luy doit estre porté a droit fil ; il n'a point d'autre propre objet que Dieu, ni Dieu ne peut estre purement et simplement objet d'autre honneur que de celuy la, pour la proportion que l'honneur et son objet doivent avoir ensemble. Le souverain honneur n'est que pour la souveraine excellence ; qui l'addresseroit ailleurs seroit inepte et idolatre.
2. Autant inepte seroit celuy qui voudrait porter a Dieu un honneur subalterne, car il n'y a non plus de proportion entre cest honneur la et Dieu, qu'entre la creature et l'honneur souverain ; et comme l'honneur souverain ne peut avoir pour objet qu'une excellence souveraine, aussi l'honneur subalterne ne peut avoir pour objet que l'excellence subalterne. Dire donques qu'il faut honnorer Dieu d'autre honneur que du souverain, c'est dire que l'excellence divine est autre que souveraine, [11] puysque l'honneur n'est autre que la protestation de l'excellence de celuy qu'on honnore, comme nous dirons sur la fin de ceste defense. Donques honnorer une creature d'un souverain honneur, c'est protester qu'elle a une souveraine excellence, qui est une bestise ; honnorer Dieu d'un honneur subalterne, c'est protester que son excellence est subalterne, qui est une autre bestise. Tant s'en faut, donques, que ce soit idolâtrie de donner aucun honneur religieux aux creatures, qu'au contraire il y a un honneur religieux qui ne se peut donner qu'aux creatures, et seroit blaspheme de le porter a Dieu : c'est l'honneur subalterne qu'on doit aux Saintz et aux personnes ecclesiastiques, duquel j'ay parlé ci devant.
3. Et neanmoins cest honneur subalterne qui ne peut estre porté a ceste souveraine excellence, luy peut tousjours et doit estre rapporté, comme a sa source et a son origine ; il faut qu'il soit reconneu d'icelle et de son fief, appartenance et dependance. Ainsy n'est-il pas dit que les Bienheureux mettent leurs couronnes sur la teste de Celuy qui est assis au throsne, car a la verité elles seroyent trop petites et de ridicule proportion pour ceste grande majesté ; mais ilz les jettent aux piedz d'Iceluy, en reconnoissance que c'est de luy et de sa volonté qu'ilz les tiennent. Ilz ne luy portent pas l'honneur qu'ilz tiennent de luy, mais le luy rapportent par le moyen d'un autre infiniment plus grand qu'ilz luy portent, le reconnoissans pour leur principe et createur. Et comme on void tout l'honneur des magistratz inferieurs se rapporter et reduire a l'authorité souveraine du Prince, ainsy tout l'honneur des hommes et des Anges se reduit et rapporte a la gloire de ce supreme principe d'ou tout depend. Et en ceste sorte est-il vray qu'au seul Dieu immortel, invisible, soit honneur et gloire, laissant au reste a part ce qui se pourroit dire touchant ceste proposition apostolique, Au seul Dieu soit honneur et gloire, a sçavoir : si l'Apostre veut dire qu'honneur et gloire ne doit estre baillé qu'a Dieu seul, ou s'il veut plustost dire qu'honneur et gloire [12] ne doit estre baillé a aucun Dieu qui ayt des autres dieux pour compaignons, mais a ce Roy immortel, invisible, qui seul est Dieu.
De tout ce discours s'ensuit qu'on peut bien honnorer religieusement quelques creatures, et néanmoins donner tout honneur et gloire a un seul Dieu, qui est un fondement general pour tout mon advertissement
Or je dis de plus, que non seulement on peut donner honneur et gloire a Dieu seul et tout ensemble a quelque creature, comme a la Croix, mays que pour bien rendre a Dieu l'honneur qui luy est deu il est force d'honnorer religieusement quelques creatures, et particulirement la Croix ; c'est a dire que pour bien honnorer Dieu, non seulement l'on peut, mais l'on doit honnorer la Croix : et c'est l'autre fondement de ma Defense, lequel se prouvera par beaucoup de raysons particulieres, mais en voyci la source et l'origine.
Si l'on doit quelque honneur a Dieu, c'est sans doute le plus excellent. Mays le plus excellent honneur est celuy par lequel on honnore tant une chose, que pour son respect on honnore encor toutes ses appartenances et dependances, selon les degrés qu'elles tiennent en ce rang. Partant, l'honneur deu a Dieu doit estre tel, que non seulement il en soit honnoré premierement et principalement, mais aussi consequemment toutes les appartenances d'iceluy. Or, que le plus excellent honneur soit celuy qui s'estend a toutes les appartenances de la chose honnoree, je ne sçai qui le peut nier, sinon celuy qui [13] aura juré inimitié a la rayson et nature. L'honneur doit estre mesuré par son objet qui est la perfection et excellence ; mays plus une excellence est parfaitte, ou une perfection excellente, plus elle se communique a tout ce qui luy appartient ou depend d'elle ; plus donques un honneur est excellent, plus s'estend-il et communique a toutes les appartenances de son objet. Nous honnorons jusques aux plus simples appartenances des princes et roys, parce que nous honnorons beaucoup leurs personnes ; mays nous ne tenons pas ce respect a l'endroit des personnes que nous honnorons moins. Aussi appelle-on les plus honnorables, excellens, illustres et tres clairs ; car, comme la lueur, splendeur et clairté s'espand et communique a tout ce qui l'approche, et plus elle est grande plus elle s'espand et plus loin, ainsy plus l'honneur d'une chose est grand et plus il rend honnorables ses appartenances, selon le plus et le moins qu'elles l'attouchent. Ainsy David tire en consequence l'honneur deu a l'Arche de l'alliance, de la sainteté de Dieu, duquel elle estoit le marchepied, comme quelques uns ont remarqué. Et saint Jean, au contraire, par l'estat qu'il fait d'une des moindres appartenances de Nostre Seigneur, monstre combien il en honnoroit la personne. Je ne suis pas digne, disoit-il, de porter ses soliers, ou d'en deslier les attaches. D'ou peut venir cest honneur des soliers sinon de l'esclat de la personne a qui ilz estoyent, qui rend saint Jean respectueux et reverend jusques a l'endroit de si peu de chose ? Ainsy l'honnorable opinion que ces premiers Chrestiens avoyent de saint Pierre et saint Paul les rendoit honnorables jusques aux ombres et mouchoirs d'iceux, qu'ilz estimoyent moyens sortables a leurs guerisons.
Mais le trait de l'Escriture est sur tout remarquable pour nostre intention, quand il est dit que le nombre des croyans croissoit en sorte qu'ilz portoyent les malades en des places, sur les lictz, a fin qu'au moins l'ombre de saint Pierre les couvrist. Voyes-vous comme l'accroissement de la foy et de l'honneur de Jesus Christ fait croistre l'honneur et [14] estime de ses Saintz et de ce qui depend d'eux ? Ainsy saint Gregoire de Tours voulant raconter un miracle que je reciteray ci apres, il y fait ceste preface : « En ce tems ci Jesus Christ est aymé d'une si grande dilection par une entiere foy, que de celuy, la loy duquel les peuples fidelles retiennent es tables de leur cœur, ilz en affigent aussi par les eglises et maysons l'image, peinte en des tableaux visibles, pour une remembrance de vertu. »
C'est bien une autre philosophie que celle des novateurs qui, pour mieux honnorer Jesus Christ, selon leur advis, rejettent les croix, images, reliques et autres appartenances d'iceluy, ne voulans qu'aucun honneur leur soit donné, par ce, disent-ilz, que Dieu est jaloux. Pauvres et morfondus theologiens aquilonaires, qui imaginent en Dieu la sotte et miserable jalousie qu'ilz ont a l'adventure eux mesmes de leurs femmes. Se moqueroit-on pas de la jalousie de celuy qui ne voudroit que sa femme aymast ni honnorast aucun autre que luy, ni parens, ni amis, ni ceux auxquelz luy mesme feroit honneur et reverence ? Seroit-ce pas une jalousie desreglee, puysque l'honneur et l'amour qu'une femme doit a son mari l'oblige d'aymer et honnorer tous ceux qui l'attouchent ? Certes la jalousie touche principalement a l'amour. Or Dieu, quoy qu'extremement jaloux, non seulement permet, mais commande que nous aymions les creatures, avec ceste seule condition que ce soit pour l'amour de luy. Pourquoy seroit-il jaloux de nous voir honnorer les mesmes creatures a mesme condition, puysqu'il n'est jaloux de son honneur que comme d'une dependance de son amour ? Au contraire, comme la jalousie de Dieu requiert que nous l'aymions tant et si parfaitement que pour l'amour de luy nous aymions [15] encor les creatures, aussi veut-il que nous l'honnorions tant que pour son honneur nous honnorions encor les creatures. Ainsy punit-il Osa du peu de respect qu'il avoit porté a l'Arche de l'alliance. Mays quelle jalousie pourroit avoir le soleil ou le feu de voir qu'on tint pour plus lumineux et chaud ce qui les approcheroit de plus pres ? Ne se tiendroyent-ilz pas pour beaucoup plus mesprisés si l'on disoit le contraire, les privans de la vigueur qu'ilz ont de respandre et communiquer leurs belles qualités ? Aussi, tant s'en faut que Dieu soit jaloux si l'on attribue quelque vertu excellente ou sainteté, et par consequent quelque honneur, aux creatures, que plustost seroit-il jaloux si on la leur levoit, puysque on le priveroit d'une des principales proprietés de sa bonté, qui est la communication. La jalousie raysonnable desire deux choses, a sçavoir : l'amitié deuë, et la privation de tout compaignon en icelle. Or, seroit-ce refuser a Dieu l'honneur et l'amour qui luy est deu, si on ne l'aymoit et honnoroit si parfaitement, que par la l'on n'aymast et honnorast encores toutes les choses qui luy appartiennent, chacune en son rang et degré. Cela offenseroit d'un costé sa jalousie, ainsy que ce seroit offenser un roy, si sous pretexte de l'honnorer on ne tenoit conte de sa couronne, de son sceptre, de sa cour. Par contraire rayson, ce seroit offenser Dieu et sa [16] jalousie, qui priseroit, aymeroit ou honnoreroit autre chose que sa divine Majesté d'honneur egal et pareil a celuy qui luy est deu ; comme le sujet et vassal offenseroit son souverain, de prester fidelité et hommage, de mesme sorte et façon que celle qu'il luy doit, a quelque autre seigneur ou prince.
Les schismatiques de nostre aage offensent la jalousie de Dieu en la premiere façon, luy baillans un honneur si sterile et chetif qu'il n'en produise aucun autre pour les choses qui appartiennent a sa divine grandeur. Les payens et idolatres offensent la jalousie de Dieu en la seconde sorte ; car ilz donnent pareil et semblable honneur aux creatures que celuy qui est deu a Dieu seul, puysque multiplians les divinités ilz multiplient encor la gloire qui est incommunicable. Mais l'Eglise cheminant par le droit milieu de la vente, sans pencher ni a l'une ni a l'autre des extremités, donne a Dieu un honneur supreme, souverain et unique ; fertile neanmoins et fecond, et qui en produit plusieurs autres pour les choses saintes et sacrees, qui est contre les schismatiques et contre les payens et idolatres. Tous ces honneurs, reverences et respectz qu'elle porte aux creatures, pour excellentes qu'elles soyent, ne sont que subalternes, inferieurs, finis et dependans, qui tous se rapportent, comme a leur source et origine, a la gloire d'un seul Dieu, qui en est le souverain Seigneur et principe.
J'ay voulu prendre l'air de mon discours de si loin pour bien descouvrir l'estat et le vray point du different que j'ay avec l'autheur du petit traitté contre lequel je fais ceste Defense, lequel a mon advis est cestuy cy : Si ainsy est que la Croix soit une appartenance religieuse de Jesus Christ, luy doit-on attribuer quelque honneur [17] ou vertu dependante et subalterne ? Et par les fondemens generaux que j'ay jettés cy devant il appert asses de la verité de la foy Catholique touchant ce point ; et neanmoins, toute ceste Defense n'est employee a autre qu'a la confirmer et faire des preuves particulieres de cest article : Qu'il faut attribuer honneur et vertu a la Croix.
Voyla tout le dessein de ces quattre livres, lesquelz ayans esté dressés pour vostre usage, mes tres aymés et tres honnorés Freres et Seigneurs en Jesus Christ crucifié, j'ay encor a vous dire certaines choses avant que vous entries en la lecture d'iceux. [18]
I. Que mon adversaire ayant fait un amas d'inepties et mensonges en son traitté, sans aucun ordre ni disposition, il m'a semblé que je devois retirer toutes ces pieces l'une apres l'autre, et considerer ou elles se pouvoyent rapporter, et en faire comme quattre monceaux : l'un de ce qui touchoit au deshonneur de la vraye Croix, l'autre a celuy des images de la vraye Croix, le troysiesme de ce qui touchoit au signe d'icelle, et le quattriesme de ce qui estoit dit contre la Croix generalement. Ce que j'ay fait, et ay observé le meilleur ordre que j'ay peu a respondre a tout cela piece a piece, pour faire que ceste Defense fust non seulement une response a ce traitté-la, mays encor un discours bien rangé pour le sujet de l'honneur et vertu de la Croix. Si ay-je quelquefois rompu mon chemin pour rechercher mon adversaire par tout ou il s'alloit desrobbant devant la verité. Il est malaysé de tenir posture avec celuy qui escrime de seule rage, sans regle ni mesure.
II. Je proteste aussi que si j'eusse jugé les simples gens qui sont deceuz ou nourris en leurs abus par le traitté de mon adversaire et autres semblables, autant
indignes de compassion et secours que le traitté de response, je n'eusse jamais dressé cest advertissement ; [19] car le traitté n'est rien qui vaille, ce n'est pas seulement un mensonge bien agencé. Mays affin que je paye en contant l'approbation que je desire de vous) touchant ce jugement, sans attendre que vous ayes leu tout mon advertissement (qui peut estre n'obtiendra pas ceste grace de vous que vous y employies beaucoup de tems), je vous veux mettre devant quelques pieces de ce beau traitté, affin que vous voyies que peut valoir le tout. Le tout n'est que de 62 petites pages : en la premiere il n'y a que le tiltre, lequel pour bon commencement est du tout mensonger, car il porte le nom « de la vertu de la [20] Croix et de la maniere de l'honorer », et le traitté n'est employé a autre qu'a persuader la Croix estre inutile et indigne d’honneur. Et quant au reste il l'enrichit de ces belles propositions :
1. Qu'il faut « concevoir la toute-puissance de Dieu par ce qui nous apparoist de la volonté d'icelui, suivant ce qui est dit au Pseaume : Dieu a fait tout ce qu'il a voulu. » Pour Dieu, quel blaspheme, que Dieu ne puisse sinon ce qu'il a declairé vouloir ; mays au contraire, Dieu n'a onques declairé qu'il voulust qu'un chameau entrast par le trou d'une aiguille, ou que les enfans d'Abraham fussent suscités des pierres, et toutefois il le peut faire, ainsy que l'Escriture temoigne. Et est vray que Dieu a fait tout ce qu'il a voulu, et peut tout ce qu'il veut ; mays c'est une bestise de dire qu'il veut tout ce qu'il peut, ou qu'il ne peut [21] que ce qu'il a declairé vouloir. Il peut bien mettre cent mille millions de mondes en estre, empescher les scandales et blasphemes, et toutefois il ne le fait pas ; et sans avoir declairé de le vouloir faire il ne laisse pas de le pouvoir faire. Certes Dieu est tout puissant, mais il n'est pas tout voulant. Lises le docte Feuardent en ses Dialogues, ou il remarque ce blaspheme des novateurs, entre plusieurs autres.
2. Que Jesus Christ a « beu la coupe de l'ire de Dieu » et que « ses souffrances sont infinies. » C'est le blaspheme de Calvin qui dit que Jesus Christ eut crainte pour le salut de son ame propre, redoutant la malediction et ire de Dieu ; car a la verité aucune peyne ne peut estre infinie, ni aucun ne peut boire la couppe de l'ire de Dieu, pendant qu'il est asseuré de son salut et de la bienveuillance de Dieu. C'est donq le mesme de dire que Jesus Christ a beu la couppe de l'ire de Dieu et a souffert des peynes infinies, et dire qu'il a eu crainte pour le salut de son ame : or la crainte presuppose probabilité en l'evenement du mal que l'on craint : si donques Nostre Seigneur eut crainte de son salut, il eut par consequent probabilité de sa damnation. De mesme, avoir beu la couppe de l'ire de Dieu ne veut dire autre sinon d'avoir esté l'objet de l'ire de Dieu : si donques Nostre Seigneur a beu la couppe de l'ire de Dieu, il a esté l'objet de l'ire [22] de Dieu. Item, souffrir des peynes infinies presuppose la privation de la grace de Dieu, principalement si on parle des peynes temporelles telles qu'il faut confesser avoir esté celles de Jesus Christ : si donques Jesus Christ a souffert des peynes infinies, quoy que temporelles, il aura esté privé de la grace de Dieu ; qui sont parolles desquelles le blaspheme mesme auroit honte, et neanmoins c'est la theologie du traitteur. Faire voir le blaspheme, c'est asses le refuter.
3. Et ceste proposition n'est-elle pas blasphematoire : « Le nom de Dieu, de la Trinité, des Anges et Prophetes, le commencement de l'Evangile de sainct Jean... et le signe de la Croix... ne sont pas choses simplement recevables... » ? Qu'est-ce donques qui sera recevable ?
4. C'est de mesme quand il allegue pour inconvenient que « Nostre Dame ayt esté compagne des souffrances de nostre Sauveur » ; car pour vray, si elle n'a esté compagne de ses souffrances, elle ne le sera pas de ses consolations ni de son paradis.
Je sçay qu'un bon excusant pourroit tirer toutes ces propositions a quelque sens moins inepte que celuy qu'elles portent de prime face, mais il feroit tort au traitteur qui l'entend comme il le dit ; et n'est pas raysonnable que l'on reçoive a aucune sorte d'excuse celuy, lequel va pinçant par le menu tous les motz des hymnes et oraisons ecclesiastiques, pour les contourner a mauvais sens, contre la manifeste intention de l'Eglise. Voyla un eschantillon de ses blasphemes ; en voyci un autre de ses mensonges :
1. Les Anciens, dit-il, faisoyent la Croix de peur d'estre descouvertz ; et tout incontinent apres, il dit qu'ilz « faisoient ouvertement ce signe pour monstrer qu'ils n'en avoient point honte... » Ou l'un, ou l'autre est mensonge. [23]
2. « Sainct Hierosme, » dit-il, parlant du Thau mentionné au IXe chapitre d'Ezechiel, « laissant le charactere dont a usé le Prophete, a recherché le charactere des Samaritains... » C'est un mensonge ; car au contraire, saint Hierosme n'allegue le Thau des Samaritains que pour rechercher celuy dont le Prophete et les anciens Hebreux usoyent.
3. Il fait dire au placquart que saint Athanase a escrit « que Dieu a fait predire le signe de la Croix par Ezechiel ; » chose fausse.
4. Il fait dire a saint Athanase « qu'apres la venue de la Croix toute adoration des images a esté ostee... » C'est une fauseté ; car saint Athanase ne parle pas des images, mais des idoles.
5. Il dit que « Constantin le Grand fut le premier qui fit des croix d'estoffe. » Mays Tertullien, Arnobe et Justin le Martyr sont tesmoins irreprochables que c'est une fauseté. (Voyes le IIe chapitre de nostre second Livre.)
6. Il allegue le « huictieme livre d'Arnobe », qui n'en a fait que sept.
7. Il dit « la resolution du plaquard » estre que « la Croix doit estre adoree de latrie ; » dequoy le placquart ne dit mot.
8. Il dit que saint « Athanase, és questions à Antiochus, atteste que les Chrestiens n'adoroient la Croix », la ou ce docteur dit tout le contraire.
9. Mais est-il pas playsant quand il attribue une certaine vieille rime françoise aux Heures de l'usage de [24] Rome ? Pour vray, un si grand nombre d'impertinences manifestes, avec cent autres telles (que je n'ay voulu cotter par le menu), en si peu de besoigne comme est le traitté, me fait croire que l'autheur ne peut estre sinon quelque arrogant pedant, ou quelque ministre hors d'haleyne et morfondu, ou si c'est quelque homme d'erudition, la rage et passion luy en aura levé l'usage ; et de vray il fit ceste besoigne fort a la haste, et ne se bailla gueres de loysir apres la sortie des placquars.
III. La troisiesme chose que je vous diray sera la rayson que j'ay eue d'entreprendre ceste response, et c'est l'occasion que mon adversaire pretend avoir eue de dresser un traitté. Or il la propose luy mesme en ceste sorte : « Necessité nous est imposee de parler de l'abus insupportable commis touchant la Croix, afin que tous apprennent comment il se faut munir contre le poison de l'idolatrie que le diable vient à vomir derechef en ce temps et en ce voisinage, se servant du bastellage de certains siens instrumens qui, et par paroles et par escrits, taschent à rebastir l'idolatrie, comme les murs de Jericho qui par la voix des trompettes de Dieu sont tombez, dés bon nombre d'annees en ces quartiers. Nous estimons que ceux qui ont ici apporté et divulgué les deux escrits qu'ils font voler en forme de plaquars, ont voulu faire plorer et gemir plusieurs bons Chrestiens d'entre nous. » Il parle de l'Oraison des Quarante Heures qui se fit au village d'Annemasse, l'annee MDXCVII, ou accourut un nombre incroyable de personnes, et entre autres la Confrerie des penitens d'Annessi, aisnee de toutes les autres de Savoye ; laquelle, quoy qu'esloignee d'une journee, sçachant que l'on avoit a dresser une grande croix sur le haut d'un grand chemin tirant vers Geneve, pres d'Annemasse, se trouva a fort bonne heure en l'eglise, ou les Confreres ayans communié de la main de Monseigneur le Reverendissime Evesque, elle le suivit aussi a la procession pour faire la [25] premiere heure de l'Oraison, avec la procession de Chablais, en laquelle il y avoit desja grand nombre de nouveaux convertis, qui furent comme les primices de la grande moisson que l'on a recueillie de ce mesme païs et du païs de Ternier. Or, sur le soir, les Confreres d'Annessi revenans devotement en l'oratoire chargerent sur leurs espaules la croix, laquelle des le matin avoit esté apprestee et benie, et s'acheminerent avec icelle asses loin de la au lieu ou elle devoit estre plantee, chantans sous ce doux fardeau, avec une voix pleine de pieté, l'hymne Vexilla regis prodeunt, ayans tous-jours aupres d'eux Monseigneur le Reverendissime suivi d'une tres grande trouppe de peuple. Estans arrivés au lieu destiné, et le saint Estendart arboré, le Reverend Pere Esprit de Baumes (lequel avec le Pere Cherubin de Maurienne et le Pere Antoyne de Tournon, Capucins, faisoyent les predications des Quarante Heures), estant monté pres de la croix, fit une bonne et courte remonstrance touchant l'honneur et erection des croix, après laquelle l'on distribua plusieurs feuilles imprimees, sur le mesme sujet, dressees par quelque bon religieux. Puys tous les Confreres, ayans receu la benediction de Monseigneur l'Evesque et a son imitation baysé devotement la croix, prirent en bon ordre et silence le chemin de leur retour a Annessi. Saint et devot spectacle, et qui tira les larmes des yeux des plus secz qui le virent.
L'autheur du traitté sceut comme toutes ces choses s'estoyent passees, et eut communication des feuilles qu'on avoit distribuees, et ce fort aysement ; car tout avoit esté fait aux portes de la ville [de] Geneve, c'est a dire une petite lieuë pres d'icelle. C'est cela qui l'eschauffa a faire ce beau traitté, voyant que non seulement les paroles et les escritz, mays aussi ces grans exemples de pieté dissipoyent les nuages et brouillas que ceux de son parti avoyent opposés a la blanche clairté de la Croix pour en empescher la vraye veuë, et a cuydé pouvoir encor troubler l'air et offusquer les yeux des simples gens par son traitté. Au contraire, estant [26] des plus anciens confreres de la sainte Croix, et m'estant trouvé en toutes ces actions de pieté, je me sens redevable d'en soustenir la justice et bon droit. Cependant c'est une imposture ce que dit le traitteur, l'honneur et reverence de la Croix (qu'il nomme faussement idolatrie) avoir esté abattue au lieu ou ces Quarante Heures furent celebrees et ces placquars divulgués, car l'exercice Catholique y a tousjours esté maintenu a la barbe de l'heresie, avec un aussi grand miracle comme est celuy par lequel Dieu contient le vaste et fluide element de l'eau dedans les bornes et limites qu'il luy a assignees, qui ne se peuvent outrepasser. Car ainsy a-il borné la maladie chancreuse de l'heresie en certain coin de ce diocese, en sorte qu'elle n'a peu ronger sur aucune autre partie de ce cors. Dequoy tous tant que nous sommes des membres d'iceluy devons rendre graces immortelles a la Bonté celeste, sans laquelle nous pouvons bien dire que ceste eau maligne nous eust abismés.
IV. J'ay encor a vous dire pour la quattriesme chose, que, ne sçachant qui est l'autheur du traitté auquel je fais response et m'estant force de l'alleguer souvent, j'ay pris congé de me servir du nom de traitteur, lequel je n'emploie qu'a faute d'autre plus court ; et cependant je n'ay voulu user d'aucunes injures ni invectives mordantes, comme il a fait, ma nature n'est point tournee a ce biais. Mais aussi n'ay-je pas voulu tant affecter la douceur et modestie que je n'aye laissé lieu a la juste liberté et naïfveté de langage. Et si mon adversaire se fust nommé, peut estre me fussé-je contraint a quelque peu plus de respect ; mais puysque je ne sçay ni n'ay occasion de sçavoir que ce soit autre qu'un je ne sçay qui, je ne me sens obligé de le supporter aucunement en son insolence. Or je me nomme au contraire, non pour l'obliger a aucun respect (car a l'adventure que le rang [27] auquel je suis en ceste Eglise Cathedrale le mettra en humeur de me traitter plus mal), mais affin que s'il est encor a Geneve, d'ou son traitté est sorti, il sçache ou il trouvera son respondant s'il a quelque chose a demesler avec luy touchant ce different ; l'asseurant qu'il ne me trouvera jamais que très bien affectionné a son service par tout ou il ne sera pas mal affectionné au Crucifix et a la Croix.
Au reste c'est a vous, Messieurs mes Confreres, que j'addresse mon advertissement, non que je ne souhaitte qu'il soit leu de plusieurs autres, mais, parce que vous vous estes dediés par une particuliere devotion a l'honneur du tres saint Crucifix et de sa Croix, vous estes aussi obligés de sçavoir plus particulierement rendre conte et rayson de cest honneur. Et puysque vous estes tous liés en une sainte societé, et que les devotes actions des Confreres d'Annessi ont baillé en partie sujet a l'escarmouche que je soustiens, les loix de nos alliances spirituelles requierent qu'un chacun de vous contribue a mon secours. Et affin que les armes vous fussent plus a commodité, je vous en ay appresté autant qu'il m'a esté [28] possible en ces quattre livres : lesquelles, si elles ne sont ni dorees ni riches d'aucune belle graveure, je vous prieray de l'attribuer plustost a ma pauvreté que non pas a chicheté. Et toutefois je cuyde avoir fait ce que j'avois a faire, qui n'estoit autre que de respondre au traitteur en ce qui touchoit la Croix. Je laisse tout le reste comme hors de propos, et ne fais que cela.
Si trouveres-vous encor icy quelques belles pieces de poesie et versions des vers des anciens Peres que je cite, lesquelles sont parties de la main de Monsieur nostre President de Genevois, AntoyneFavre, l'une des plus riches ames et des mieux faittes que nostre aage ayt portées, et qui par une rare condition sçait extremement bien assortir l'exquise devotion dont il est animé avec la singuliere vigilance qu'il a aux affaires publiques. Voulant donq employer ces vers anciens, ne sçachant ou rencontrer un plus chrestien et sortable traducteur pour des autheurs si saintz et graves comme sont ceux que je produis, je le priay de les faire françois ; ce qu'il fit volontiers, et pour le service qu'il a voué a la Croix, et pour l'amitié fraternelle que la divine Bonté comme maistresse de la nature a mise si vive et parfaitte entre luy et moy, nonobstant la diversité de nos naissances et vacations, et l'inegalité en tant de dons et graces que je n'ay ni possede sinon en luy.
Combattons, Messieurs, tous ensemble sous la tres [29] sainte enseigne de la Croix, non seulement crucifians la vanité des raysons heretiques par l'opposition de la sainte et saine doctrine, mais crucifians encor en nous le viel Adam avec toutes ses concupiscences : affin que renduz conformes a l'image du Filz de Dieu, lhors que cest Estendart de la Croix sera planté sur les murailles de la Hierusalem celeste, en signe que toutes les richesses et magnificences d'icelle seront exposees au butinement de ceux qui auront bien combattu, nous puissions avoir part a ces riches despouïlles que le Crucifix promet pour recompense a la violence de ses soldatz, qui est le bien de l'heureuse immortalité. [30]
La croix et son nom estoit horrible et funeste, jusqu'à ce que le Filz de Dieu, voulant mettre en honneur les peynes et travaux et le crucifiement, sanctifia premierement le nom de croix, si que en l'Evangile il se trouve presque par tout en une signification honnorable et religieuse : Qui ne prend sa croix, disoit-il, et ne vient apres moy, n'est pas digne de moy. Donques le mot de croix, selon l'usage des Chrestiens, signifie par fois les peynes et travaux necessaires pour obtenir le salut, comme au lieu que je viens de citer ; par fois aussi, il signifie une certaine sorte de supplice duquel on chastioit jadis les plus infames malfaiteurs ; et autres fois, l'instrument ou gibbet sur lequel ou par lequel on exerçoit ce tourment. [31]
Or, je parle icy de la croix en ceste derniere façon, et non pour toutes sortes d'instrumens de supplice, mays pour celuy-la particulier sur lequel Nostre Seigneur endura. Entendes donques tous-jours quand je parleray de la Croix, de sa vertu et de son honneur, que c'est de celle de Jesus Christ de laquelle je traitte : donq j'admire le traitteur qui presuppose que nous separions la Croix de Jesus Christ d'avec Jesus Christ mesme, sans aucune dependance d'iceluy. Si que, voulant monstrer que les passages des anciens Peres cités es placquars ne sont pas bien entenduz, il parle en ceste sorte : « Quelques passages des Anciens y sont alleguez, mais hors et bien loin du sens des autheurs ; car, quand les Anciens ont parlé de la Croix, ils n'ont pas entendu de deux pieces traversantes l'une sur l'autre, ains du mystere de nostre redemption, dont le vray sommaire et accomplissement a esté en la Croix, mort et passion de Jesus Christ ; et cest equivoque ou double signification de croix, n'estant apperceuë par les sophistes, fait qu'ils errent et font errer. » Voyla un bien temeraire juge de nostre suffisance, qui croit qu'une distinction si aysee et frequente nous soit inconneuë. Je laisse ce qu'en dient les doctes Bellarmin, lib. II. de Imag., cap. XXIV, ad. 3, et Justus Lipsius, lib. I. de Cruce ; mais le seul Calepin en fait la rayson. Or est-il certain que deux pieces de bois, de pierre, ou de quelqu'autre matiere, traversantes l'une a l'autre font une croix, mays elles ne font pas pour cela la Croix de Jesus Christ, de laquelle seule, et non d'aucune autre, les Chrestiens font estat.
Les Peres donq parlent bien souvent du tourment et de la crucifixion de Nostre Seigneur, mays ilz parlent bien souvent aussi de la vertu et de l'honneur de la Croix, sur laquelle ceste crucifixion a esté faitte. Et ne sçai si le traitteur trouvera jamais au Nouveau Testament que le mot de croix soit pris immediatement et principalement pour le supplice de la crucifixion, au moins quant aux passages qu'il cite a ceste intention.
« Que par le sang de la Croix de Christ nostre paix a [32] sans scrupule ? c'estoit bien recevoir sa mission a bon escient. Nostre Seigneur mesme, qui estoit le Maistre, ne voulut il pas estre receu de Simeon qui estoit prestre, comm'il appert en ce quil benit Nostre Dame et Joseph, par Zacharie prestre, et par saint Jan ; et mesmes pour sa Passion, qui estoit l'execution principale de sa mission, ne voulut il pas avoir le tesmoignage prophetique du grand Prestre qui estoit pour lhors ? 4. Et c'est ce que saint Pol enseigne, quand il ne veut que personne s'attribue l'honneur pastoral sinon celuy qui est appelle de Dieu, comm'Aaron : car la vocation d'Aaron fut faitte par l'ordinaire, Moyse, si que Dieu ne mit pas sa sainte parole en la bouche de Aaron immediatement, mays Moyse, auquel Dieu fit ce commandement : Parle a luy, et luy metz mes paroles en sa bouche ; et je seray en ta bouche et en la sienne. Que si nous considerons les paroles de saint Pol, nous apprendrons mesme, 5. que la vocation des pasteurs et magistratz ecclesiastiques doit estre faite visiblement ou perceptiblement, non par maniere d'enthousiasme et motion secrette : car voyla deux exemples quil propose ; d'Aaron, qui fut oint et appellé visiblement, et puys de Nostre Seigneur et Maistre, qui, estant sauverain Pontife et Pasteur de tous les siecles, ne s'est point clarifié soy mesme, c'est a dire, ne s'est point attribué l'honneur de sa sainte prestrise, comme avoit dict saint Pol au paravant, mays a esté illustré par Celuy qui luy a dict : Tu es mon Filz, je t'ay engendré au jourdhuy, et, Tu es prestr'eternellement, selon l'ordre de Melchisedech. Je vous prie, penses a ce trait. Jesus Christ est sauverain Pontife selon l'ordre de Melchisedec : s'est il ingeré et poussé de luy mesme a cest honneur ? non, mays y a esté appellé. Qui l'a appellé ? son Pere Eternel. Et comment ? immediatement et mediatement tout ensemble : immediatement, en son Baptesme et en sa Transfiguration, avec ceste voix : Cestuyci est mon Filz bien aymé auquel j'ay pris mon bon playsir, escoutes le ; mediatement, par les [33] Prophetes, et sur tout par David es lieux que saint Pol cite a ce propos des Psalmes : Tu es mon Filz, je t'ay engendré aujourdhuy, Tu es prestr'eternellement, selon l'ordre de Melchisedec. Et par tout la vocation est perceptible : la parole en la nuëe fut ouÿe, et en David ouÿe et leüe ; mais saint Pol, voulant monstrer la vocation de Nostre Seigneur, apporte les passages seulz de David, par lesquelz il dict Nostre Seigneur avoir esté clarifié de son Pere, se contentant ainsy de produyre le tesmoignage perceptible, et faict par l'entremise des Escritures ordinaires et des Prophetes receuz.
Je dis, 3., que l'authorité de la mission extraordinaire ne destruict jamais l'ordinaire, et n'est donnee jamais pour la renverser : tesmoins tous les Prophetes, qui jamais ne firent autel contr'autel, jamais ne renverserent la prestrise d'Aaron, jamais n'abolirent les constitutions sinagogiques ; tesmoin Nostre Seigneur, qui asseure que tout royaume divisé en soymesme sera désolé, et l'une mayson tumbera sur l'autre ; tesmoin le respect quil portait a la chaire de Moyse, la doctrine de laquelle il vouloit estre gardëe. Et de vray, si l'extraordinaire devoit abolir l'ordinaire, comment sçaurions nous quand, a qui, et comment, nous nous y devrions ranger ? Non, non, l'ordinaire est immortelle pendant que l'Eglise sera ça bas au monde : Les pasteurs et docteurs quil a donnés une fois a l'Eglise doivent avoir perpetuelle succession, pour la consummation des Saintz, jusques a ce que nous nous rencontrions tous en l'unité de la foy, et de la connoissance du Filz de Dieu, en homme parfaict, a la mesure de l'aage entiere de Christ ; affin que nous ne soyons plus enfans, flotans et demenés ça et la a tous vens de doctrine, par la piperie des hommes et par leur rusëe seduction. Voyla le beau discours que faict saint Pol, pour mons trer que si les docteurs et pasteurs ordinaires n'avoient perpetuelle succession, ains fussent sujetz a l'abrogation des extraordinaires, nous n'aurions aussi qu'une foy [34] et discipline desordonnee et entrerompue a tous coupz, nous serions sujetz a estre seduictz par les hommes qui a tous propos se vanteroyent de l'extraordinaire vocation, ains, comme les Gentilz, nous cheminerions (comme il insere apres) en la vanité de nos entendemens, un chacun se faysant accroire de sentir la motion extraordinaire du Saint Esprit : dequoy nostre aage fournit tant d'exemples, que c'est une des plus fortes raysons qu'on puysse præsenter en cest'occasion ; car, si l'extraordinaire peut lever l'ordinair'administration, a qui en laisserons nous la charge ? a Calvin, ou a Luther ? a Luther, ou au Pacimontain ? au Pacimontain, ou a Blandrate ? a Blandrate, ou a Brence ? a Brence, ou a la Reyne d'Angleterre ? car chacun tirera de son costé ceste couverte de la mission extraordinaire. Or la parole de Nostre Seigneur nous oste de toutes ces difficultés, qui a edifié son Eglise sur un si bon fondement, et avec une proportion si bien entendue, que les portes d'enfer ne prævaudront jamais contre elle. Que si jamais elles n'ont prævalu ni prævaudront, la vocation extraordinaire ny est pas necessaire pour l'abolir : car Dieu ne hait rien de ce quil a faict, comment donq aboliroit il l'Eglis'ordinaire pour en faire d'extraordinaires ? veu que c'est luy qui a edifié l'ordinaire sur soymesme, et l'a cimentee de son sang propre.
Je n'ay encor sceu rencontrer parmy vos maistres que deux objections a ce discours que je viens de faire ; dont l'une est tirëe de l'exemple de Nostre Seigneur et des Apostres, l'autre, de l'exemple des Prophetes.
Mays quand a la premiere, dites moy, je vous prie, [35] trouves vous bon qu'on mette en comparaison la vocation de ces nouveaux ministres avec celle de Nostre Seigneur ? Nostre Seigneur avoit il pas esté prophetisé en qualité de Messie ? son tems n'avoit il pas esté determiné par Daniel ? a-il faict action qui presque ne soit particulierement cottëe es Livres des Prophetes et figurëe es Patriarches ? Il a faict changement de bien en mieux de la loy Mosaique, mays ce changement la n'avoit il pas esté prædit ? Il a changé par consequence le sacerdoce Aaronique en celuy de Melchisedech, beaucoup meilleur ; tout cela n'est ce pas selon les tesmoignages anciens ? Vos ministres n'ont point esté prophetisés en qualité de prædicateurs de la Parole de Dieu, ni le tems de leur venue, ni pas une de leurs actions ; ilz ont faict un remuement sur l'Eglise beaucoup plus grand et plus aspre que Nostre Seigneur ne fit sur la Sinagogue, car ilz ont tout osté sans y remettre que certaines ombres, mays de tesmoignages ilz n'en ont point a cest effect. Au moins ne se devroyent ilz pas exempter de produyre des miracles sur une telle mutation, quoy que vous tiries prætexte de l'Escriture ; puysque Nostre Seigneur ne s'en exempta pas, comme j'ay monstré cy dessus, encores que le changement quil faysoit fut puysé de la plus pure source des Escritures. Mays ou me monstreront ilz que l'Eglise doive jamais plus recevoir un'autre forme, ou semblable reformation, que celle qu'y fit Nostre Seigneur ?
Et quand aux Prophetes, j'en voys abusés plusieurs. 1. On pense que toutes les vocations des Prophetes ayent esté extraordinayres et immediates : chose fause ; car il [y] avoit des colleges et congregations de Prophetes reconneuz et advoüés par la Sinagogue, comme on peut recueillir de plusieurs passages de l'Escriture. Il y en avoyt en Ramatha, en Bethel, en Hiericho ou Elisëe habita, en la montaigne d'Ephraim, en Samarie ; Elisëe mesme fut oint par Helie ; la vocation de Samuel fut recogneüe et advouëe par le grand Prestre, et en Samuel recommença le Seigneur a s'apparoistre en Silo, comme dict l'Escriture, qui [36] faict que les Juifz tiennent Samuel comme fondateur des congregations prophetiques. 2. On pense que tous ceux qui prophetisoyent exerceassent la charge de la prædication : ce qui n'estoit pas, comm'il appert des sergens de Saul et de Saul mesme. De façon que la vocation des Prophetes ne sert de rien a celle des hæretiques ou schismatiques, car :
1. Ou ell'estoit ordinaire, comme nous avons monstré cy devant, ou approuvëe du reste de la Sinagogue, comm'il est aysé a voir en ce qu'on les reconnoissoit incontinent, et en faysoit on conte en tous lieux parmi les Juifz, les appellans hommes de Dieu : et a qui regardera de pres l'histoire de cest'ancienne Sinagogue, verra que l'office des prophetes estoit aussy commun entr'eux qu'entre nous des prædicateurs.
2. Jamais on ne monstrera prophete qui voulut renverser la puissance ordinaire, ains l'ont tousjours suyvie, et n'ont rien dict contraire a la doctrine de ceux qui estoyent assis sur la chaire Mosaique et Aaronique ; ains il s'en est trouvé qui estoyent de la race sacerdotale, comme Jeremie, filz d'Helcias, et Ezechiel, filz de Buzi ; ilz ont tousjours parlé avec honneur des Pontifes et succession sacerdotale, quoy quilz ayent repris leurs vices. Isaïe, voulant escrire dans un grand livre qui luy fut monstré, prit Urie prestre, quoy qu'a venir, et Zacharie prophete a tesmoins, comme s'il prenoyt le tesmoignage de tous les prestres et prophetes ; et Malachie atteste il pas que les levres du prestre gardent la science, et demanderont la loy de sa bouche ; car c'est l'ange du Seigneur des armëes ? tant s'en faut que jamais ilz ayent retiré les Juifz de la communion de l'ordinaire.
3. Les Prophetes, combien de miracles ont ilz faictz en confirmation de la vocation prophetique ? ce ne seroit jamais faict si j'entrois en ce denombrement. Mays si quelquefois ilz ont faict chose qui eut quelque visage d'extraordinaire pouvoir, incontinent les miracles se sont ensuyvis : tesmoin Elie, qui dressant un autel en Carmel selon l'instinct quil en avoit eu du Saint [37] Esprit, et sacrifiant, monstra par miracle quil le faisoit a l'honneur de Dieu et de la religion Juifve.
4. En fan, vos ministres auroyent bonne grace silz vouloient s'usurper le pouvoir de prophetes, eux qui n'en ont jamais eu le don ni la lumiere : ce seroit plustost a nous, qui pourrions produire infinité des propheties des nostres ; comme de saint Gregoire Taumaturge, au rapport de saint Basile, de saint Anthoine, tesmoin Athanase, de l'abbé Jan, tesmoin saint Augustin, de saint Benoist, saint Bernard, saint François et mill'autres. Si donques il est question entre nous de l'authorité prophetique, elle nous demeurera, soit elle ordinaire ou extraordinaire, puysque nous en avons l'effect, non pas a vos ministres qui n'en ont jamais faict un brin de preuve : sinon quilz voulussent appeller propheties la vision de Zuingle, au livre inscrit, Subsidium de Eucharistia, et le livre intitulé, Querela Lutheri, ou la prædiction quil fit, l'an 25 de ce siecle, que sil præchoit encor deux ans il ne demeureroit ni Pape, ni prestres, ni moynes, ni clochers, ni Messe. Et de vray, il ny a qu'un mal en ceste prophetie, c'est seulement faute de verité ; car il præcha encor pres de vingt deux, et neantmoins encor se trouve il des prestres et des clochers, et en la chaire de saint Pierre est assis un Pape legitime.
Vos premiers ministres donques, Messieurs, sont de ces prophetes que Dieu defendoit d'estr'ouys parler, [en] Hieremie : Ne veuïlles ouyr les paroles des prophetes qui prophetisent et vous deçoivent ; ilz parlent la vision de leur cœur, et non point par la bouche du Seigneur. Je n'envoÿoys pas les prophetes et ilz couroyent ; je ne parloys pas a eux et ilz prophetisoyent. J'ay ouÿ ce que les prophetes ont dict, prophetisans en mon nom le mensonge, et disans, j'ay songé, j'ay songé. Vous sembl'il pas que ce soyent Luther et Zuingle avec leurs propheties et visions ? ou Carolostade avec sa revelation quil disoit avoir eue pour sa cene, qui donna occasion a Luther d'escrire son livre, Contra cœlestes prophetas ? C'est [38] bien eux, au moins, qui ont ceste proprieté de n'avoir pas estés envoyés ; c'est eux qui prennent leurs langues, et disent, le Seigneur a dict : car ilz ne sçauroyent jamais monstrer aucune preuve de la charge quilz usurpent, ilz ne sçauroyent produyre aucune legitime vocation, et, donques, comme veulent ilz precher ? On ne peut s'enrooler sous aucun capitayne sans l'aveu du prince, et comment fustes vous si promtz a vous engager sous la charge de ces premiers ministres, sans le congé de vos pasteurs ordinaires, mesme pour sortir de l'estat auquel vous esties nay et nourry qui est l'Eglise Catholique ? Ilz sont coulpables d'avoir faict de leur propr'authorité ceste levëe de bouclier, et vous de les avoir suyvis ; dont vous estes inexcusables. || Le bon enfant Samuel, humble, doux et saint, ayant esté apellé par trois fois de Dieu, pensa tousjours que ce fut Heli qui l'eut appellé, et a la 4me seulement s'addressa a Dieu, comm'a celuy qui l'appeloit. Il a semblé par trois foys a vos ministres que Dieu les eust appellé : 1. par les peuples et magistratz, 2. par nos Evesques, 3. par sa voix extraordinaire. Non, non, qu'ilz... || Samuel fut appellé troys fois de Dieu, et selon son humilité il pensoyt que ce fut une vocation d'homme, jusques a tant qu'enseigné par Heli il conneust que c'estoit la voix divine. Vos ministres, Messieurs, produysent trois vocations de Dieu : par les magistratz seculiers, par les Evesques, et par la voix extraordinaire ; ilz pensent que ce soyt Dieu qui les aye apellé en ces troys façons la. Mays non, que maintenant, enseignés de l'Eglise, ilz reconnoyssent que c'est une vocation de l'homme, et que les oreilles ont corné a leur viel Adam, et s'en remettent a celuy qui, comm'Heli, præside maintenant a l'Eglise.
Et voyla la premiere rayson qui rend vos ministres et vous aussy, quoy qu'inegalement, inexcusables devant Dieu et les hommes d'avoir laissé l'Eglise. [39]
Au contraire, Messieurs, l'Eglise qui contredisoit et s'opposoit a vos premiers ministres, et s'oppose encores a ceux de ce tems, est si bien marquëe de tous costés, que personne, tant aveuglé soit il, ne peut prætendre cause d'ignorance du devoir que tous les bons Chrestiens luy ont, et que ce ne soit la vraÿe, unique, inseparable et très chere Espouse du Roy celeste ; qui rend vostre separation d'autant plus inexcusable. Car, sortir de l'Eglise, et contredire a ses decretz, c'est tousjours se rendre ethnique et publicain, quand ce seroit a la persuasion d'un ange ou seraphim ; mays, a la persuasion d'hommes pecheurs a la grande forme, comme les autres, personnes particulieres, sans authorité, sans adveu, sans aucune qualité requise a des precheurs ou profetes que la simple connoissance de quelques sciences, rompre tous les liens et [la] plus religieuse obligation d'obeissance qu'on eust en ce monde, qui est celle qu'on doit a l'Eglise comm'Espouse de Nostre Seigneur, c'est une faute qui ne se peut couvrir que d'une grande [40] repentance et pœnitence, a laquelle je vous invite de la part du Dieu vivant.
Les adversaires, voyans bien qu'a ceste touche leur doctrine seroit reconneüe de bas or, ont tasché par tous moyens de nous divertir de ceste preuve invincible que nous prenons es marques de la vraÿe Eglise, et partant ont voulu maintenir que l'Eglise est invisible et imperceptible, et par consequent irremarquable. Je crois que cestecy est l'extrem'absurdité, et qu'au pardela immediatement se loge la frenesie et rage.
Mays ilz vont par deux chemins a ceste leur opinion de l'invisibilité de l'Eglise ; car les uns disent qu'ell'est invisible par ce qu'elle consiste seulement es personnes esleües et prædestinëes, les autres attribuent cest'invisibilité a la rareté et dissipation des croyans et fidelles : dont les premiers tiennent l'Eglis'estre en tous tems invisible, les autres disent que cest'invisibilité a duré environ mill'ans, ou plus ou moins, c'est a dire, des saint Gregoire jusqu'a Luther, quand la papauté estoit paysible parmi le Christianisme ; car ilz disent que durant ce tems la il y avoit plusieurs vrais Chrestiens secretz, qui ne descouvroyent pas leurs intentions, et se contentoyent de servir ainsy Dieu a couvert. Ceste theologie est [tant] imaginaire et damnatoire, que les autres ont mieux aymé dire que durant ces mill'ans l'Eglise n'estoit ni visible ni invisible, mays du tout abolie et estoufëe par l'impieté et l'idolatrie.
Permettes moy, je vous prie, que je die librement la verité. Tous ces discours ressentent le mal de chaud ; ce sont des songes qu'on faict en veillant, qui ne valent pas celuy que Nabuchodonosor fit en dormant ; aussy luy sont ilz du tout contraires, si nous croyons a l'in terpretation de Daniel : car Nabuchodonosor vit une pierre taillëe d'un mont sans œuvre de mains, qui vint roulant et renversa la grande statue, et s'accreut tellement que devenue montaigne elle remplit toute [41] la terre ; et Daniel l'entendit du royaume de Nostre Seigneur qui demeurera æternellement. S'il est comm'une montaigne, et si grande qu'elle remplit la terre, comme sera elle invisible ou secrette ? et s'il dure æternellement, comm'aura il manqué 1000 ans ? Et c'est bien du royaume de l'Eglise militante que s'entend ce passage : car, 1. celuy de la triomphante remplira le ciel, non la terre seulement, et ne s'eslevera pas au tems des autres royaumes, comme porte l'interpretation de Daniel, mais apres la consommation du siecle ; joint que d'estre taillé de la montaigne sans œuvre manuelle appartient a la generation temporelle de Nostre Seigneur, selon laquelle il a esté conceu au ventre de la Vierge, engendré de sa propre substance sans œuvre humayne, par la seule benediction du Saint Esprit. Ou donques Daniel a mal deviné, ou les adversaires de l'Eglise Catholique, quand ilz disoyent l'Eglis'estre invisible, cachëe et abolie. Ayes patience, au nom de Dieu ; nous irons par ordre et briefvement, monstrant la vanité de ces opinions.
Mays il faut avant tout dire que c'est qu'Eglise. Eglise vient du mot grec qui veut dire, appeller ; Eglise donques signifie un'assemblëe ou compaignie de gens appellés : Sinagogue veut dire un troupeau, a proprement parler. L'assemblëe des Juifz s'appelloyt Sinagogue, celle des Chrestiens s'appelle Eglise : par ce que les Juifz estoyent comm'un troupeau de bestail, assemblé et entroupelé par crainte, les Chrestiens sont assemblés par la Parole de Dieu, appellés ensemble en union de charité par la prædication des Apostres et leurs successeurs ; dont saint Augustin a dict : « L'Eglise est nommee de la convocation, la Sinagogue, du troupeau ; par ce qu'estre convoqué appartient plus aux hommes, estr'entroupelé appartient plus au bétail. » Or c'est a bonne rayson que l'on [a] apelé le peuple Chrestien Eglise ou convocation, par ce que [le] premier benefice que Dieu faict a l'homme pour le mettr'en grace, c'est de l'appeller a l'Eglise ; c'est le premier effect de sa prædestination : Ceux quil a prædestinés il les [42] a appellés, disoit saint Pol aux Romains ; et aux Collossiens : Et la paix de Christ tressaute en vos cœurs, en laquelle vous estes appelles en un cors. Estr'apellés en un cors c'est estr'apellés en l'Eglise ; et en ces similitudes que faict Nostre Seigneur en saint Mathieu, de la vigne et du banquet avec l'Eglise, les ouvriers de la vigne et les convies aux noces il les nomme apellés et convoqués : Plusieurs, dict il, sont apellés, mays peu sont esleuz. Les Atheniens appelloyent eglise la convocation des cytoyens, la convocation des estrangers s'apelloyt autrement, διαχλήσις ; dont le mot d'Eglise vient proprement aux Chrestiens, qui ne sont plus advenaires et passans, mais concitoyens des Saintz et domestiques de Dieu.
Voyla d'où est pris le mot d'Eglise, et voicy la definition d'icelle. L'Eglise est une sainte université ou generale compaignie d'hommes, unis et recueillis en la profession d'une mesme foi Chrestienne, en la participation de mesmes Sacremens et Sacrifice, et en l'obeissance d'un mesme vicaire et lieutenant general en terre de Nostre Seigneur Jesuchrist et successeur de saint Pierre, sous la charge des legitimes Evesques. J'ay dict avant tout que c'estoit une sainte compaignie ou assemblëe, par ce que la sainteté interieure …
J'entens parler de l'Eglise militante de laquelle l'Escriture nous a laissé tesmoignage, non de celle que proposent les hommes. Or, en toute l'Escriture, il ne se trouvera jamais que l'Eglise soit prise pour un'assemblee invisible. Voicy nos raysons, simplement estalëes :
1. Nostre Seigneur et Maistre nous renvoÿe a l'Eglise en nos difficultés et dissentions ; saint Pol enseigne son Timothee comm'il faut converser en icelle, il fit apeller les Anciens de l'Eglise Myletayne, il leur remonstre quilz sont constitués du Saint Esprit pour regir l'Eglise, il est envoyé par l'Eglise avec saint Barnabas, il fut receu par l'Eglise, il confirmoit les Eglises, il constitue des prestres par les Eglises, il [43] assemble l'Eglise, il salue l'Eglise en Cæsaree, il a persecuté l'Eglise. Comme se peut entendre tout cecy d'une Eglise invisible ? ou la chercheroit on pour luy faire les plaintes, pour converser en icelle, pour la regir ? Quand ell'envoyoit saint Pol, elle le recevoit, quand il la confirmoit, il y constituoit des prestres, il l'assembloit, il la saluoit, il la persecutoit, estoit par figure ou par foy seulement et par esprit ? Je ne crois pas que chacun ne voye clerement que c'estoit effectz visibles et perceptibles de part et d'autre. Et quand il luy escrivoit, s'addressoyt il a quelque chimere invisible ?
2. Que dira l'on aux propheties, qui nous repræsentent l'Eglise non seulement visible mays toute claire, illustre, manifeste, magnifique ? Ilz la depeignent comm'une reyne parëe de drap d'or recamé, avec une belle varieté d'enrichissemens, comm'une montaigne, comm'un soleil, comm'une pleyne lune, comme l'arc en ciel, tesmoin fidele et certain de la faveur de Dieu vers les hommes qui sont tous la posterité de Noë, qui est ce que le Psalme porte en nostre version : Et thronus ejus sicut sol in conspectu meo, et sicut luna perfecta in æternum, et testis in cælo fidelis.
3. L'Escriture atteste par tout qu'elle se peut voir et connoistre, ains qu'ell'est conneue. Salomon, es Cantiques, parlant de l'Eglise, ne dict il pas : Les filles l'ont veüe et l'ont præchëe pour tresheureuse ? Et puys, introduysant ses filles pleynes d'admiration, il leur faict dire : Qui est cellecy qui comparoist et se produit comm'une aurore en son lever, belle comme la lune, esleüe comme le soleil, terrible comm'un esquadron de gendarmerie bien ordonné ? N'est ce pas la declairer visible ? Et quand il faict qu'on l'apelle ainsy : Reviens, reviens, Sullamienne, reviens, reviens, ajfin qu'on te voÿe, et qu'elle responde : Qu'est ce que vous verres en ceste Sullamitesse sinon les troupes des armees ? n'est ce pas encores la declairer visible ? Qu'on regarde ces admirables [44] cantiques et repræsentations pastorales des amours du celest'Espoux avec l'Eglise, on verra que par tout ell'est tres visible et remarquable. Esaïe parl'ainsy d'elle : Ce vous sera une voye droite, si que les folz ne s'egareront point par icelle ; faut il pas bien qu'elle soit descouverte et aysee a remarquer, puysque les plus grossiers mesmes s'y sçauront conduyre sans se faillir ?
4. Les pasteurs et docteurs de l'Eglise sont visibles, donques l'Eglise est visible : car, je vous prie, les pasteurs de l'Eglise sont ilz pas une partie de l'Eglise, et faut il pas que les pasteurs et les brebis s'entrereconnoissent les uns et les autres ? faut il pas que les brebis entendent la voix du pasteur et le suyvent ? faut il pas que le bon pasteur aille rechercher la brebis esgarëe, quil reconnoisse son parc et bercïl ? Ce seroit de vray une belle sorte de pasteurs qui ne sceut connoistre son troupeau ni le voir. Je ne sçay s'il me faudra prouver que les pasteurs de l'Eglise soyent visibles ; on nie bien des choses aussy claires. Saint Pierre estoit pasteur, ce crois je, puysque Nostre Seigneur luy disoit : Repais mes brebis ; aussy estoyent les Apostres, et neantmoins on les a veu. Je crois que ceux ausquelz saint Pol disoit : Prenes gard'a vous et a tout le troupeau, auquel le Saint Esprit vous a constitués pour regir l’Eglise de Dieu, je crois, dis je, quil les voyoit ; et quand ilz se jettoyent comme bons enfans au col de ce bon [pere], le baysans et baignans sa face de leurs larmes, je crois quil les touchoit, sentoyt et voyoit : et ce qui me le faict plus croire, c'est quilz regrettoyent principalement son départ par ce quil avoit dict quilz ne verroyent plus sa face ; ilz voyoyent donques saint Pol, et saint Pol les voyoit. En fin, Zuingle, Œcolampade, Luther, Calvin, Beze, Muscule, sont visibles, et quand aux derniers il y en a plusieurs qui les ont veu, et neantmoins ilz sont appellés pasteurs par leurs sectateurs. On voyt donq les pasteurs, et par consequent les brebis.
5. C'est le propre de l'Eglise de faire la vraÿe prædication [45] de la Parole de Dieu, la vraÿe administration des Sacremens ; et tout cela est il pas visible ? comme donques veut on que le sujet soit invisible ?
6. Ne sçait on pas que les douze Patriarches, enfans du bon Jacob, furent la source vive de l'eglise d'Israel ; et quand leur pere les eut assemblé devant soy pour les benir, on les voyoit, on s'entrevoyoit entr'eux. Que m'amuse je faire en cela ? toute l'histoire sacrëe faict foy que l'ancienne Sinagogue estoit visible, et pourquoy non l'Eglise Catholique ?
7. Comme les Patriarches, peres de la Sinagogue Israelitique, et desquelz Nostre Seigneur est né selon la chair, faysoyent l'eglise [Judaïque] visible, ainsy les Apostres avec leurs disciples, enfans de la Sinagogue selon la chair, et, selon l'esprit, de Nostre Seigneur, donnerent le commencement a l'Eglise Catholique visiblement, selon le Psalmiste : Pour tes peres te sont nais des enfans, tu les constitueras princes sur toute la terre : « pour douze Patriarches te sont nais douze » Apostres, dict Arnobe. Ces Apostres assemblés en Hierusalem, avec la petite troupe des disciples et la tresglorieuse Mere du Sauveur, faysoyent la vraye Eglise ; et comment ? visible, sans doute, ains tellement visible que le Sainct Esprit vint arrouser visiblement ces saintes plantes et pepinieres du Christianisme.
8. Les anciens Juifz comm'entroyent ilz sur le roole du peuple de Dieu ? par la circoncision, signe visible ; nous autres, par le Baptesme, signe visible. Les anciens par qui gouvernés ? par les prestres Aaroniques, gens visibles ; nous autres, par les Evesques, personnes visibles. Les anciens par qui prechés ? par les Prophetes et docteurs, visiblement ; nous autres, par nos pasteurs et prædicateurs, visiblement encores. Les anciens quelle manducation religieuse et sacrëe avoyent ilz ? de l'aigneau Paschal, de la manne, tout est visible ; nous [46] autres, du tressaint Sacrement de l'Eucharistie, signe visible quoy que de chose invisible. La Sinagogue par qui persecutëe ? par les Egiptiens, Babiloniens, Madianites, Philistins, tous peuples visibles ; l'Eglise, par les payens, Turcs, Mores, Sarrasins, hæretiques, tout est visible. Bonté de Dieu, et nous demanderons encores si l'Eglise est visible ? Mays qu'est ce que l'Eglise ? une assemblëe d'hommes qui ont la chair et les os ; et nous dirons encores que ce n'est qu'un esprit ou fantosme, qui sembl'estre visible et ne l'est que par illusion ? Non, non, qu'est ce qui vous troubl'en cecy, et d'ou vous peuvent venir ces pensers ? Voyes ses mains, regardes ses ministres, officiers et gouverneurs ; voyes ses pieds, regardes ses prædicateurs comm'ilz la portent en levant, couchant, mydi et septentrion : tous sont de chair et d'os. Touches la, venes comm'humbles enfans vous jetter au giron de ceste douce mere ; voyes la, consideres la bien tout'en son cors comm'ell'est toute belle, et vous verres qu'ell'est visible, car une chose spirituelle et invisible n'a ni chair ni os comme voyes qu'elle a.
Voyla nos raysons, qui sont bonnes a tout'espreuve ; mays ilz ont quelques contreraysons, quilz tirent ce leur semble de l'Escriture, bien aysëes a rabbatre a qui considerera ce qui s'ensuit :
Premierement, Nostre Seigneur avoit en son humanité deux parties, le cors et l'ame : ainsy l'Eglise son Espouse a deux parties ; l'une interieure, invisible, qui est comme son ame, la foy, l'esperance, la charité, la grace ; l'autre exterieure et visible comme le cors, la confession de foy, les louanges et cantiques, la prædication, les Sacremens, [le] Sacrifice : ains tout ce qui se faict en l'Eglise a son exterieur et interieur ; la priere interieure et exterieure, la foy remplit le cœur d'asseurance et la bouche de confession, la prædication se faict exterieurement par les hommes, mays la secrette [47] lumiere du Pere cæleste y est requise, car il faut tousjours l'ouyr et apprendre de luy avant que de venir au Filz ; et quand aux Sacremens, le signe y est exterieur mays la grace est interieure, et qui ne le sçait ? Voyla donq l'interieur de l'Eglise et l'exterieur. Son plus beau est dedans, le dehors n'est pas si excellent : comme disoit l'Espoux es Cantiques : Tes yeux sont des yeux de colombe, sans ce qui est caché au dedans ; Le miel et le laict sont sous ta langue, c'est a dire en ton cœur, voyla le dedans, et l'odeur de tes vestemens comme l'odeur de l'encens, voyla le service exterieur ; et le Psalmiste : Toute la gloire de ceste fille royale est au par dedans, c'est l'interieur, Revestue de belles varietés en franges d'or, voyla l'exterieur.
2nt, il faut considerer que tant l'interieur que l'exterieur de l'Eglise peut estre dict spirituel, mays diversement ; car l'interieur est spirituel purement et de sa propre nature, l'exterieur de sa propre nature est corporel, mays parce quil tend et vise a l'interieur spirituel on l'apelle spirituel, comme faict saint Pol les hommes qui rendoyent le cors sujet a l'esprit, quoy quilz fussent corporelz ; et quoy qu'une personne soit particuliere de sa nature, si est ce que servant au public, comme [les] juges, on l'apelle publique.
Maintenant, si on dict que la loy Evangelique a esté donnée dans les cœurs interieurement, non sur les tables de pierre exterieurement, comme dict Hieremie, on doit respondre, qu'en l'interieur de l'Eglise et dans son cœur est tout le principal de sa gloire, qui ne laysse pas de rayonner jusques a l'exterieur qui la faict voir et reconnoistre ; ainsy quand il est dict en l'Evangile, que l'heur'est venue quand les vrays adorateurs adoreront le Pere en esprit et verité, nous sommes enseignés que l'interieur est le principal, et que l'exterieur est vain s'il ne tend et ne se va rendre dans l'interieur pour s'y spiritualizer.
De mesme, quand saint Pierre appelle l'Eglise mayson spirituelle, c'est par ce que tout ce qui part de [48] « et qu'és choses supernaturelles Dieu y besongne par vertu miraculeuse non attachee à signe ni à figure. » Et semblables autres paroles respandues en tout son traitté, par ou il veut faussement persuader que nous attribuons a la Croix une vertu en elle mesme, independante et inherente. Mays jamais Catholique ne dit cela. Nous disons seulement que la Croix, comme plusieurs autres choses, a une vertu assistante qui n'est autre que Dieu mesme, qui, par la Croix, fait les miracles quand bon luy semble en tems et lieu, ainsy qu'il le declaira luy mesme de sa robbe quand il guerit ceste pauvre femme ; car il ne dit pas : j'ay senti une vertu sortie de ma robbe, mays, j'ay apperceu une vertu sortir de moy ; et tout de mesme n'avoit-il pas dit : qui est-ce qui a touché ma robbe ? mays plustost, qui est-ce qui m'a touché ? Comme donq il advoüa que toucher sa robbe par devotion c'est le toucher luy mesme, aussi fait-il sortir de luy la vertu necessaire a ceux qui touchent sa robbe. Pourquoy ne diray-je de mesme que c'est Nostre Seigneur qui est la vertu, non inherente a la Croix, mays bien assistante ? laquelle est plus grande ou moindre, non pas selon elle mesme, car estant vertu de Dieu et Dieu mesme elle est invariable, tous-jours une et esgale, mays elle n'est pas tous-jours esgale en l'exercice et selon les effectz ; car en quelques endroitz, en certains lieux et occasions, il fait des merveilles et plus grandes et plus frequentes que non pas aux autres. Que ce traitteur donq cesse de dire que nous attribuons a la Croix la [49] vertu qui est propre a Dieu : car la vertu propre a Dieu luy est essentielle, la vertu de la Croix luy est assistante ; Dieu est agissant en sa vertu propre, la Croix n'opere qu'en la vertu de Dieu ; Dieu est le premier autheur et mouvant, la Croix n'est que son instrument et outil. Et tout ce qui se dit de la robbe de Nostre Seigneur se lit de sa Croix avec une esgale asseurance, puysque la mesme Eglise qui nous enseigne ce qui se lit de sa robbe nous preche ce qui se dit de la Croix. [50]
Ce que j'ay deduit jusques ici monstre asses combien est honnorable le bois que Nostre Seigneur porta, comme un autre Isaac, sur le mont destiné, pour estre immolé sur iceluy en divin Aigneau qui lave les pechés du monde ; mais voyci des raysons particulieres inevitables.
Le sepulchre du Sauveur n'a rien eu plus que la Croix ; il receut le cors mort que la Croix porta vivant et mourant, mais il ne fut point l'exaltation de Nostre Seigneur, ni instrument de nostre redemption, et neanmoins voyla le prophete Esaye qui proteste que ce sepulchre sera glorieux : Et erit sepulchrum ejus gloriosum. C'est un texte tres expres, et saint Hierosme, en l'epistre a Marcelle, rapporte ce trait d'Esaye a l'honneur que les Chrestiens rendent a ce sepulchre, y accourans de toutes partz en pelerinage.
D'avantage, Dieu est par tout, mays la ou il comparoist avec quelque particulier effect il laisse tous-jours quelque sainteté, veneration et dignité. Voyes-vous pas comme il rendit respectable le mont sur lequel il apparut a Moyse en un buisson ardant ? Leve tes soliers, dit-il, car la terre ou tu es est sainte. Jacob ayant veu Dieu et les Anges en Bethel, combien tient-il ce lieu pour honnorable ? L'Ange qui apparut a Josué, es campaignes de Hiericho, luy commanda de tenir ce lieu-la pour saint, et d'y marcher a piedz nudz par reverence. [51] Le mont de Sinaÿ, le temple de Salomon, l'Arche de l'alliance et cent autres lieux, esquelz la majesté de Dieu s'est monstree, sont tous-jours demeurés venerables en l'ancienne Loy : comme devons-nous donques philosopher du saint Bois sur lequel Dieu a comparu tout embrasé de charité, en holocauste pour nostre nature humaine ? La presence d'un Ange sanctifie une campaigne, et pourquoy la presence de Jesus Christ, seul Ange du grand conseil, n'aura-elle sanctifié le saint bois de la Croix ?
Mais l'Arche de l'alliance sert d'un tres magnifique tesmoignage a la Croix : car si l'un des bois pour estre l'escabeau ou marche-pied de Dieu a esté adorable, que doit estre celuy qui a esté le lict, le siege et le throsne de ce mesme Dieu ? Or, que l'Arche de l'alliance fust adorable, l'Escriture le monstre : Adorés, dit le Psalmiste, l'escabeau des piedz d'iceluy, car il est saint. On ne peut gauchir a ce coup, il porte droit dans l'œil du traitteur pour le luy crever, s'il ne void que, si cest ancien bois seulement enduit d'or, seulement marche-pied, seulement assisté de Dieu, est adorable, le pretieux bois de la Croix, teint au sang du mesme Dieu, son throsne, et pour un tems cloué avec iceluy, doit estre beaucoup plus venerable. Or, que l'escabeau des piedz de Dieu ne soit autre que l'Arche, l'Escriture le tesmoigne ouvertement ; et qu'il le faille adorer, c'est a dire venerer, il s'ensuit expressement du dire de David, ou le vray mot d'adoration est expressement rapporté a l'escabeau des piedz de Dieu, comme sçavent ceux qui ont connoissance de la langue Hebraïque. Et de fait, Dieu avoit rendu tant honnorable ceste sainte Arche qu'il n'en falloit approcher que de bien loin, et Osa la touchant indignement en est incontinent chastié a mort. Bref, il n'estoit permis qu'aux Prestres et Levites de toucher et manier ce bois, tant on le tenoit en respect.
Helisee garda soigneusement le manteau de Helie, et le tint pour honnorable instrument de miracle : pourquoy n'honnorerons-nous le bois duquel Nostre Seigneur [52] s'affeubla au jour de son exaltation et de la nostre ? Que dires-vous de Jacob qui adora le bout de la verge de Joseph ? n'eust-il pas honnoré la verge et sceptre du vray Jesus ? Hester baysa le bout de la baguette d'or de son espoux, et qui empeschera l'ame devote de bayser par honneur la baguette du sien ? Je sçai la diversité des leçons que l'on fait sur le passage de saint Paul, mais aussi sçai-je que celle-la de la Vulgaire est la plus asseuree et naïfve, mesme estant rapportee et confrontée avec ce qui est dit d'Hester ; aussi est-elle suivie par saint Chrysostome.
Qui ne sçait que la Croix a esté le sceptre de Jésus Christ, dont il est escrit en Esaye, Duquel la principauté est sur son espaule ? car tout ainsy que la clef de David fut mise sur l'espaule d'Eliakim filz d'Elcias, pour le mettre en possession de son Pontificat, Nostre Seigneur aussi print sa Croix sur son espaule, lhors que chassant le prince du monde, prenant possession de son Pontificat et de sa Royauté, il attira toutes choses a soy : comme interpretent saint Cyprien au Livre second contre les Juifz, et saint Hierosme au Commentaire, et Julius Firmicus Maternus, qui vivoit environ le tems de Constantin le Grand, au livre De mysteriis profanarum religionum, cap. XXII, et plusieurs autres des Anciens ; quoy que Calvin sur ce passage, sans authorité ni rayson, se moque de cette interpretation, l'appellant frivole. Et voyla un lieu en l'Escriture, touchant la Croix, outre ceux que le traitteur a allegués quand il a bien osé dire qu'outre cela il n'en lisoit rien.
Le bois de la Croix a eu des qualités qui le rendent bien venerable ; c'est qu'il a esté le siege de la Royauté de Nostre Seigneur, comme dit le Psalmiste : Dites es nations que le Seigneur a regné par le bois, ainsy que lisent les Septante, saint Augustin, saint Justin le Martyr, et saint Cyprien qui remarque que l'escriteau qui fut mis sur le bout de la Croix, en Hebreu, Grec et Latin, declaira que alhors se verifioit le mistere [53] predit par David ; dont les Juifz, en haine des Chrestiens, avoyent raclé le mot a ligno, comme dit Justin. La Croix a esté l'Autel du sacrifice de nostre Redempteur, comme va descrivant saint Paul en l'epistre aux Hebreux ; dont il dit, aux Colossiens, que Nostre Seigneur a tout pacifié par le sang de sa Croix. C'est son exaltation, c'est le temple de ses trophees, auquel il affigea comme une riche despouïlle la cedule du decret qui nous estoit contraire.
Mays quand il n'y auroit autre que ce qu'elle est la vraye enseigne, le vray ordre et vrayes armoiries de nostre Roy, seroit-ce pas asses pour la rendre venerable ? Les coquilles, toysons et jarretiers sont en honneur quand il plait aux princes les prendre pour enseigne de leur ordre : combien sera plus respectable la Croix du Roy des roys, qu'il a prise pour son enseigne ? Dequoy voicy la preuve tiree de l'Escriture, que le traitteur a laissee par non sçavance. N'est-ce pas chose bien remarquable que Nostre Seigneur a voulu prendre un de ses noms de la Croix, voulant qu'il luy demeurast perpetuel, voire apres sa resurrection, et comme la Croix est appellee Croix de Jesus, qu'aussi Jesus fust nommé Jesus crucifié ? Cherches-vous Jesus de Nazareth crucifié ? Nous prechons Jesus crucifié. J'ay estimé ne rien sçavoir, sinon le seul Jesus et iceluy crucifié. Saint Cyrille Hierosolymitain a remarqué tres expressement ce discours sur le milieu de sa Catechisation XIII. Vous ne disies mot de tout cecy, petit traitteur : estes-vous aveugle, ou si vous faites le fin ? il y a bien a dire entre tesmoigner que Jesus Christ a esté crucifié, et dire qu'il s'appelle Crucifié. Ou trouveres-vous [54] qu'autre que ce Seigneur ayt prins ce nom ? Comme il est appellé Galileen de son païs, Nazareen de sa ville, il est appellé Crucifié de sa Croix. Quelle ineptie d'apparier les autres instrumentz de sa Passion a celuy ci : car ou trouvera-on que le Sauveur soit appellé fouetté, lié et garotté ? et vous voyes qu'il prend a nom Crucifié ou Crucifix. La ou la distinction, si mal par vous menagee, de la croix supplice et de la croix instrument de supplice, ne vous sçauroit sauver ; car la crucifixion ne se fait pas par l'affixion au supplice, mays a la croix ou gibbet. Si donq Nostre Seigneur a tant honnoré la Croix qu'il a voulu prendre un surnom d'icelle, qui est-ce qui la mesprisera ?
Pour vray le traitteur seroit bien desesperé, s'il vouloit meshui se servir de cest argument, tant chanté parmi les Reformeurs, qu'il faut rejetter la Croix comme gibbet de nostre bon Pere, et que le filz doit avoir en horreur l'instrument de la mort de son pere. S'il alleguoit jamais ceste ineptie : 1. on l'enferreroit par son dire propre, quand il loue infiniment la mort, les passions et les souffrances de Nostre Seigneur, et a rayson ; mays si les propres douleurs et afflictions sont aymables et louables, pourquoy rejettera-on les instrumentz d'icelles, s'il n'y a autre mal en eux que d'avoir esté instrumentz ? Le filz ne peut avoir en horreur le gibbet de son pere, s'il a en honneur la mort et souffrance d'iceluy ; pourquoy rejetteroit-il les outilz de ce qu'il honnore ? 2. On luy diroit que la Croix n'a pas [55] esté seulement l'instrument des bourreaux pour crucifier Nostre Seigneur, mays aussi a esté celuy de Nostre Seigneur pour faire son grand sacrifice : ç'a esté son sceptre, son throsne et son espee. 3. On luy opposerait que la Croix peut estre consideree, ou comme moyen de l'action des crucifieurs, ou comme moyen de la passion du Crucifix : comm'instrument de l'action elle n'est du tout point venerable, car ceste action estoit un tres grand peché ; comm'instrument de la passion elle est extremement honnorable, car ceste passion a esté une tres admirable et parfaitte vertu. Or, Nostre Seigneur prenant a soy cest instrument et en estant le dernier possesseur, il luy a levé toute l'ignominie, la lavant en son propre sang, dont il l'appelle sa Croix et se surnomme Crucifix. Ainsy l'espee de Goliath estoit horrible aux Israëlites, pendant qu'elle estoit au flanc de ce geant, laquelle par apres fut amie et prisable es mains du roy David. Ainsy la verge d'Aaron ne fleurit point avant qu'estre destinee a la tribu de Levi, et que le nom sacerdotal d'Aaron y fust inscrit. Et la Croix qui au paravant estoit une verge seche et infructueuse, des qu'elle fut dediee au Filz de Dieu et que son nom y fut attaché, elle fleurit et fleurira a jamais a la veuë de tous les rebelles. Ce palais est honnorable, puysque le Roy y a logé et l'a retenu par l'escriteau de son saint et venerable nom. [56]
Je vous prie, en fin, de vous resouvenir de l'honneur que saint Jean portoit aux soliers mesmes de Nostre Seigneur, il les prisoit tant qu'il s'estimoit indigne de les toucher ; qu'eust-il fait s'il eust rencontré la Croix ? Le parfait honneur s'estend jusques aux moindres appartenances de celuy que l'on ayme. [57]
J'ay monstré cy devant combien la Croix a de vertu, et combien nous avons de devoir de l'honnorer, par les consequences tirees a droit fil des saintes Escritures, ou, comme vous aves veu, je n'ay pas eu beaucoup de peyne a respondre aux argumens de ma partie, puysque ayant fait toutes ses propositions negatives, protestant de ne vouloir rien croire que ce qui est escrit, il n'a toutefois produit qu'un passage de l'Escriture, employé en un sens tres impertinent. Maintenant donques, nous entrons en une seconde maniere de prouver la vertu et l'honneur de la Croix, c'est a sçavoir, par le tesmoignage de ceux, par l'entremise desquelz et l'Escriture et tout le Christianisme est venu jusques a nous, c'est a dire des anciens Peres et premiers Chrestiens, avec lesquelz le traitteur fait semblant d'avoir eu grand commerce, tant il discourt a playsir de ce qu'ilz ont dit. C'est donques icy une preuve tiree du fait de nos devanciers, laquelle presuppose que la vraye Croix de Nostre Seigneur (car c'est celle-la de laquelle nous parlons) leur soit venue a notice ; ce qu'aussi le traitteur tasche de nier le plus pertinemment qu'il luy est possible. [58] « Il semble, » dit-il, « que Dieu a voulu prevenir « l'idolatrie, laquelle neantmoins Satan a introduite au monde ; car, comme il n'a point voulu que le sepulchre de Moyse ait esté cogneu, aussi n'y a-il point de tesmoignage que Dieu ait voulu la Croix de son Fils venir en notice entre les hommes. » Voyla ses propres paroles. Un menteur, s'il ne veut estre du tout sot, doit avoir la memoire bonne. Ce traitteur, oubliant ce qu'il a dit icy, ailleurs parle en ceste sorte : « Nous ne nions pas que, pour authorizer la predication de l'Evangile rejettee alors par les payens ayans la vogue presque par tout le monde, Dieu n'ait fait des miracles au nom de Jesus Christ crucifié. Et c'est ce que Athanase declare au commencement de son livre contre les idoles, qu'apres la venue de la Croix toute l'adoration des images a esté ostee, et que par ceste marque toutes deceptions des diables sont chassees. » Accordes, je vous prie, cest homme avec soy mesme. Pour prevenir, dit-il, l'idolatrie, Dieu veut la Croix de son Filz estre cachee ; par la marque de la Croix toutes deceptions des diables sont chassees : la Croix abolit l'idolatrie ; la Croix est cause de l'idolatrie. Qui ne voit la contrarieté de ces paroles ? L'une ne peut estre vraye, que l'autre ne soit fause. Mays, laquelle sera vraye, sinon celle que non seulement saint Athanase a proferee, ains est enseignee par Jesus Christ et les Prophetes, et creüe par toute l'ancienneté ? [59]
Pour vray tous les Prophetes ont predit qu'a la venue de Nostre Seigneur, par sa Croix et passion, les idoles seroyent abolies : Et non memorabuntur ultra, il n'en sera plus memoire, dit Zacharie. Et vous voules au contraire, traitteur, que la Croix soit une idole, et que l'idolatrie ait esté catholique, c'est a dire universelle en l'Eglise de Jesus Christ l'espace de mille ans, et que la vraye religion ait esté cachee en un petit fagot de personnes invisibles et inconneuës. Jesus Christ proteste que si un jour il est eslevé en haut il tirera toutes choses a soy, et le prince du monde sera chassé ; et vous voules que l'eschelle de son exaltation ait deprimé et abattu son honneur et service. Toute l'ancienneté s'est servie de la Croix contre le diable, et vous dites que ceste Croix est le throsne de son idolatrie.
Et quant a l'exemple que vous apportes du sepulchre de Moyse, je ne sçai comme il ne vous a ouvert les yeux ; car laissant a part la deshonneste comparaison que vous faites entre les Juifz et les Chrestiens, quant au danger de tomber en idolatrie, ne devies-vous pas raysonner en ceste sorte : Dieu qui n'a pas voulu que le sepulchre de Moyse ait esté conneu, pour prevenir l'idolatrie, a toutefois voulu que le sepulchre de Nostre Seigneur ait esté conneu et reconneu en l'Eglise Chrestienne, comme tout le monde sçait et personne ne le nie. C'est donq signe que le danger de l'idolatrie n'est pas egal en l'un des sepulchres et en l'autre. Et s'il n'y a pas lieu tant de danger d'idolatrie en la manifestation du sepulchre de Nostre Seigneur, que pour l'eviter il l'ait fallu tenir caché, pourquoy y en aura-il davantage en la Croix ? [60]
Mays, ce dit le traitteur, « il n'y a point de tesmoignage que Dieu ait voulu que la Croix de son Fils vint a notice. » Certes, voicy une trop grande negative. Saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Cyrille, saint Hierosme, saint Paulin, saint Sulpice et Eusebe, Theodoret, Sozomene, Socrates, Nicephore, Ruffin, Justinien et plusieurs autres tres anciens autheurs, sont des tesmoins irreprochables que Dieu a voulu que la Croix de son Filz vint a notice et fust trouvee. Or, voyons maintenant comme nostre traitteur enfile les raysons qu'il a pour sa negative.
« Car de dire, » ce sont ses paroles, « que la Croix a esté conservee et enterree au lieu où elle avoit esté erigee, qui estoit comme on devine le lieu où estoit enterré Adam, cela n'a vray-semblance aucune ; car, si on croit les Anciens, Adam a esté enterré en Hebron et non pres de Jerusalem. » Voyes-vous comme il extravague ? Son intention estoit de prouver que la Croix n'estoit venue a notice ; il le prouve parce qu'il n'est pas vraysemblable qu'elle ait esté enterree la ou elle est erigee. Ce qu'il adjouste du lieu ou est enterré Adam n'est qu'un incident, et le voyla qu'il se rue a le rejetter comme si c'estoit son principal, sautant ainsy de matiere en matiere comme vraye sauterelle de ce grand puys de l'Apocalipse. Et n'est-ce pas une belle consequence ? la Croix n'est pas enterree la ou elle fut [61] erigee, donques elle n'est pas venue a notice ; comme si elle n'eust peu venir a notice sans estre enterree au lieu ou elle fut dressee. Mays quant a ce qu'il adjouste de la sepulture d'Adam, il monstre combien il a peu de connoissance des Anciens, car la plus grande trouppe d'iceux a soustenu que la Croix fut plantee sur la sepulture d'Adam ; voicy comme saint Augustin en parle : « Hierosme prestre a escrit qu'il a appris asseurement des anciens et plus vieux Juifz, qu'Isaac, de volonté, a esté immolé la ou despuys Jesus Christ a esté crucifié... Et mesme par le rapport des Anciens, l'on dit qu'Adam, le premier homme, fut jadis enseveli au lieu ou la Croix est fichee, et que partant on l'appelle le lieu de Calvaire (ou du test), parce que le chef du genre humain fut enseveli en ce lieu-la. Et pour vray, mes Freres, on ne croid pas sans rayson que la ait esté eslevé le Medecin ou le malade gisoit, et estoit bien convenable que la ou estoit tombé l'orgueil humain, [62] la s'inclinast aussi la divine misericorde. Si que, comme ce sang pretieux daigne toucher, en distillant, la poudre de l'ancien pecheur, l'on croye qu'il l'aye aussi racheté. » Si donq on croid les Anciens, Adam aura esté enterré au mont Calvaire. Mais cela n'est gueres a nostre propos et n'importe pas beaucoup.
Le traitteur donq vient a sa seconde rayson, et nous recharge bien vivement, a son advis. « Item, » dit-il, « veu que les disciples et Apostres de Jesus Christ ont esté espars durant la mort d'icelui, et qu'apres son ascension ils ont esté prohibez de parler au nom de Jesus Christ, que Jerusalem peu apres a esté reduite à totale extremité et ruine, quelle apparence y a-il qu'elle ait esté adonc serree et honoree par ceux qui ont adheré à Jesus Christ ? » Un enfant verroit cette ineptie : l'Eglise a esté persecutee, donq elle n'a pas serré la Croix. Au contraire, la persecution l'a fait cacher, et incontinent que la persecution a cessé on l'a retrouvee. Item : l'Eglise estoit persecutee, donq elle n'honnoroit pas la Croix. Au contraire, la persecution l'enflammoit davantage a son devoir, mais en secret, de peur d'exposer ce memorial de la persecution de Nostre Seigneur a l'opprobre des ennemis de la Croix.
Mais ce n'est que pour embrouiller que ce traitteur dit ceci, car nous ne disons pas que ce soyent les amis de la Croix qui l'ont ainsy enterree, ains plustost les ennemis d'icelle, affin d'en abolir la memoire, l'ont ainsy cachee. Ni ne disons pas que ces mesmes ennemis ne l'ayent peu jetter en mer ; au contraire nous disons qu'ilz l'ont peu jetter dans la mer, nonobstant la distance qui est entre le port de Japhet et la ville de Hierusalem, ou avec peyne ou sans peyne, par le moyen des rivieres qui l'eussent regorgee dans la mer. Et disons encor qu'ilz la pouvoyent brusler ; mays nous admirons d'autant plus la Providence supreme qui n'a pas permis la perte de ce sien Estendart.
Or sur tout, le traitteur se fasche de ce qu'on dit que sur le mont de la Croix on adjousta les idoles de Venus et d'Adonis. « Qui est-ce, » dit-il, « qui ne rejettera [63] ceste fable, s'il considere la haine que portoyent les Juifs à toutes sortes d'images ? » Mais je diray : qui est-ce qui ne rejettera l'ineptie de ce petit traitteur, s'il considere qu'on ne dit pas que ce soyent les Juifz, mais les Gentilz, qui ayent fait cela ? et que ce n'est pas Esope qui raconte ce fait, mais une infinité de tres graves et anciens autheurs comme Eusebe, Ruffin, Paulin, Sulpice, Theodoret, Sozomene, Socrates. Le seul saint Hierosme devroit suffire pour faire mieux appris ce traitteur ; voyci ses paroles en l'epistre a Paulinus : « Des le tems d'Adrian jusques au regne de Constantin, l'idole de Jupiter a esté reveree par l'espace de presque cent quattre-vingtz ans sur le lieu de la resurrection de nostre Sauveur, par les Gentilz ; et de mesme en ont-ilz fait a celle de Venus qui estoit eslevee en marbre sur la montaigne de la Croix, les autheurs de la persecution se persuadans que par ce moyen ilz enleveroyent de nostre estomac la foy de la resurrection et de la Croix, s'ilz venoyent a polluer les lieux saintz par leurs idoles. Nostre Bethleem (un petit coin du monde, duquel le Psalmiste chante la verité est nee de la terre) est maintenant ombragee des boscages d'Adonis, et en la caverne, en laquelle jadis Jesus Christ petit a jetté ses cris enfantins, estoit regretté et pleuré l'amoureux de Venus. » Voyes-vous a quel propos ce traitteur allegue la jalousie des Juifz, puysque on ne dit pas que ce fussent les Juifz, mais les Gentilz ? et a quel propos il allegue le tems de la ville de Hierusalem, puysque ce fut apres son extermination ?
Qui sera donq si desesperé que de mettre en doute ceste histoire tesmoignee par tant de graves autheurs, et tous voysins des tems dont ilz ont parlé, pour bailler credit a ce contrediseur qui, sans rayson, apres douze [64] cens ans, les vient impudemment desmentir ? Mais, ce dit le traitteur, « tels contes ne servent sinon à aneantir la Croix de Christ. » Mais quelle insolence est celle cy, d'injurier tant de saintz Peres, desquelz la suffisance est incomparable, au prix de celle de tous ces novateurs ?
« La saincte histoire, » replique le traitteur, « nous enseigne bien une autre façon qu'ont tenue les ennemis de la Croix, en ce qu'ils ont rejetté la predication de l'Evangile... » Voyla pas une belle rayson ? Je confesse que celle-la est une autre façon qu'ont tenue les ennemis de la Croix, mais il ne s'ensuit pas qu'ilz n'ayent tenu encor celle qui est recitee par ces anciens Peres ; car l'une n'est pas contraire a l'autre, mays s'entresuivent.
Au reste, avant que de finir ce propos, je veux descouvrir un trait de ce traitteur, qui monstre combien il est passionné et de mauvaise foy. Il fait dire a saint Athanase, au commencement du livre Contre les idoles, « qu'apres la venue de la Croix toute l'adoration des images a esté ostee... » Voyla une fauseté bien expresse, car saint Athanase ne parle point la des images, mays des idoles. Et de fait, comme auroit-il dit que par la Croix toute l'adoration des images a esté ostee, luy qui, es Questions qu'il a escrittes a Antiochus, dit par expres ces paroles : « Certes, nous adorons la figure de la Croix composee de deux bois » ? Je sçai bien que le traitteur se voudra couvrir de la commune opiniastreté avec laquelle les Reformeurs veulent maintenir qu'idole et [65] image n'est qu'une mesme chose ; mais certes, c'est une trop grande ineptie, car par la on pourroit dire que Jesus Christ est une idole, puysqu'il est appellé disertement image de Dieu en l'Escriture. Si donques image et idole n'est qu'une mesme chose, Jesus Christ qui est image de Dieu, sera idole de Dieu, et ceux qui l'adorent seront idolatres. Tout cela n'est que blaspheme.
L'absurdité est toute pareille quand il dit que « les noms des idoles ont esté changez, mais les choses sont demeurees au Christianisme » ; car, a ce conte-la, ce que nous appelions Jesus Christ ne sera autre que le Jupiter des payens, et le baptesme de Calvin, Beze et telz autres qui furent baptizés parmi les Catholiques sous le nom de la sainte Trinité, ne sera fait en realité qu'au nom et en la vertu de quelques idoles. Il a bien aussi bonne grace quand il met difference entre l'idolatrie payenne et l'idolatrie chrestienne (car il semble que ses paroles se rapportent a ceste intention) ; c'est comme qui diroit une chaleur froide ou une lumiere tenebreuse. Mais tout revient a ce point de faire les Chrestiens idolatres et Jesus Christ idole. La vehemence du mal-talent que ces reformeurs ont contre l'Eglise Catholique les offusque tellement, que pour nous courir sus ilz vont fondre dans ces precipices. Mais cecy soit dit en passant, pour descharger la croyance que l'antiquité [66] nous a faitte du sousterrement et conservation du bois de la Croix, des calomnies et reproches que luy fait ce traitteur.
Et cependant ce n'est pas un petit argument pour la vertu et honneur de la sainte Croix, que Dieu l'ayt ainsy conservee pres de trois cens et trente ans sous terre, sans que pourtant elle soit aucunement pourrie, et que les ennemis du Christianisme ayans fait tout leur possible pour en abolir la memoire, elle leur ait esté cachee pour estre revelee en un tems auquel elle fust saintement reveree ; et pour tant plus rendre le miracle de l'invention et conservation de ceste sainte Croix illustre, avoir conservé deux autres croix qui donnassent occasion a la preuve miraculeuse que l'on eut de la vertu de la troisiesme. Ce sont donques les parolles de saint Paulin : « Donques, » dit-il, « la Croix du Seigneur si long tems couverte, cachee aux Juifz au tems de la Passion, et qui ne fut point descouverte aux Gentilz, qui sans doute creuserent et tirerent beaucoup de terre pour l'edification du temple qu'ilz avoyent dressé sur le Mont de Calvaire, n'a-elle pas esté cachee par la main de Dieu, a ce que maintenant elle fust trouvee quand elle a esté religieusement cherchee ? »
Le grand Constantin reconnoit en ce fait l'admirable providence de Dieu, en l'epistre qu'il escrit a Macaire, [67] selon le recit d'Eusebe, lib. III de vit. Constan., cap. XXIX, et de Theodoret, lib. I, cap. XVII, la ou parlant de la conservation du sepulchre et autres saintz lieux du Calvaire il dit ainsy : « Car, que la remembrance de la tres sainte Passion ait esté si longuement accablee de terre, ainsy par l'espace de tant d'annees inconneuë, jusques a ce que le commun ennemi de tous ayant esté exterminé elle apparut a ses serviteurs, pour vray cela surpasse toutes sortes d'admirations. » Et plus bas : « La croyance de ce miracle surpasse toute nature capable de rayson humaine. »
Mais a qui revient l'honneur de ceste conservation tant miraculeuse de la Croix, sinon a Jesus Christ crucifié ? « Elle a pris et beu ceste vertu incorruptible du sang de la chair, laquelle ayant souffert la mort n'a point veu la corruption : Istam incorruptibilem virtutem de illius profecto carnis sanguine bibit, quæ passa mortem non vidit corruptionem. » Ce sont paroles de saint Paulin ad Severum. [68]
Apres que ce traitteur a discouru a playsir sur le sousterrement et lieu de la Croix, il veut en un autre endroit combattre l'invention d'icelle, et veut persuader que ceste invention est inventee. « Il n'est besoin, » dit-il, « d'entrer sur la recerche si ç'a esté une invention controuvee ou vraye, combien que Volaterran et Frere Onufrius Panvinius, de l'ordre des Augustins, en ses notes sur Platine, en la vie d'Eusebe Pape 32, donne assez à entendre que c'est chose incertaine, veu la diversité qui se trouve és autheurs touchant le temps de ceste invention. Et, si lon croid quelques historiens, Helene estoit encore infidele alors, et Constantin mesme n'estoit pas ferme Chrestien et n'avoit rien en Syrie adonc ; et quelques uns disent qu'elle ne fut trouvee du temps du grand Constantin, ains de Constantin son fils ; joint qu'Eusebe, qui a escrit la vie de « Constantin et qui parle de ce que Helene a fait en Jerusalem, ne dit un seul mot de ceste invention de Croix. Aussi ne s'accorde sainct Ambroise avec les autres historiens, car il dit que ceste Croix fut cognue au titre d'icelle, et les autres disent que ce fut par la [69] « guerison miraculeuse d'une femme. » Voyla ce que dit le traitteur quant a ce point.
Or, qui vid jamais une rayson si desraysonnable, que pour l'incertitude du tems, on tire en consequence l'incertitude de la chose mesme ? Combien de tems y a-il que le monde fut creé ? Il n'y a chronologien qui n'en ayt son opinion a part ; faut-il dire pourtant que le monde n'a pas esté creé ? En quel aage mourut Nostre Seigneur ? Qui dit a trente un, qui dit a trente deux, qui a trente quattre ans, et ce grand Irenee passe jusques a cinquante : faudroit-il donques dire, pour ceste diversité d'opinions de l'aage auquel Nostre Seigneur souffrit, que sa mort fust incertaine ? Autant en diray-je du baptesme d'iceluy et de cent autres choses tesmoignees en l'Escriture, lesquelles estans tres certaines ont la circonstance du tems tres incertaine. Chacun sçait que saint Clement fut Pape, mays on ne sçait si ce fut devant ou apres Linus et Cletus. Combien de gens y a-il au monde qui ne sçavent ni le jour, ni l'an de leur naissance ? Volaterran, donques, et le docte Onufrius ne monstrent point que l'histoire de l'invention de la Croix soit incertaine, quoy qu'ilz produisent l'incertitude du tems auquel elle [70] a esté faite. Il n'importe de sçavoir le jour, l'an, l'heure ; il suffit que la chose soit advenue. Et quant a Panvinius, voyant Platine dire que ceste invention fut faite sous Eusebe, il se resoult, et dignement, a l'opinion contraire, ne laissant pas la chose indecise, comme presuppose le traitteur, qui s'enferre luy mesme quand, laissant les autheurs d'accord en l'invention de la Croix, il allegue seulement leur discorde en l'aage et tems d'icelle ; car c'est purement confesser ce qu'il avoit premierement nié, a sçavoir, qu'il y a bon tesmoignage que Dieu a voulu que la Croix de son Filz vint a notice. Rien de bon, rien de saint ne se fait que Dieu n'en soit autheur. Or l'invention de la Croix est celebree par tant de graves et saintz Peres, comme une œuvre pieuse et sainte : comme donques n'y a-il point de tesmoignage que Dieu l'aye voulue ? Tesmoigner qu'une œuvre est sainte, c'est tesmoigner que Dieu la veut. Mais il y a plus, car tous les plus graves autheurs qui ont escrit de l'invention de la sainte Croix, comme saint Ambroise, saint Paulin, Eusebe, Ruffin, Sozomene, Socrates asseurent qu'Heleine fut inspiree d'aller a la recherche de ce bois sacré. Eusebe dit : « Avertie par des divines [71] visions. » Divino inspirata consilio, dit Paulinus : « Inspiree par le conseil divin. » Infuso sibi Sancto Spiritu, dit saint Ambroise : « Le Saint Esprit luy estant infus. » Et Socrates : « Admonestee divinement en sommeil. » Voyla donques plusieurs tesmoignages que Dieu a voulu la Croix de son Filz estre trouvee.
Mais le traitteur oppose qu'Eusebe, parlant en la vie de Constantin de ce qu'Heleine fit en Hierusalem, ne fait aucune mention de l'invention de la Croix. Je dis qu'il laissa d'en parler tout expres en la vie de Constantin, pour estre chose toute conneuë de ce tems-la ; et neanmoins il touche ceste histoire en passant, es lettres qu'il recite de Constantin a Macaire, Evesque de Hierusalem. Mais en sa Chronique, traduitte par saint Hierosme, il tesmoigne si ouvertement ceste invention que rien plus : « Heleine, » dit-il, « mere de Constantin, advertie par des divines visions, trouva pres de Hierusalem le tres heureux bois de la Croix, auquel le salut du monde fut pendu. »
Et saint Ambroise ne se trouvera point contraire en cest endroit aux autres, car ce qu'il dit, les autres le disent, quoy qu'il ne die pas tout ce que les autres disent. Il est vray, comme dit saint Ambroise, que la Croix de Nostre Seigneur fut conneuë par le tiltre ; mais par ce que le tiltre estoit separé de la Croix, comme dit Sozomene, elle n'estoit pas encores du tout asses evidemment reconneuë, dit Ruffin. On commença donques a la [72] connoistre par le lieu de l'affixion du tiltre ; c'est ce que rapporte saint Ambroise : puys on la reconneut encores mieux, et plus parfaitement, par les miracles que Dieu fit a l'attouchement de ce saint bois ; car Heleine ayant trouvé trois croix aupres du sepulchre, et ne pouvant reconnoistre a plein laquelle estoit la sainte et sacree, Macaire, Evesque de Hierusalem, fit une fort belle priere a Dieu, recitee par Ruffin, pour obtenir un signe par lequel on peust discerner la Croix de Jesus Christ. Or y avoit-il, la pres, une dame presque morte d'une maladie longue et incurable, a laquelle on appliqua les deux croix des larrons ; mais pour neant, car la mort ne les craignoit point ; on la toucha donques du bois de la Croix sainte, et tout aussi tost la mort se retira bien loin, ne pouvant porter l'effort de la Croix sur laquelle elle avoit esté pieça vaincue et morte, lhors qu'elle osa entreprendre d'y faire mourir la vie : ainsy ceste femme, toute guerie sur le champ, se leve cheminant et louant le Crucifié. Saint Paulin, Sulpice et Sozomene recitent qu'alhors mesme un homme mort ressuscita au toucher de ce saint bois.
Enfin ce traitteur dit plusieurs choses en cest endroit sans alleguer autres autheurs, sinon quelqu'un et quelques uns, a quoy je ne suis obligé de respondre jusques a ce qu'il les me nomme. Aussi bien ce qu'il en veut deduire n'est gueres a propos, nomplus que l'histoire [73] impertinente qu'il a prise des Sermons de Discipulus, Serm. XXI, De Invent. Crucis, qui ne fait rien contre nous, puysque les Catholiques ne tiennent pas ce disciple pour maistre de leur foy ; et ne disons pas que quelque particulier Catholique ne puisse avancer quelque chose mal asseuree, mais cela ne prejudicie point a la foy publique de l'Eglise. Cependant Discipulus ne baille pas ce conte-la pour chose asseuree, mais proteste de l'avoir pris du livre apocriphe de Nicodeme, ce que le traitteur a dissimulé. [74]
L'on trouve que le saint bois de la Croix a eu plusieurs usages parmi les Chrestiens, des son invention, mays parlant generalement on les peut reduire a trois. Car les Anciens s'en sont servis : 1. comme d'un cher memorial et devote remembrance de la Passion ; 2. comme d'un bouclier et remede contre toutes sortes de maux ; 3. comme d'un saint et propre moyen pour honnorer Jesus Christ crucifié. Or le traitteur fait semblant d'ignorer tout cecy ; et quant au premier usage, qui est de representer la Passion, il en parle en ceste sorte : « Si par le mot de croix nous entendons les souffrances que le Fils de Dieu a portees en son corps et en son ame, ayant esté rempli de douleurs, comme dit Esaye, chap. 53, et ayant esté contristé en son ame jusques à la mort, voire ayant beu la coupe de l'ire de Dieu, à cause dequoy il a crié : mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? il est certain que telles souffrances [75] ne se peuvent representer, car nos sens ne les sauroyent comprendre ; mais par la foy nous entendons qu'elles sont infinies et indicibles, pourtant nous disons en nostre symbole que nous croyons que Jesus Christ a souffert, qu'il a esté crucifié, mort et enseveli, et est descendu aux enfers : que si cela est indicible, il est aussi irrepresentable. » Voyla sa philosophie, mays voyons un peu qu'elle vaut.
Si par les souffrances de Nostre Seigneur, il entend la valeur et merite d'icelles, il dit vray qu'elles sont infinies ; mais il s'explique mal les appellant souffrances, douleurs, tristesses, couppe de l'ire de Dieu et abandonnement d'iceluy : il faudroit plustost les appeller consolation et douce eau salutaire, de laquelle les abbreuvés n'auront jamais plus soif. Puys encor dit-il mal, car quoy que ceste valeur et ce merite de la Passion soyent infinis, et que nos sens ne les puissent comprendre, ilz sont neanmoins representables, autrement ilz ne seroyent pas croyables : rien n'est creu qui ne soit premier representé a nostre ouÿe, qui est un de nos sens. Daniel represente Dieu ; l'homme est fait a l'image et ressemblance de Dieu, ce qui ne se peut sans qu'il le represente. Les choses invisibles de Dieu se voyent de la creature du monde par les choses faites. [76] Ainsy les cieux nous representent et annoncent la gloire de Dieu ; ainsy les Cherubins, quoy qu'invisibles et surmontans de bien loin la capacité de nos sens, n'ont pas laissé d'estre representés en l'ancienne Loy.
S'il entend les propres peynes, souffrances et passions de Nostre Seigneur, il est inepte de dire qu'elles sont irrepresentables ; car, qu'est-ce que representoyent tant de sacrifices sanglans de l'ancienne Loy ? Et qu'est-ce que represente maintenant l'Eucharistie, sinon la passion et mort du Sauveur ? Jacob n'eut pas plus tost veu la robbe de son filz Joseph ensanglantee, que tout a coup il se representa tant vivement la mort presupposee d'iceluy, qu'il ne pouvoit estre consolé. Qui est-ce qui, voyant la Croix de Nostre Seigneur, ne se represente sa mort et passion ? « J'ay veu bien souvent, » dit saint Gregoire Nissene, « la figure de la Passion, et n'ay peu passer les yeux sur ceste peinture sans larmes, lhors que je voyois l'ouvrage de l'artifice estre demonstré en la personne signifiee. » C'estoit lhors qu'il voyoit l'image d'Abraham sacrifiant son filz, tant elle lui representoit piteusement les martires de ces deux personnages, et la passion de Nostre Seigneur qui y estoit figuree.
Et est encores inepte, ce traitteur, s'il veut dire que les souffrances mesmes sont infinies, par ce que boire l'ire de Dieu et estre abandonné d'iceluy est un mal infini ; il semble neanmoins que ce soit son intention, [77] quand il dit que le Sauveur a beu la couppe de l'ire de Dieu, et met entre les articles de la Passion la descente aux enfers, ce que sans doute il rapporte a la crainte que Calvin attribue a Jesus Christ, disant qu' « il eut peur et crainte pour le salut de son ame propre, redoutant la malediction et ire de Dieu. » Mays cela est un blaspheme intolerable, comme j'ay monstré ci devant, puysque la crainte presuppose probabilité en l'evenement du mal que l'on craint, et que partant Nostre Seigneur auroit eu probabilité de sa damnation, chose horrible a dire. Le traitteur donq ne peut pas dire que les souffrances de Nostre Seigneur sont irreprensentables pour estre infinies, et moins encor pour estre indicibles ; car Dieu, qui est infini, ne laisse pas de nous estre representé en plusieurs sortes, et sa gloire mesme, quoy qu'elle soit indicible quant a la grandeur de ses perfections. Autrement, ni Dieu, ni sa gloire ne sont pas du tout indicibles, car ilz seroyent incroyables, puysque nous ne croyons que par l'ouÿe.
Or, ces inepties sont mises en avant par le traitteur, d'autant qu'il pense que pour representer une chose il la faille ressembler de toutes pieces, ce qui est sot et ignorant ; car les plus parfaittes images ne representent [78] que les lineamens et couleurs exterieures, et neanmoins on dit, et il est vray, qu'elles representent vivement. Les choses sont representees par leurs effectz, par leurs ressemblances, par leurs causes, et en fin, par tout ce qui en resveille en nous la souvenance ; car tout cela nous rend les choses absentes comme presentes.
Le traitteur dit que c'est un article de foy, et partant incomprehensible a nos sens. Je confesse tout cela, mays je dis aussi que cest article est representable, non pas certes parfaitement (car, qui representeroit jamais la valeur et le prix de ce sang divin, et la grandeur des travaux inteneurs du Sauveur ?) mays il est representable comme les hommes et les maysons, dont on ne represente que les visages et façades exterieures. Or, que le bois de la Croix represente la Passion de Nostre Seigneur, la chose est de soy trop claire : l'infaillible rapport que la Croix a au Crucifix ne peut moins operer que ceste representation. Dont Ruffin, parlant de la piece de la Croix que Heleine laissa en Hierusalem, il dit « qu'elle estoit encores gardee de son tems avec une soigneuse veneration pour souvenance et memoire : Etiam nunc ad memoriam sollicita veneratione servatur. » Autant en dit Socrates. Theodoret dit « qu'on la bailla en garde a l'Evesque, a fin qu'elle fust pour memorial de salut a la posterité. » Ainsy Constantin le Grand, en l'epistre a Macaire, appelle les lieux du sepulchre et Croix de Nostre Seigneur : « Significationem Passionis sanctissimæ : Signe de la tres sainte Passion. » Et saint Paulin, en l'epistre a Severe, luy envoyant une petite piece d'une partie de la Croix : « Que vostre foy, » dit-il, « ne soit point restrecie, vos yeux charnelz voyans peu de chose ; mays que, par la veuë interieure, elle voye en ce petit peu toute la vertu de la Croix, pendant que vous penses voir ce bois-la auquel nostre salut, auquel le Seigneur de majesté, estant cloué, fut pendu, tout le monde tremblant, et vous resjouisses avec crainte. » Et plus bas, parlant de l'invention de la Croix, il dit « que les Juifz l'eussent abolie s'ilz l'eussent trouvee, et n'eussent peu souffrir, » ce sont ses paroles, « qu'en la Croix [79] demeurant en estre, la Passion de celuy-la fust honnoree, duquel ilz ne peuvent supporter la resurrection estre reveree, laquelle a esté prouvee par le sepulchre vuide, les sceaux en estans levés. »
Mays, s'il m'est permis de parler par experience, quelle devotion vit-on s'allumer parmi les deux Confrairies d'Annessi et de Chambery, lhors qu'estans allees en procession a Aix, elles eurent ce bien d'y voir la sainte piece du bois de la Croix, laquelle y est conservee ; personne ne se peut tenir de pleurer et souspirer vers le ciel a la veuë de ce pretieux gage. Combien de saintes resolutions de mieux vivre a l'advenir, et de saintz desplaysirs et regretz de la vie passee prit-on a ceste occasion ? Certes, la simple veuë d'un bois n'eust pas eu ce credit, si, par la, la toute puissante Passion du Sauveur n'eust esté vivement representee. Sainte et admirable vertu de la Croix, pour laquelle elle merite d'autant plus estre honnoree. [80]
Les Anciens, ayans consideré les raysons que nous avons tirees cy devant de l'Escriture Sainte pour l'honneur et vertu du bois de la sainte Croix, et ayans esté asseurés de grand nombre de miracles que Dieu avoit fait en iceluy et par iceluy, ilz l'ont employé comme une defense et rempart contre toutes sortes d'adversités.
I. Ilz sçavoyent que la conservation de ce saint bois de la Croix avoit esté toute miraculeuse : 1. en ce qu'elle avoit esté cachee a ceux qui l'eussent abolie s'ilz l'eussent [81] trouvee, et mesmement aux Gentilz qui fouirent beaucoup la terre ou elle estoit, pour edifier le temple de Venus ; 2. et avoit esté trois cens trente ans environ dans la terre sans pourrir.
II. Ilz avoyent veu les miracles de son invention : 1. en ce qu'elle avoit esté revelee a Heleine par divines revelations ; 2. en ce que, par l'attouchement d'icelle, la maladie incurable de ceste dame avoit esté guerie, et un homme mort ressuscité. [82]
Cela fut cause qu'ilz la mirent en usage comme un grand remede et preservatif ; et partant, Heleine envoya un des clouz de la Croix pour mettre en la couronne de Constantin son filz, « a fin qu'il fust en ayde et secours pour la teste de son filz, et en repoussast les fiesches des ennemis : Qui præsidio esset capiti filii sut, et hostium tela repelleret. » Ce sont les paroles de Theodoret. Elle manda encores a l'Empereur une piece de la Croix, « laquelle incontinent qu'il eut reçeuë, estimant que la ville ou elle seroit gardee seroit maintenue saine et sauve, il l'enferma dedans sa propre statue, laquelle fut colloquee a Constantinople, en la place nommee de Constantin, sur une grande colomne faitte de pierre de porphire. » Voyla comme parle Socrates.
De la est advenu « que tout le monde s'est efforcé d'avoir de ce bois, si que ceux qui en ont quelque peu l'enchassent en or et le mettent en leur col, estans par la beaucoup honnorés, et magnifiés, et munis, et contregardés, quoy que ç'ayt esté le bois de condamnation. » Saint Chrysostome parle ainsy, et saint Cyrille de Hierusalem, parlant des tesmoignages de Jesus Christ : « Le bois de la Croix en tesmoigne, » dit-il, « qui apparoist entre nous jusques aujourd'huy, et entre ceux lesquelz, prenans d'iceluy selon la foy, en [83] ont rempli des ce lieu presque tout le monde. » Et ailleurs, parlant de la Passion : « Si je la niois, » dit-il, « le Calvaire duquel nous sommes tous proches me convaincra, le bois de la Croix me convaincra, lequel des ici a esté espars en tout l'univers par petites pieces. » Et saint Gregoire Nissene raconte que sainte Macrine avoit accoustumé de porter une piece de la vraye Croix enchassee dans une petite croix d'argent.
Tout ceci se rapporte a ce que saint Paulin en dit plus expressement escrivant a Severe, la ou ayant dit qu'on ne pouvoit voir la piece de la vraye Croix qui estoit en Hierusalem sinon par le congé de l'Evesque, il continue en ceste sorte : « Par la seule faveur duquel on a ce bien, d'avoir des petites piecettes et particules de ce bois sacré pour une grande grace de foy et benediction, laquelle Croix mesme, ayant une vive vigueur en une matiere insensible, elle preste des ce tems la et fournit de son bois aux desirs presque tous les jours infinis des hommes. Et pour tout cela elle n'en amoindrit point et n'en sent point de perte, et demeure comme si on n'y avoit point touché, les hommes prenans tous les jours d'icelle partagee et divisee, l'honnorans tous-jours neanmoins toute entiere. Mais ceste vertu incorruptible, et indommageable ou imperissable solidité, a esté beuë et tiree du sang de la chair laquelle ayant souffert mort n'a point veu la corruption. » Le latin est plus beau : Cujus Episcopi tantum munere, de eadem Cruce, hæc minuta sacri ligni ad magnam fidei et benedictionis gratiam haberi datur. Quæ quidem Crux in materia insensata vim vivam tenens, ita ex illo tempore innumeris pene quotidie hominum votis lignum suum commodat, ut detrimentum non sentiat, et quasi intacta permaneat, quotidie dividuam sumentibus [84] et semper totam venerantibus. Sed istam imputribilem virtutem et indetribilem soliditatem de illius profecto carnis sanguine bibit, quæ passa mortem non vidit corruptionem. Voyla pas de grans tesmoignages de la vertu de la Croix ? Tout le Christianisme en vouloit avoir en ce tems la, et Dieu, se monstrant favorable a ceste devotion, multiplioit le bois de la Croix a mesure que l'on en levoit des pieces ; signe evident que l'Eglise de ce tems la avoit une autre forme que la reformation des novateurs.
Le mesme saint Paulin, envoyant a saint Sulpice une petite piece de la Croix : « Receves, » dit-il, « un grand present en peu de chose, et en une rogneure presque indivisible d'une petite buchette, receves une defense pour la vie presente et un gage de l'eternelle. » Ainsy, luy mesme raconte, que voyant brusler a Nole par un embrasement presque incroyable une mayson qui estoit vis a vis de l'eglise de saint Felix, il s'eslança contre le feu, et l'esteignit par la vertu d'une piece de la Croix qu'il tenoit .
De Crucis æternæ sumptum mihi fragmine lignum
Promo, tenensque manu adversus procul ingero flammis...
Profuit, et nostram cognovit flamma salutem.
Nec mea vox aut dextra illum, sed vis Crucis ignem
Terruit, inque loco de quo surrexerat ipso,
Ut circumseptam præscripto limine flammam
Sidere et extingui fremitu moriente coegit,
Et cinere exortam cineri remeare procellam.
Quanta Crucis virtus, ut se natura relinquat,
Omnia ligna vorans ligno Crucis uritur ignis...
Vicerat ignis aquam ; nos ligno extinximus ignem. [85]
« Je prens de ce saint bois de la Croix, et en jette
Un seul eschantillon a travers de ce feu ;
L'on conneut tout soudain combien il avoit peu :
La flamme, respectant notre salut, s'arreste.
Ce ne fut point ma voix ni ma main plus puissante,
Mais l'effort de la Croix qui luy fit ceste peur,
Et qui la contraignit de perdre sa fureur,
La mesme ou elle avoit esté plus violente ;
Et comme s'on eust peu sa rage confiner,
On la vit de la cendre en cendre retourner.
Quelle est donq, o Chrestiens, de ceste Croix la force,
Puysque contre elle en vain la nature s'efforce,
S'abandonne soy mesme et luy quitte ses droitz ?
Puysque le feu, bruslant toute sorte de bois,
Par le bois de la Croix brusle de telle sorte ?
Tesmoignant que le feu, ayant surmonté l'eau,
Pouvoit estre vaincu (quel remede nouveau)
Par le seul bois, pourveu que de la Croix il sorte. »
Evagrius recite que la ville d'Apamee estant reduitte a l'extremité par le siege de Cosroës, les habitans prierent leur Evesque, nommé Thomas, de leur monstrer une piece de la Croix qui estoit la. Ce qu'il fit la portant autour du sanctuaire, et alhors une flamme de feu resplendissant et non bruslant suivit Thomas allant de lieu en lieu, si que toute la place, en laquelle s'arrestant il monstroit la venerable Croix au peuple, sembloit brusler, et cecy fut fait non une fois ou deux, mays plusieurs ; chose laquelle presagea le salut d'Apamee qui s'ensuivit despuys. Ce sont presque les parolles d'Evagrius qui recite cecy comme tesmoin oculaire. [86]
Ce n'est donq pas merveille si saint Ambroise, parlant du clou de la Croix, dit que « c'est un remede pour le salut, et que par une puissance invisible il tourmente les diables » ; et saint Cyrille, que jusques a son tems le bois de la Croix qui estoit en Hierusalem guerissoit les maladies, chassoit les diables et les charmes. Et saint Gregoire le Grand, Livre troisiesme de ses Epistres, en la trente cinquiesme parle de l'huile de la sainte Croix, lequel en touchant guerissoit ; et Bede tesmoigne que c'estoit un huile qui sortait de soy mesme du bois de la Croix. Voyes le grand Cardinal Baronius sous l'an 598.
Qu'est-ce que respondra a tout cecy le traitteur ? dira-il que les tesmoins que je produis sont reprochables ? mays certes, ce sont tous autheurs graves. Peut estre respondra-il que cependant ilz n'attribuent rien a la sainte Croix ou au seul signe d'icelle ; mays nous avons ja protesté que la Croix n'est que l'instrument de Dieu es œuvres miraculeuses, si que d'elle mesme elle n'a point de proportion avec telles operations ; le cas est tout semblable en la robbe de Nostre Seigneur et es os d'Helisee. Je concluray donques avec Justinien l'Empereur, que ç'a esté pour nous que la Croix a esté trouvee. « Heleine, » dit-il, « mere de Constantin le Grand, femme tres devote, nous a trouvé le sacré signe des Chrestiens. » [87]
J'ay dit cy dessus que les Anciens avoyent en usage le bois de la sainte Croix pour honnorer en iceluy Jesus Christ crucifié, d'autant que l'honneur de la Croix se rapporte tout au Crucifix. Or cecy a esté tesmoigné en l'ancienneté par plusieurs moyens :
Et 1. par les lieux honnorables dans lesquelz ilz logeoyent les pieces de la Croix. Nous avons veu que l'Empereur Constantin en mit une dans sa propre statue en un lieu fort honnorable de Constantinople, comme une sainte defense de toute la ville. Saint Chrysostome nous a tesmoigné qu'on enchassoit les autres en or, et les pendoit-on au col par honneur ; saint Gregoire Nissene nous a dit que sainte Macrine en portoit une dans une croix d'argent. Theodoret, Ruffin, saint Paulin et les autres racontent qu'Heleine fit dresser un magnifique temple, sur le mont de la Croix, tout lambrissé en or, dans la sacristie duquel estoit pretieusement gardee une piece de la Croix. Saint Paulin envoya une petite piece d'icelle a saint Sulpice pour la consecration d'une Eglise : « Nous avons trouvé, » dit-il, « dequoy vous envoyer pour la sanctification du temple, et pour combler la benediction des saintes reliques, c'est a sçavoir, une partie d'une petite piece du bois de la divine [88] Croix. » Et le mesme Paulin mit par honneur, en une belle eglise de Nole, une piece de la Croix avec les reliques des Saintz, dans le maistre autel, avec ces vers :
Hic pietas, hic aima fides, hic gloria Christi,
Hic est martyribus Crux sociata suis.
Nam Crucis e ligno magnum brevis hastula pignus,
Totaque in exiguo segmine vis Crucis est.
Hoc Melanæ sanctœ delatum munere Nolam,
Summum Hierosolymæ venit ab urbe bonum.
Sancta Deo geminum velant altaria honorem,
Cum Cruce apostolicos quæ sociant cineres.
Quam bene junguntur ligno Crucis ossa piorum,
Pro Cruce ut occisis in Cruee sit requies.
« Icy la pieté, la foy, la gloire encore
De nostre Redempteur se trouvent assemblés ;
Icy la sainte Croix, a soy tient accouplés
Les cors de saintz Martyrs que pour siens ell'honnore ;
Car, pour peu qu'il y ait de ce bois admirable,
Le gage en est tres grand, et le moindre festu
De toute la grand 'Croix tient toute la vertu,
N'estant moins que son tout a tous nous venerable.
C'est de Hierusalem qu'un bien si grand et rare
Nous arriva jadis, par le devot bienfait
De Meleine qui fut de nom sainte et d'effect, [89]
Qui d'un si riche don ne nous fut point avare.
Ces grans et saintz autelz, quoy que couvertement,
Presentent au grand Dieu double honneur doublement,
Ayans avec la Croix les cendres glorieuses
Des Apostres, aussi reliques pretieuses,
Qui sont bien a propos jointes en mesme lieu :
Cy la Croix, la les os des serviteurs de Dieu,
Lesquelz, autrefois, mortz pour la Croix en ce monde,
Ores, en la mesme Croix, prennent leur paix profonde. »
Et saint Ambroise dit qu'Heleine fit sagement, laquelle leva la Croix sur le chef des roys, a fin que la Croix fut adoree es roys.
2. Par les pelerinages que l'on faisoit en Hierusalem pour visiter la sainte Croix. « Heleine laissa une partie de la Croix en une chasse d'argent, pour souvenance et monument a ceux qui seroyent conduitz du desir de la voir. » Ce sont les paroles de Socrates. Et saint Paulin dit que ceste piece-la n'estoit monstree sinon les festes de Pasques, « hormis a la requeste de quelques devotes personnes, qui alloyent seulement en pelerinage en Hierusalem pour voir ceste sainte relique, en recompense de leur long voyage. » Et tesmoigne que sainte Meleine avoit esté en Hierusalem a cest effect, et en avoit apporté une petite piece du saint bois. Ainsy Jean Moscus Eviratus, ou Sophronius, raconte que l'Abbé Gregoire avec Tallelæus firent ce pelerinage ensemble, et que l'Abbé Jean, anachorete, avoit accoustumé de le faire bien souvent.
3. Par l'adoration solemnelle de ceste mesme Croix qui estoit en Hierusalem ; « laquelle, » et ce sont les paroles de saint Paulin, « l'Evesque de ceste ville la produit [90] toutes les annees a Pasques pour estre adoree du peuple, luy estant le premier a l'honnorer : Episcopus urbis ejus quotannis, cum Pascha Domini agitur, adorandam populo princeps ipse venerantium promit. » Et ceux que Eviratus raconte y avoir fait pelerinage, y alloyent pour adorer la sainte Croix et les lieux venerables, comme dit expressement l'histoire.
4. Mays il y a bien plus, car, auparavant mesme que la Croix fust trouvee par Heleine, les Chrestiens monstroyent en quel honneur ilz avoyent la Croix, honnorans mesme le lieu ou elle avoit esté plantee ; ce qui est touché par tous les autheurs, mays beaucoup plus expressement par Sozomene qui dit « que les ennemis de la Croix avoyent dressé un temple a Venus, dans lequel ilz avoyent mis l'idole d'icelle a ceste intention, que ceux qui adoreroyent Jesus Christ en ce lieu-la semblassent adorer Venus, et que, par longueur de tems, la vraye cause vint en oubli pour laquelle les hommes venerent ce lieu-la. » Donques les Gentilz virent que les Chrestiens veneroyent ce saint lieu auquel Nostre Seigneur avoit esté crucifié ; combien plus eussent-ilz veneré la sainte Croix ?
5. Et partant, Lactance Firmien, avant que la Croix fust trouvee, avoit desja escrit :
Flecte genu, lignumque Crucis venerabile adora.
« Plie le genou et adore le bois venerable de la Croix. »
Et Sozomene, apres avoir raconté l'histoire de l'invention [91] de la Croix et les merveilles qui s'y firent : « Ni cela, » dit-il, « n'est pas tant esmerveillable, principalement puysque les Gentilz mesme confessent que cecy est un vers de la Sibile :
O lignum felix in quo Deus ipse pependit.
« O bois heureux qui tins Dieu mesme en toy pendu. »
Car personne (quoy qu'on voulust par tous moyens combattre contre cecy) ne le sçauroit nier : dont le bois de la Croix et sa veneration a esté presignifié par la Sibile. » Voyla ses motz.
6. Parce que les Anciens estimoyent de beaucoup s'entre honnorer quand ilz se donnoyent les uns aux autres des pieces de la Croix par present, comme nous avons veu d'Heleine et de Constantin, de sainte Meleine et de Paulin et de Sulpice. Ainsy saint Gregoire le Grand envoya a Recharet, roy des Visigotz, une particule de la Croix, comme un grand present. Comme, de la memoire de nos peres, le roy des Abassins envoya par honneur un pareil present au roy Emmanuel de Portugal, par Matthieu, Armenien, son embassadeur, comme un gage de la fidelité de son alliance . [92]
7. Les Anciens ont honnoré la Croix luy attribuans plusieurs noms honnorables : comme Heleine et saint Ambroise l'ont appellee « Estendart de salut, Triomphe de Jesus Christ, Palme de la vie eternelle, Redemption du monde, Espee par laquelle le diable a esté tué, Remede de l'immortalité, Sacrement de salut, Bois de verité ; » saint Paulin l'appelle « Defense de la vie presente, gage de l'eternelle, chose de tres grande benediction ; » Macaire, Evesque de Hierusalem, l'appelle « Bois bien heureux, Croix qui a esté pour la gloire du Seigneur ; » Justinien l'Empereur, « sacrum Christianorum Signum : Signe sacré des Chrestiens ; » et le grand saint Cyrille, au recit du traitteur mesme, l'appelle « Bois salutaire », et ailleurs, « Trophee du Roy Jesus ; » Eusebe, « Bois tres heureux; » Lactance, « Bois venerable. » Ainsy l'antiquité l'a nommee de cent noms tres venerables.
8. Quelques uns des anciens Peres ont estimé que ce mesme bois de la vraye Croix seroit reparé et comparoistroit au ciel le jour du jugement, selon la parole de Nostre Seigneur : Alhors apparoistra le signe du Filz de l'homme au ciel. C'est l'advis (ce me semble) [93] de saint Chrysostome, au sermon de la Croix et du larron, et de saint Cyrille en ses Catecheses, et de saint Ephrem au livre De la vraye penitence, chap. III, IV ; et a esté predit par la Sibile disant :
O lignum felix in quo Deus ipse pependit.
Nec te terra capit, sed cæli tecta videbis,
Cum renovata Dei facies ignita micabit.
« O bois heureux qui tins Dieu mesme en toy pendu,
Quel honneur te pourroit en terre estre rendu ?
Au ciel un jour, o Croix, tu seras triomphante,
Quand la face de Dieu s'y fera voir ardante. »
Et la rayson y est bien apparente, parce que, entre toutes les croix, la vraye Croix est le plus proprement signe et Estendart de Jesus Christ.
9. Ce n'est donq pas merveille si saint Macaire et Heleine avoyent egale crainte, en l'invention de la Croix, « ou de prendre le gibbet d'un larron pour la Croix du Seigneur, ou que, rejettans le bois salutaire en guise de poutre d'un larron, ilz ne le violassent, » comme parle saint Paulin ; ni que saint Hierosme ne pouvoit voir asses tost le jour « auquel, entrant en la caverne du Sauveur, il peust bayser et rebayser le saint bois de la Croix » avec la devote Marcelle. Et pour vray, « si la robbe et l'anneau paternel ou quelque semblable chose est d'autant plus chere aux enfans, » comme dit saint Augustin, « que l'affection et pieté des enfans vers leur pere est plus grande, » tant plus un Chrestien sera affectionné a l'honneur de Jesus Christ, tant plus honnorera-il sa Croix. Saint Chrysostome proteste « que si quelqu'un luy donnoit les sandales et robbes de saint Pierre, il les embrasseroit a bras ouvertz et les mettroit comme un celeste don dans le plus creux [94] de son cœur » ; combien eust-il plus honnoré la Croix de son Redempteur ? Et saint Augustin, lequel recite que plusieurs miracles s'estoyent faitz avec un peu de la terre du Mont de Calvaire apportee par Hesperius l'un de ses familiers, et entre autres qu'un paralytique y estant apporté avoit esté soudain gueri, et qu'il avoit mis ceste terre-la honnorablement en l'Eglise : quel respect eust-il porté a la Croix de Nostre Seigneur ? Certes, il n'eust pas fait tant de diversions pour effacer la memoire des miracles que Dieu fait en icelle, et luy refuser un juste honneur, comme fait le traitteur, tout au long de son escrit.
C'est icy une forte preuve de l'honneur et vertu de la vraye Croix, car, comme parle le traitteur, « il est aisé a recueillir que, si le bois de la Croix n'a point eu de vertu ni de saincteté, ce qui n'en est que le signe ou image n'en a non plus » : au contraire donques, si le signe et image de la Croix a beaucoup de sainteté et de vertu, la Croix mesme en aura bien davantage. Prouvant donques, comme je feray desores, la sainteté de l'image de la Croix, je la prouve beaucoup plus, et a plus forte rayson, de la Croix mesme.
Or, l'on a fait les images de la Croix en diverses sortes, selon la diversité des opinions qui ont esté de la forme et figure de la vraye Croix : car les uns l'ont peinte comme un grand T latin ou grec, comme aussi se faisoit le Thau ancien des Hebreux, duquel saint Hierosme dit qu'il estoit fait en maniere de croix. Ceux [97] cy ont creu que la vraye Croix de Nostre Seigneur a esté composee de deux bois, dont l'un estait sur le bout de l'autre ; et neanmoins, comme il se voit encores en quelques images, ilz plantoyent sur la Croix un autre petit baston, pour y attacher l'inscription et cause que Pilate y fit mettre. Ceste-cy est l'opinion de Bede. Les autres, estimans que les deux bois de la vraye Croix se traversoyent en telle sorte que l'un surpassoit l'autre, ont fait l'image de la Croix en mesme maneire, affigeans l'escriteau a la partie plus haute. Et certes, il y a plus de probabilité en cecy, quand ce ne seroit que pour la commune opinion des Chrestiens, et que Justin le Martyr, au dialogue qu'il fit avec Triphon, appariant la Croix a la corne d'un licorne, semble la descrire en ceste sorte ; et saint Irenee dit que « l'habitude ou figure de la Croix a cinq boutz ou pointes : deux en longueur, deux en largeur, une au milieu sur laquelle s'appuye celuy qui est crucifié. » Et pour tout cela, la Croix ne lairra pas d'estre semblable au T latin, grec et hebreu, puysque il y aura peu de difference.
Outre cela, les Anciens ont quelquefois peint ou façonné sur la Croix d'autres choses, pour remarquer quelques misteres et moralités : car les uns courboyent le bout de la Croix en forme d'une crosse, pour representer la lettre P des Grecz, un peu plus bas ilz y mettoyent deux pieces en forme de la lettre X, qui sont les deux premieres lettres du nom de Christ, et un peu plus bas estoit le traversier de la Croix auquel pendoit un voyle, comme on fait maintenant en nos gonfanons, pour monstrer que c'estoit l'Estendart de Jesus Christ. C'est ainsy que l'a descritte Pierius, et apres luy le docte Bellarmin et plusieurs autres des nostres, a quoy le traitteur s'accorde. Les autres mettoyent sur la Croix une couronne esmaillee, qui de pierres pretieuses, comme [98] Constantin fit en son Labare ; qui de fleurs, comme fit saint Paulin en une belle eglise de Nole, sur l'entree de laquelle ayant fait peindre en ceste sorte une croix, il y fit mettre ces vers :
Cerne coronatam Domini super atria Christi
Stare Crucem, duro spondentem celsa labori
Præmia : tolle Crucem qui vis auferre coronam.
« Voys, sur le saint portail de ceste eglise ornee,
La Croix de ton Sauveur hautement couronnee,
Qui, fidelle, promet aux peynes et travaux
De ses vrays courtisans mille loyers tres hautz :
Prens donq avec sa Croix tous les maux qu'il te donne,
Si par elle tu veux prendre un jour sa couronne. »
Et sur trois autres portes de la mesme eglise estoyent peintes deux croix, deça et dela, sur lesquelles, outre les couronnes de fleurs, estoyent branchees des colombes, avec ceste devise :
Ardua floriferæ Crux cingitur orbe coronæ,
Et Domini fuso tineta cruore rubet :
Quæque super signum resident cæleste columbæ
Simplicibus produnt regna patere Dei.
« De mille belles fleurs une large couronne
La Croix de mon Sauveur tout par tout environne ;
Croix qui prend sa couleur de ce rouge et pur sang
Qui sort des piedz, des mains, de la teste et du flanc.
Deux colombes en sus monstrent qu'il nous faut croire
Qu'aux simples seulement Dieu fait part de sa gloire. »
Hac Cruce nos mundo et nobis interfice mundum,
Interitu culpæ vivificans animam : [99]
Nos quoque perfides placitas tibi, Christe, columbas
Si vigeat puris pax tua pectoribus.
« Fais, Dieu, que par ta Croix nous mourions tous au monde,
Fais que le monde aussi meure tout quant a nous ;
Ainsy il adviendra pour le salut de tous,
Que le peché mourant, la vie en l'ame abonde.
Et puysque nos forfaitz nous font abominables,
Espure de nos coeurs les cachotz plus infectz :
Lhors nous serons, o Dieu, comme colombes faitz,
Simples et bien aymés tout aussi tost qu'aymables. »
Le mesme saint Paulin avoit fait peindre la Croix autour de l'autel, avec une trouppe de colombes sur icelle, et force palmes, et un aigneau qui estoit sous la Croix teinte en sang ; autant desseignoit-il d'en faire en une basilique qu'il faisoit bastir a Fondi : et tout ceci monstre combien d'honneur l'on portoit a la Croix. Constantin, mettant la Croix en son Labare, croyoit que ce luy seroit un estendart salutaire, comme dit Eusebe ; y mettant le nom abregé de Christ, monstroit que la Croix estoit la vraye enseigne de Jesus Christ, et non le siege de l'idolatrie, comme le traitteur l'a descrit ; y mettant la riche couronne de pierres pretieuses, il declairoit que tout honneur et gloire appartient au Crucifix, et que la couronne imperiale devoit s'appuyer sur la Croix. Saint Paulin mettant la couronne de fleurs sur la Croix vouloit dire, comme il tesmoigne par ses vers, que par la Croix nous obtenons la couronne de gloire ; par les colombes il signifioit que le chemin du ciel, qui a esté ouvert par la Croix, n'estoit que pour les simples et debonnaires ; autres fois, par la trouppe de colombes il entendoit la trouppe des Apostres, qui en leur simplicité ont annoncé par tout la parole de la Croix. Par les palmes et par le sang il figuroit la Royauté de Nostre Seigneur ; par l'aigneau qu'il mettoit sous la Croix il representoit Nostre Seigneur, qui, estant immolé [100] sur l'autel de la Croix, a levé les pechés du monde. C'estoit une tres honnorable persuasion que les Anciens avoyent de la sainte Croix, qui les faisoit ainsy saintement philosopher sur icelle ; par ou l'on peut voir que, quand le traitteur dit que les Anciens ne faisoyent autre honneur a la Croix que de la couronner simplement de fleurs, ce n'est que faute d'en sçavoir davantage. Mays c'est une temerité trop excessive, qu'il mesure les choses par son sçavoir. [101]
J'aurois une belle campaigne, pour monstrer l'antiquité de l'image de la Croix, si je voulois m'estendre sus un monde de figures de l'Ancien Testament, lesquelles n'ont esté autres que les images de la Croix, et ne penserois pas que ce fust une petite preuve ; car, quelle rayson y pourroit-il avoir que cest ancien peuple, outre la parole de Dieu, eust encor plusieurs signes pour se rafraischir coup sur coup l'apprehension de la Croix future, et qu'il ne nous fust pas loysible d'en avoir en nostre Eglise pour nous rafraischir la memoire de la crucifixion passee ? Certes, il n'y auroit si bon traitteur qui ne s'eblouist quand je luy produirois les saintes observations qu'en a fait toute l'antiquité. Et saint Justin le Martyr traittant avec Triphon, Tertullien avec Marcion, et saint Cyprien avec tous les Juifz, ont estimé de faire un bon et ferme argument, produisans les figures de l'Ancien Testament pour l'honneur et reverence de la Croix : pourquoy ne pourrois-je raysonner sur un mesme sujet, par pareilles raysons, avec un traitteur qui se dit estre Chrestien ? Or, la briefveté a laquelle je me suis lié, ne me permet pas de prendre le loysir qu'il faudroit pour faire un si grand amas ; aussi lira-on avec plus de fruit ce que j'en pourrois dire es autheurs que j'ay des-ja cités, et en Jonas d'Orleans, en saint Gaudence sur l'Exode, et en la Theogonie de Cosme Hierosolymitain. Je me contenteray seulement de mettre en avant celle que tous les [102] Anciens, d'un commun accord, appliquent a la Croix : c'est le Serpent d'airain, qui fut dressé pour la guerison de ceux qui estoyent morduz de serpens ; duquel parlant le traitteur, il remarque qu'il ne fut pas mis ou « dressé sur un bois traversier, comme on le peint communement, car il estoit eslevé sur un estendard, » dit-il, « ou sur une perche, comme le texte le dit. » La ou je contremarqueray : 1. Que la proprieté des motz du texte ne porte aucunement que le Serpent fut eslevé sur une perche ; aussi Sanctes Pagninus a laissé le mot d'estendart, qui est sans doute le plus sortable et se rapporte mieux a ce qui estoit signifié. 2. Je remarque que les estendartz et enseignes se faisoyent jadis en forme de croix, en sorte que le bois auquel pendoit le drapeau traversoit sur l'autre, comme l'on voit aujourd'huy en nos gonfanons ; tesmoin le Labare des Romains, et Tertullien en son Apologetique ; si que le Serpent, estant mis sur un estendart, estoit par conséquent sur un bois traversier. 3. Je remarque que le traitteur a tort de contredire en ceci a la commune opinion, qui porte que le Serpent estoit eslevé sur un bois traversier, sans avoir ni rayson ni authorité pour soy ; et qu'au contraire, il est raysonnable que saint Justin le Martyr soit preferé en cest endroit, lequel, en l'Apologie pour les Chrestiens, recitant ceste histoire, tesmoigne que Moyse eslevant le Serpent le dressa en forme de croix. Voyci donques ou je pourrois cotter la premiere image de la Croix : car puysqu'il est ainsy, qu'une chose pour estre image d'une autre doit avoir deux conditions, l'une qu'elle ressemble a la chose dont elle est image, l'autre qu'elle soit patronnee et tiree sur icelle, le Serpent d'airain, estant dressé en semblable forme que la Croix, et ayant esté figuré, par la prevoyance de Dieu, sur icelle, ne peut estre sinon une vraye image de la Croix. [103]
Mais, pour m'accommoder au traitteur, il me suffira de parler des croix qui ont esté faittes en l'ancienne Eglise, dequoy il parle ainsy : « Les signes que lon faisoit au commencement n'estoient sinon avec le mouvement de la main appliquee au front ou remuee en l'air, n'ayant subsistance en matiere corporelle, de bois, pierre, argent, or, ou autres semblables. Le premier qui en fit d'estoffe fut Constantin, lequel ayant obtenu une notable victoire contre Maxence, fit son gonfanon en forme de croix, enrichi d'or et de pierreries. » J'admire ceste ignorance tant hardie : qui est celuy, tant soit-il peu versé en l'antiquité, qui ne sçache que tout au fin commencement de l'Eglise, les Gentilz reprochoyent de tous costés aux Chrestiens l'usage et veneration de la Croix ? ce qu'ilz n'eussent jamais fait s'ilz n'eussent veu les Chrestiens avoir des croix. Pour vray, Tertullien en son Apologetique dit qu'on reprochoit aux Chrestiens de son tems qu'ilz estoyent religieux et devotz de la Croix ; a quoy il ne respond autre, sinon : « Qui Crucis nos religiosos putat, consectaneus noster erit cum lignum aliquod propitiatur : Celuy qui nous pense religieux de la Croix, il sera nostre sectateur quand il honnore ou flatte quelque bois. » Et apres avoir remonstré qu'en la religion des Romains on honnoroit et prisoit des pieces de bois qui estoyent peu differentes de la Croix, et que les faiseurs d'idoles se servoyent d'instrumens faitz en forme de croix pour faire les mesmes idoles ; item, qu'ilz adoroyent les victoires, et que le dedans de leurs trophees (c'est a dire les instrumens sur lesquelz on portait les trophees) estoyent en forme de croix ; item, que la religion des Romains, estant toute militaire, veneroit les enseignes et estendartz, juroit par iceux, et les prisoit plus que tous les dieux, et que les voyles ou drapeaux des estendartz n'estoyent que comme des manteaux et vestemens des croix, il conclud disant : « Je loue ceste diligence ; vous n'aves pas voulu consacrer des croix nues et descouvertes, ou sans ornement. » La ou cest autheur si clair voyant ne nie pas, mays confesse plustost, [104] que les Chrestiens adoroyent la Croix ; ne mettant point autre difference entre les croix des Gentilz et les nostres, sinon en ce que les nostres estoyent nues et sans enrichissemens, et les leurs estoyent vestues de divers paremens.
Autant en dit, et beaucoup plus clairement, Justin le Martyr en sa seconde Apologie, la ou ayant monstré que sans la figure de la Croix l'on ne peut rien faire, et d'avantage, que les trophees et masses que l'on portait devant les magistratz avoyent quelque ressemblance de la Croix, et que les Gentilz consacroyent les images de leurs empereurs defunctz par la figure de la Croix, il conclud en fin en ceste sorte : « Puys donques, que par bonnes raysons tirees mesmes de la figure, nous faisons tant que nous pouvons ces choses avec vous, nous serons desormais sans coulpe. » Justin donques confesse qu'en matiere de faire des croix, nous ne faisions rien moins que les Gentilz, quoy que ce fust avec diversité d'intentions, ce qu'il va déduisant par apres fort doctement et au long. Autant en fait Minutius Felix .
Saint Athanase, qui vivoit du tems de Constantin le Grand, au livre des Questions a Antiochus, fait ceste demande : « Pourquoy est-ce que tous nous autres fidelles faisons des croix pareilles a la Croix de Christ, et que nous ne faisons point de remembrances de la sacree lance, ou du roseau, ou de l'esponge ? car ces choses sont saintes comme la Croix mesme. » A quoy il respond : « Pour vray, nous adorons la figure de la Croix, la composans de deux bois ; que si quelqu'un des infidelles nous accuse que nous adorons le bois, nous pouvons aysement separer les deux pieces de bois, et gastans la forme de la Croix, tenans ces deux bois ainsy separés pour neant, persuader a cest infidelle que nous n'honnorons pas le bois, mais la figure de la Croix : ce que nous ne pouvons faire de la lance, du roseau et de l'esponge. » Quelle apparence, donques, y a-il que Constantin ayt esté le premier qui a fait la Croix en matiere permanente ? puysque saint Athanase confesse que tous les fidelles de ce tems la faisoyent des croix de bois et les [105] honnoroyent, et en parle comme de chose toute vulgaire et accoustumee. La ou je ne me puis tenir de remarquer l'imposture du traitteur, lequel citant ce passage de saint Athanase, luy fait dire en ceste sorte : « Les Chrestiens monstroient qu'ils n'adoroient pas la Croix quand ils desassembloient ordinairement les deux principales pieces d'icelle, recognoissans que ce n'estoit que bois. » Car au contraire, saint Athanase dit expressement que tous les fidelles adoroyent la Croix, mais non pas le bois. Certes, ces reformeurs en font accroire de belles.
Et de vray, au moins ce traitteur devoit considerer que si Constantin dressa son Labare en forme de croix, pour la vision qu'il avoit eue d'une Croix a la façon de laquelle il fit dresser les autres (comme le traitteur mesme confesse que cela s'est peu faire), ce ne sera pas Constantin qui aura fait la Croix le premier en matiere subsistante, mais plustost Dieu, qui luy en fit le premier patron sur lequel les autres furent dressees. Que si, au contraire, ce ne fut point par advertissement de Dieu, ni pour aucune vision, que Constantin fit dresser son Labare et plusieurs autres croix, mais plustost par rayson d'estat, qui est l'opinion laquelle aggree plus au traitteur, a sçavoir, que « d'autant, » ce sont ses parolles, « qu'il avoit freschement esté eslevé à la dignité imperiale, par la volonté des gens de guerre qui l'avoient preferé aux descendans de Diocletian, il advisa que le moyen de se maintenir en ceste dignité contre ses competiteurs et debateurs seroit de se faire ami des Chrestiens, que Diocletian avoit persecutez à outrance, et à ceste occasion il fit eriger des croix avant mesme qu'il fust Chrestien » ; je prendray le traitteur au mot en ceste sorte :
Constantin pour se rendre amy des Chrestiens fit dresser plusieurs croix ; donques les Chrestiens de ce tems la aymoyent que l'on dressast des croix. Et qui les avoit gardés d'en dresser jusques a ceste heure la, au moins dedans leurs maysons et oratoires ? et comme pouvoit sçavoir Constantin que la maniere de flatter les [106] Chrestiens estoit de dresser des croix, s'il n'eust conneu qu'ilz en avoyent dressé auparavant et les honnoroyent ? Pour vray, les Reformeurs n'eussent pas esté amis de ces anciens fideles, ni leur doctrine jugee Chrestienne, puysqu'ilz abattent leurs croix, et taschent de persuader que c'est une « corruption » d'en avoir introduit l'usage et que « c'est encor plus mal fait de le retenir ; » ce sont les parolles mesmes du traitteur. Et s'il est vray, comme sans doute il est, ce qu'il dit ailleurs, rapporté de saint Gregoire Nazianzene, que « la verité n'est point verité si elle ne l'est du tout, et qu'une pierre precieuse perd son prix à cause d'une seule tare ou d'une seule paille, » la doctrine Chrestienne n'aura plus esté pure du tems de Constantin, selon l'opinion de cest homme, puysque les Chrestiens desiroyent et se plaisoyent que l'on plantast des croix, qui est une corruption, « levain et doctrine erronee, » a son dire.
Ce n'est pas peu, a mon advis, d'avoir gaigné ceste confession sur les ennemis des croix, que les Chrestiens il y a treize cens ans aymoyent et desiroyent que l'on dressast des croix ; et ne sçai comme on pourra appointer ce traitteur avec Calvin et les autres novateurs, car luy dit d'un costé que du tems de Constantin il y avoit corruption en l'Eglise, et Calvin avec les autres tiennent que l'Eglise a esté pure jusques presque au tems de Gregoire le Grand. Car Calvin, parlant de saint Irenee, Tertullien, Origene et saint Augustin, il dit « que c'estoit une chose notoire et sans doute, que despuys l'aage des Apostres jusques a leur tems il ne s'estoit fait nul changement de doctrine, ni a Rome ni aux autres villes ; » et le traitteur mesme (ne sçachant ce qu'il va faisant), parlant du tems de saint Gregoire et reprenant la simplicité des Chrestiens d'alhors, il dit que « leurs yeux commençoient fort à se ternir et à ne voir plus gueres clair au service de Dieu. » Voyes-vous comme il rapporte le commencement de leur pretendue corruption de la doctrine Chrestienne au tems de saint Gregoire ? et neanmoins, quant a la Croix, il l'a rapportee aux Chrestiens qui vivoyent du tems de Constantin [107] le Grand, lesquelz il fait (et c'est la verité) grans amateurs de l'erection des croix, que puys apres il appelle corruption. En fin, a ce que je vois, ilz confesseront tantost que c'est du tems des Apostres que nostre Eglise a commencé.
J'ay donq prouvé, non seulement que ce traitteur est ignorant d'avoir dit que Constantin estoit le premier qui avoit dressé des croix en matiere subsistante, mays encor, que l'erection des croix a esté prattiquee entre les plus anciens Chrestiens, car nous n'avons pas de gueres plus anciens autheurs que Justin et Tertullien. Encor diray-je, que de la memoire de nos peres, environ l'an 1546, l'on trouva pres de Meliapor, en une petite colline sur laquelle l'on dit que les Barbares tuerent saint Thomas l'Apostre, une croix tres ancienne incise sur une pierre carree, arrousee de gouttes de sang, sur le sommet de laquelle il y avoit une colombe. Elle estoit enfermee dedans un cercueil de pierre, sur lequel il y avoit certaine ancienne escriture gravee, laquelle, au rapport des plus expertz Brachmanes, contenoit le martyre du saint Apostre, et entre autres qu'il mourut baysant ceste croix-la, ce que mesme les gouttes de sang tesmoignent. Ceste croix, ayant esté mise en une chapelle que les Portugois edifierent en ce mesme lieu, toutes les annees environ la feste de saint Thomas, ainsy que l'on commence a lire l'Evangile de la sainte Messe, elle commence a suer le sang a grosses gouttes, et change de couleur, paslissant, puys noircissant, et apres se rendant bleuë celeste et tres aggreable a voir, revient en fin a sa naturelle couleur, a mesme que l'on a achevé le saint Office. Que s'il est arrivé en quelques annees que ce miracle ne se soit point fait, les habitans de ces contrees, enseignés par l'experience, se tiennent pour menacés de quelque grand inconvenient. Ceci est une chose toute conneuë et qui se fait a la veuë de tout le peuple, dont l'Evesque de Cocine en envoya une ample et authentique attestation, avec le portrait de ceste croix-la, au commencement [108] du saint Concile de Trente : qui est une marque bien expresse que les Apostres mesmes ont eu en honneur la sainte Croix. Et comme l'Apostre qui planta la foy parmi ces peuples y porta quant et quant l'usage de la Croix, ainsy Dieu, voulant en ces derniers tems y replanter encores la mesme foy, leur a voulu recommander l'honneur de la Croix par un signalé miracle, tel que nous avons recité. Aussi les habitans de Socotore, isle de la mer Erithree, qui ont esté et sont Chrestiens des le tems que saint Thomas y precha, entre les autres ceremonies catholiques ilz ont celle-ci, de porter ordinairement une croix pendue au col et luy porter grand honneur. Or, ce que je vay dire prouvera encores fort vivement ce que j'ay dit ci devant. [109]
Le traitteur, qui confesse le moins qu'il peut de ce qui establit la coustume ecclesiastique, apres avoir nié qu'avant le tems de Constantin il y eust des croix parmi les Chrestiens, en un autre endroit dit qu'au commencement, et mesme du tems de Theodose, « la Croix n'estoit « sinon deux bois traversans l'un l'autre, et n'y avoit « point de crucifix, et moins encores de vierge Marie, « comme depuis en quelques croix l'image du crucifix « est d'un costé, et celle de sa mere de l'autre. »
Je ne sçay qui peut esmouvoir cest homme a faire ceste observation, car que peut-il importer que l'on ait fait des croix simples plustost que des images du Crucifix, puysqu'aussi bien c'est chose toute certaine qu'on ne dresse pas des croix sinon pour representer le Crucifix ? mais avec cela, ceste observation est du tout fause, digne d'un homme qui mesprise l'antiquité. Saint Athanase, qui vivoit du tems de Constantin, escrit une histoire remarquable, de la malice enragee d'aucuns Juifz de la ville de Berite, lesquelz crucifierent une image tres ancienne de Jesus Christ qu'ilz avoyent trouvee parmi eux, en ceste sorte : Un Chrestien s'estoit logé en une mayson de louage, pres la synagogue des Juifz, et avoit attaché a la muraille vis a vis de son lict une image de Nostre Seigneur, laquelle contenoit en proportion la stature mesme d'iceluy. Apres quelque [110] tems il desloge de la, et prend mayson ailleurs, la ou portant tous ses meubles, il oublia de prendre l'image, non sans une secrette disposition de la Providence divine. Du despuys, un Juif print logis la dedans, et, sans avoir pris garde a ceste image, ayant invité un autre Juif a manger, il en fut extremement tancé, et quoy qu'il s'excusast de ne l'avoir pas veuë, il fut accusé et deferé comme mauvais Juif, ayant une image de Jesus de Nazareth ; dont les principaux des Juifz, entrans dans la mayson ou estoit l'image, l'arracherent et la mirent en terre, puys exercerent sur elle toutes les semblables actions qui furent exercees sur Jesus Christ quand on le crucifia, jusques a luy bailler un coup de lance sur l'endroit du flanc. Chose admirable ; a ce coup le sang et l'eau commencerent a sortir et couler en tres grande abondance, si que les Juifz en ayans porté une cruche pleine en leur synagogue, tous les malades qui en furent arrousés ou mouillés furent tout soudainement gueris. Voyla le recit qu'en fait saint Athanase, par lequel l'on peut connoistre que ceste image la estoit l'image du Crucifix, tant parce qu'il eust esté mal aysé au Juif qui accusa celuy qui l'avoit en sa mayson, de reconnoistre si soudainement que c'estoit l'image de Jesus Christ si ce n'eust esté qu'il estoit peint en crucifié, qu'aussi parce que les Juifz n'eussent sceu representer la crucifixion de Nostre Seigneur tant par le menu, comme ilz firent, sinon sur l'image d'un crucifix. Or ceste image, comme il apparut par la relation qu'en fit le Chrestien auquel elle estoit, en presence de l'Evesque du lieu, avoit esté faitte de la main propre de Nicodeme qui la laissa a Gamaliel, Gamaliel a saint Jacques, saint Jacques a saint Simeon, Simeon a Zachee, et ainsy de main a main elle demeura en Hierusalem jusques au tems de la destruction de ladite ville, qu'elle fut transportee au royaume d'Agrippa, ou se retirerent les Chrestiens de Hierusalem par ce qu'Agrippa estoit sous la protection des Romains. Ce n'est donq pas ce que le traitteur disoit, que les images de la Croix furent seulement faittes du tems de Constantin, et qu'encores de ce tems la et long [111] tems apres on n'y adjoustoit point de Crucifix, car je ne vois pas qu'il puisse opposer a ceste authorité pour garantir la negative de fauseté et temerité.
Dedans la Liturgie de saint Chrysostome, selon la version d'Erasme, le prestre est commandé, se retournant vers l'image de Jesus Christ, de faire la reverence ; ce que, non sans cause, les plus judicieux rapportent a l'image du Crucifix ; car, quelle representation de Jesus Christ peut-on mettre plus a propos dedans l'eglise, et mesme vers l'autel, que celle du Crucifix ? Qui verra de bon œil le carme que Lactance a fait de la Passion de Nostre Seigneur, connoistra qu'il a esté desseigné sur le rencontre que l'on fait de l'image du Crucifix qui est ordinairement au milieu de l'eglise, en laquelle il fait parler Nostre Seigneur, par un style poetique, a ceux qui entrent dedans l'eglise. Saint Jean Damascene, qui vivoit il y a passé 800 ans, parlant de l'image du Crucifix il en tient conte comme d'une tradition ancienne et legitime. « Par ce, » dit-il, « que chacun ne connoist pas les lettres ni ne s'addonne a la lecture, nos Peres ont advisé ensemble que ces choses, c'est a dire les misteres de nostre foy, nous fussent representés comme certains trophees es images pour soulager et ayder nostre memoire ; car bien souvent, ne tenans pas par negligence la Passion de Jesus Christ en nostre pensee, voyans l'image de la crucifixion de Nostre Seigneur nous revenons a souvenance de la Passion du Sauveur, et nous prosternans nous adorons, non la matiere, mays Celuy qui est representé par l'image. » C'est le dire de ce grand personnage, lequel un peu apres poursuit en ceste sorte : « Or ceci est une tradition non escritte, ne plus ne moins que celle de l'adoration vers le levant, a sçavoir, d'adorer la Croix, et plusieurs autres choses semblables a celles qui ont esté dittes. » L'image donques du Crucifix estoit, desja de ce tems-la, receuë [112] comme authorisee d'une fort ancienne coustume ; d'ou vient donques ceste opinion au traitteur, de dire qu'anciennement l'on ne joignoit pas le Crucifix a la Croix, et quel interest a-il en cela sinon d'assouvir l'envie qu'il a de contredire a l'Eglise Catholique ? L'image du Crucifix est autant recevable que celle de la Croix.
Quand le grand Albuquerque faisoit fortifier Goa, ville principale des Indes orientales, comme l'on abattoit certaines maysons, on rencontra dedans une muraille une image du Crucifix, en bronze, par laquelle on eut tout a coup connoissance que la religion Chrestienne avoit jadis esté en ces lieux-la, quoy qu'il n'y en eust plus de memoire, et que ces Chrestiens anciens avoyent en usage l'image du Crucifix. Et ne fut pas une petite consolation a ce grand capitaine et a ses gens, de voir ceste marque de Christianisme en un lieu qui de tems immemorable avoit esté privé de l'Evangile.
Quant a la reprehension de ce qu'on met en quelques croix l'image du Crucifix d'un costé, et celle de sa Mere de l'autre, j'ay eu peyne d'entendre ce qu'il vouloit dire. En fin c'est de deux choses l'une. Ou bien il reprend les croix esquelles nous mettons deça et dela du Crucifix les images de Nostre Dame et de saint Jean l'Evangeliste ; mays en cecy la censure seroit tres injuste, car, comme il est loysible et convenable que nous ayons l'image du Crucifix, selon la coustume mesme des plus anciens Chrestiens, il est loysible aussi d'avoir des images de Nostre Dame et des Apostres, dequoy saint Lucas sera nostre garant, qui le premier, au recit de Nicephore Calixte, fit l'image du Sauveur, de sa Mere, de saint Pierre et de saint Paul : que s'il est ainsy, ou peut-on mieux mettre les images de Nostre Dame et de saint Jean qu'aupres de la remembrance du Crucifix ? quand ce ne seroit que pour representer tant mieux l'histoire de la Passion, en laquelle l'on sçait que Nostre Seigneur vit ces deux singuliers personnages pres de sa Croix et recommanda l'un a l'autre. Ou bien il parle de quelques croix ou peut estre il aura veu au dos du Crucifix quelque image de Nostre Dame, et lhors il aura grand tort de [113] vouloir tirer en consequence contre nous la diversité des volontés des graveurs et peintres, ou de ceux qui font faire les croix ; car, a la verité, ceste façon de crucifix n'est gueres usitee en l'Eglise ; si ne veux-je pas dire pourtant qu'il y ayt aucun mal en cela. On mettoit bien anciennement des colombes sur la Croix et autour d'icelle, pourquoy n'y peut-on bien mettre une image de la Vierge ou de quelque autre Saint ? J'en ay veu la ou, au dos de la croix, il y avoit des aigneaux pour représenter Nostre Seigneur qui a esté mis sur la Croix comme un innocent aignelet, ainsy qu'il est dit en Esaye ; d'autres ou il y avoit d'autres images, non seulement de la Vierge, mays encor de saint Jean, saint Pierre et autres. En ce cas, la croix ne sert pas de croix de ce costé-la (elle en a servi du costé du crucifix), elle sert comme de tableau ; aussi ne peint-on pas Nostre Dame en crucifix, ni aucun autre Saint avec Nostre Seigneur.
Au demeurant, ce que le traitteur adjouste que l'on y met l'image de Nostre Dame « comme si elle avoit esté « compagne des souffrances de nostre Sauveur et qu'elle « eust fait en partie la redemption du genre humain, » cela, dis-je, vient de son goust qui est corrompu par la defluxion d'un'humeur aigre et chagrine, avec laquelle ces reformeurs ont accoustumé de juger les actions des Catholiques ; car, qui fut jamais le Catholique qui ne sceut que nous n'avons autre Sauveur ni Redempteur qu'un seul Jesus Christ ? Nous mettons tres souvent la Magdeleine embrassant la Croix ; que n'a-il dit que par la nous la croyons estre nostre redemptrice ? Ces gens ont l'estomac et la cervelle gastés, ilz convertissent tout en venin. Nostre Dame ne fut pas crucifiee, mays elle estoit bien sur la Croix quand son Filz y estoit, car la ou est le thresor d'une personne la est son cœur, et l'ame est plus la ou elle ayme que la ou elle anime. Certes, on trouve presque par tout en l'Evangile ou il est parlé de Nostre Dame, qu'elle estoit avec son Filz et auprès d'iceluy, et sur tout en sa Passion ; ce ne seroit donq pas hors de rayson de la peindre encores aupres de luy en la Croix, non ja comme crucifiee pour nous, mays comme [114] celle de laquelle on peut dire, beaucoup plus proprement que de nul autre: Christo confixa est Cruci : Elle est clouee a Jesus Christ en la Croix. Ç'a donq esté la rage que le traitteur a contre les Catholiques, qui l'a empesché de prendre garde a tant de bonnes et religieuses raysons qui peuvent estre en ce fait, pour faire une si maligne conjecture contre nos intentions. [115]
C'est une noble preuve de l'honneur et vertu de l'image de la Croix, que Dieu tout puissant l'a fait comparoistre miraculeusement en plusieurs grandes et signalees occasions, et s'en est servi comme de son Estendart, tantost pour asseurer les fidelles, tantost pour espouvanter les mescreans.
Mais pour vray, l'apparition faitte a Constantin le Grand a esté, non sans cause, la plus celebree et fameuse parmi les Chrestiens, d'autant que par icelle Dieu toucha le cœur de ce grand Empereur pour luy faire embrasser le parti Chrestien, et fut comme un saint signe de la cessation du deluge du sang des Martyrs, duquel jusques a ceste heure-la toute la terre regorgeoit ; et qu'au demeurant, ceste croix monstree a Constantin fut le patron d'un monde de croix, qui du despuys ont esté dressees par les empereurs et princes chrestiens. Ce que appercevant le traitteur, affin de rendre douteuse l'histoire de ceste grande apparition, il devise en ceste sorte : « Combien que les historiens Chrestiens parlent d'une apparition de croix en l'air avec ces mots : Surmonte par ceci, si est-ce que Zosimus, historien Payen, qui vivoit de ce temps-la et qui a esté tres-exact recercheur des faits de Constantin, n'en a fait mention aucune. Aussi appert-il que les histoires Ecclesiastiques en parlent diversement, car Eusebe dit que ceste vision advint en plein midi, et Sozomene [116] escrit qu'elle apparut de nuict à Constantin dormant. Dieu neantmoins a peu faire ce miracle pour aider à la conversion de ce Prince encor Payen alors, et qui a beaucoup servi depuis à l'avancement de la gloire de Christ, de quelque affection qu'il ait esté induit, car quelques autheurs le notent de grands defauts. » Voyla son dire, par lequel il çuyde effacer l'apparition de la sainte Croix faitte a Constantin, et ce par deux moyens : l'un, opposant aux histoires chrestiennes l'authorité de Zosimus payen ; l'autre, monstrant qu'il y a contrarieté sur ce fait entre les autheurs chrestiens. Pyrrho n'entendroit rien au prix de ce traitteur ; toute sa doctrine consiste a rendre toutes choses douteuses et esbranlees, il ne se soucie pas d'establir autre que l'incertitude ; certes, il ne nie pas que ceste apparition ne soit probable, mays il veut aussi qu'elle soit probablement fause.
Or, quant a Zosimus, je ne sçai comme il l'ose produire en ceste cause ici contre tous les autheurs chrestiens ; car premièrement, Zosimus est tout seul et ne peut point faire de pleine preuve ; secondement, il ne nie pas ceste apparition mays seulement il s'en tait ; tiercement, il est suspect, car il estoit ennemy de la Croix ; quartement, encor qu'il fust exact rechercheur des faitz de Constantin, il ne l'estoit pas toutefois des merveilles de Dieu. Or l'apparition de la Croix fut une œuvre de Dieu et non de Constantin. J'admire la rage de ceste opiniastreté qui veut rendre comparable en authorité le silence ou l'oubli d'un seul historien payen, avec l'asseurance et expres tesmoignage de tant de nobles et fidelles tesmoins. Qui ne sçait les sottises que les historiens payens, apres Tacitus et autres, ont imposees aux Chrestiens avec leur teste d'asne ? Je vous laisse a penser s'ilz se sont espargnés a se taire en nos advantages et prerogatives, puysqu'ilz ne se sont pas espargnés a dire des fables et faire des contes pour honnir et vituperer le Christianisme. Pourquoy est-ce que Zosimus sera meilleur que les autres ? Mais quant a ce que le traitteur veut qu'Eusebe soit contraire a Sozomene en l'histoire de ceste apparition, en ce que l'un dit qu'elle advint en plein midi et [117] l'autre de nuit a Constantin dormant, je crois que c'est une contradiction qu'il aura veuë en songe et en dormant ; et de fait Sozomene, en cest endroit ici, fait expresse profession de suivre Eusebe. Oyons-le parler, je vous prie :
« Combien que plusieurs autres choses soyent arrivees a cest empereur Constantin, par lesquelles estant induit il commença d'embrasser la religion Chrestienne, nous avons toutefois appris qu'une vision qui luy fut divinement presentee l'a principalement induit a ce faire. Car, dressant la guerre contre Maxence, il commença (comme il est vraysemblable) a douter a part soy quel evenement auroit ceste guerre, et quel secours il pourroit appeller, dont estant en ce souci il regarda par vision le signe resplendissant de la Croix au ciel ; et les Anges assistans pres de luy, ja tout esbloui de la vision, luy dirent : En ceci, o Constantin, tu vaincras. On dit encores que Jesus Christ mesme luy apparut et luy monstra la figure de la Croix, et mesme luy commanda qu'il en fist faire une semblable, et qu'il en usast comme d'une ayde en l'administration de la guerre et comme d'un instrument propre pour obtenir victoire. Laquelle chose Eusebe, surnommé Pamphile, asseure avoir ouÿe de la bouche propre de l'Empereur qui l'affirmoit par serment, a sçavoir, qu'environ midi, le soleil commençant un peu a decliner, tant l'Empereur mesme que les gens d'armes qui estoyent avec luy avoyent veu le signe de la Croix resplendissant au ciel, formé de la splendeur d'une lumiere, auquel estoit ceste inscription : Surmonte par ceci. Car iceluy, faisant voyage en quelque endroit avec son armee, eut en chemin ceste admirable vision, et cependant qu'il demesloit dans son cerveau que voulait dire cela, la nuit le surprint ; si luy apparut Jesus Christ en son repos, avec le signe mesme qui luy estoit apparu au ciel, luy commandant qu'il fist un autre estendart sur le patron [118] de celuy-la, et qu'il s'en servist comme d'une defense es combatz qu'il avoit a faire contre ses ennemis. » Ce sont, certes, presque les propres motz, non seulement de Sozomene, mays encores d'Eusebe son autheur, tant ilz sont d'accord en ce point. Je sçay qu'un grand docte de nostre aage s'est trompé en cest endroit, mays il merite excuse, car ç'a esté au milieu d'une grande et laborieuse besoigne, ou il est tolerable si quelquefois l'on s'endort ; mays le traitteur, en si peu d'œuvre qu'il a fait, nous accusant et formant ses causes d'oppositions, ne peut avoir fait ceste tant evidente faute qu'il ne merite d'estre tenu pour un imposteur ou pour un ignorant, quoy qu'il fasse l'entendu.
Au demeurant, il monstre la haine qu'il porte a la sainte Croix, quand pour contredire a son honneur, il va recerchant si curieusement quel a esté Constantin le Grand, et met en doute le zele avec lequel il a servi a l'honneur de Dieu. Constantin, tant loué par nos devanciers, autheur du repos de l'Eglise, « Prince des princes chrestiens, » comme l'appelle saint Paulin, « tres grande lumiere de tous les empereurs qui furent onques, tres illustre precheur de la vraye pieté, » comme l'appelle Eusebe, subira en fin finale (si Dieu le permet) les censures et reproches de ces Chrestiens reformés, lesquelz, pires que des chiens, cherchent de souiller les plus pures et blanches vies des Peres du Christianisme. « Quelques autheurs, » dit le traitteur, « le notent de grands defauts. » S'il eust cotté les autheurs et les defautz, quoy que c'eust esté sortir hors du chemin de mon affaire, je me fusse essayé d'affranchir ce grand Empereur de ses iniques accusations ; et certes, je sçay bien en partie ce qui se pourrait dire pour charger Constantin de quelques imperfections, mais je ne veux pas faire accroire au traitteur qu'il soit plus sçavant que je le vois, ni presupposer qu'il en sçache plus que ce qu'il en dit, car je [119] le vois si passionné en cest endroit, que s'il eust sceu quelque chose en particulier il l'eust bien fait sonner.
Or bien, voyla l'apparition faitte a Constantin bien asseuree, en laquelle tout cecy est remarquable. Premierement, que par la l'Empereur fut induit a embrasser vivement le parti Catholique, comme par un signe certain que Dieu approuvoit la Croix, et en la Croix tout le Christianisme ; si que l'approbation de la Croix et du Christianisme ne fut qu'une mesme chose. Secondement, combien que Dieu voulust que Constantin reconneust ses victoires de sa liberalité, si voulut-il qu'il sceust que ce seroit par l'entremise du signe de la Croix. Tiercement, non seulement Dieu fit paroistre la Croix au ciel a Constantin comme un tesmoignage de son ayde et faveur, mays encor comme un patron et modele pour faire faire plusieurs croix materielles en terre. Quartement, que ce ne fut pas une seule fois que ceste Croix apparut a Constantin, mays deux fois, a sçavoir, de jour en plein midi et de nuit encor. Que si cela n'est pas approuver l'usage de la Croix, il n'y aura rien d'approuvé. Mays outre ces deux fois recitees par Eusebe, Nicephore tesmoigne que deux autres fois la mesme Croix apparut a Constantin ; une fois, a la guerre contre les Bisantins, avec ceste inscription : Tu vaincras tous tes ennemis en ce mesme signe ; l'autre fois, en la guerre contre les Scythes. Voyla quant a ce qui touche Constantin.
Saint Cyrille Hierosolymitain escrit une lettre expres a Constance l'empereur, filz de Constantin, pour luy faire le recit d'une celebre apparition de la Croix, faite au ciel, sur le Mont Calvaire. « Ces saintz jours, » dit-il, « de la sainte Pentecoste, environ l'heure de tierce, une tres grande croix formee de lumiere apparut au ciel sur la tres sainte montaigne de Golgotha, estendue jusques au saint mont d'Olivet, veuë non par une ou deux personnes, mais monstree tres clairement a tout le peuple de la cité ; et non, comme peut estre quelqu'un penseroit, courant hastivement selon la fantasie, mais tout ouvertement reconneuë par plusieurs heures sur terre, avec des splendeurs brillantes surpassans les rayons du soleil, [120] car si elle eust esté surpassee par iceux, certes elle eust esté offusquee et cachee. » Puys, poursuivant, il dit « qu'a cest aspect, tant les Chrestiens que les payens commencerent a louer Jesus Christ, et reconnoistre que la tres religieuse doctrine des Chrestiens estoit divinement tesmoignee du ciel par ce signe celeste, duquel, lhorsqu'il fut monstré aux hommes, le ciel s'en resjouissoit et glorifioit beaucoup. » Sozomene en dit de mesme, et tesmoigne que la nouvelle fut incontinent espanchee par tout, par le rapport des pelerins qui, de tous les coins du monde, abordoyent en Hierusalem pour y faire leurs devotions.
Un jour, Julien l'apostat regardant les entrailles d'un animal pour faire quelque devination en icelles, luy apparut une croix environnee d'une couronne ; dont partie des devins tout espouvantés disoyent que, par la, l'on devoit entendre l'accroissement de la religion Chrestienne et son eternité, d'autant que la Croix estoit le signe du Christianisme, et la couronne estoit signe de victoire et d'eternité ; encores parce que la figure ronde n'a ni commencement ni fin, mais est par tout conjointe en elle mesme. Au contraire, le maistre devineur presageoit par la que la religion Chrestienne seroit comme estouffee pour ne point croistre davantage, d'autant que le signe de la croix estoit comme enfermé, borné et limité par le cercle de la couronne ; tant le diable sçait faire ses affaires en toutes occasions. Or l'evenement monstra que le dire des premiers estoit veritable.
Une autre fois, le mesme Julien voulant que les Juifz sacrifiassent, ce qu'ilz ne vouloyent faire sinon au lieu du Temple ancien de Hierusalem, il se delibera de le leur faire dresser, contribuant des grandes sommes du thresor imperial ; et ja les materiaux estoyent apprestés pour rebastir, quand saint Cyrille, Evesque de Hierusalem, predit que l'heure estoit arrivee en laquelle seroit verifiee la prophetie de Daniel, repetee par Nostre Seigneur en son Evangile, a sçavoir, que pierre sur pierre ne demeureroit au temple de Hierusalem : dont la nuit ensuivant, la terre trembla si fort en ce lieu-la, [121] que toutes les pierres de l'ancien fondement du Temple furent dissipees ça et la ; et les materiaux ja preparés, avec les edifices prochains, tous fracassés. L'horreur d'un si terrible accident s'espancha par toute la ville, de façon que de tous costés plusieurs vindrent sur le lieu voir que c'estoit ; et voicy que les merveilles redoublans, un grand feu sortit de la terre, lequel s'attachant aux preparatives faites pour le Temple et aux outilz des ouvriers, ne cessa point qu'il ne les eust consommés a la veuë de tout le peuple. Plusieurs des Juifz espouvantés confessoyent que Jesus Christ estoit le vray Dieu, et neanmoins demeuroyent tellement saisis de la vieille impression de leur religion, qu'ilz ne la quitterent point. Si survint un troisiesme miracle ; car la nuit ensuivant apparurent des croix de rayons lumineux sur les vestemens de tous les Juifz, lesquelz, tant ilz estoyent obstinés, voulans effacer le lendemain ces saintes images de leurs habitz par lavement et autres moyens, il ne leur fut onques possible, et par la plusieurs se firent Chrestiens ; mays outre tout cela, un grand cercle apparut au ciel, dedans lequel estoit une croix tres resplendissante. Mes autheurs sont, en cest endroit, Gregoire Nazianzene, Ammian Marcellin, Ruffin, Socrates, Sozomene.
Je pourrois produire les autres apparitions que le docte Bellarmin apporte, comme celle qui se fit en l'air quand l'empereur Arcadius combattoit contre les Perses pour la foy Catholique, en quoy il fut aydé divinement ; comme aussi celle des croix qui apparurent sur les vestemens au tems de Leon Iconomache, lhors que les heretiques exerçoyent leur rage sur les images ; et quelques autres semblables desquelles les autheurs font mention : mays ce que j'en ay dit jusques a present suffit pour ce qui touche l'antiquité ; qui en voudra voir davantage, qu'il lise le livret d'Alphonse Ciacone De signis sanctæ Crucis. [122]
De nostre tems, lhors que le grand capitaine Albuquerque estoit du costé de l'isle Camarane, une grande croix pourpree et tres resplendissante apparut au ciel du costé du royaume des Abassins, laquelle fut veuë par toute l'armee des Portugois qui estoit en ces contrees la, avec une incroyable consolation ; et dura l'apparition quelque piece de tems, jusques a tant qu'une blanche nuee la cacha aux yeux de ceux qui, pleurans de joye, ne se pouvoyent saouler de voir ce saint et sacré signe de nostre Redemption. Dequoy Albuquerque envoya bien tost apres, par escrit, une bien asseuree attestation a son maistre Emmanuel, roy de Portugal. De mesme, vers le Japon, apparut une croix en l'air, environ l'an 1558, au rapport de Gaspard Vilela en une sienne epistre envoyee a ses compaignons de Goa.
En la sedition que Pansus Aquitinus esmeut contre Alphonse roy de Congi, son frere aisné, un peu apres que la foy Catholique fut semee par les Portugois en ces pays la, l'on vit une grande multitude de soldatz rebelles fuir devant une petite poignee de personnes qui accompagnoyent le Roy ; dequoy le general de l'armee de Pansus rendant rayson, il asseura qu'au commencement de l'escarmouche apparurent, autour du Roy, des hommes d'une façon plus auguste que l'ordinaire, marqués du signe de la Croix et environnés d'une tres claire lueur, combattans tres asprement ; dont les soldatz de Pansus estans espouvantés, avoyent pris tout aussi tost la fuite, et que par la reconnoissant qu'il n'y avoit point d'autre Dieu que celuy des Chrestiens, il prioit qu'on le baptizast avant qu'on le fist mourir (comme il pensoit que l'on feroit), ayant esté pris prisonnier. Alphonse luy accorda le baptesme, et luy fit grace de la vie a la charge qu'il s'employeroit a servir au temple de la sainte Croix, peu au paravant edifié en la ville d'Ambasse.
Quand Albuquerque reprit la ville de Goa, les infideles [123] demandoyent tres curieusement aux Portugois, qui pouvoit estre ce brave capitaine qui portoit une belle croix doree et des armes resplendissantes, lequel avoit fait un si grand massacre que les grandes trouppes des Mahometains avoyent esté contraintes de ceder a la petitesse des Chrestiens. Or certes, les Portugois n'avoyent point de capitaine ainsy paré, qui leur fit connoistre que c'estoit une vision divine par laquelle Dieu les avoit voulu secourir, et quant et quant espouvanter et rompre leurs ennemis.
Au demeurant, apres tant d'apparitions de l'image et figure de la Croix que Dieu a faites, et fera jusqu'a la consommation du monde, pour consoler les amis de la Croix et effrayer les ennemis d'icelle, au grand jour du jugement, quand le Crucifié sera assis au throsne de sa majesté en l'assistance de tous les Bienheureux, il fera paroistre de rechef ce grand Estendart et signe de la Croix, lequel paroistra lhors que le soleil et la lune se cacheront dedans une bien grande obscurité. C'est ce que dit Nostre Seigneur, en saint Matthieu, en termes tant expres, qu'il n'est possible de douter de ceste verité, sinon a ceux qui ont juré le parti de l'opiniastreté ; tous les Peres anciens, d'un commun consentement, l'ont presque ainsy entendu. L'interpretation qu'on y veut apporter, de dire que lhors apparoistra le signe du Filz de l'homme, c'est a dire le Filz de l'homme mesme, qui par sa majesté se fera regarder de toutes partz comme une enseigne, est trop forcee et estiree ; on voit a l'œil qu'elle ne sort pas ni ne coule des motz et paroles de l'Escriture, mais d'un prejugé auquel on veut accommoder les saintes paroles ; c'est une conception qui ne suit pas l'Escriture, mais qui la veut tirer apres soy. Et certes, le Sauveur met trop evidemment a part l'apparition de son signe d'un costé, et de l'autre sa venue : Alhors, dit-il, paroistra le signe du Filz de l'homme au ciel, et alhors pleureront toutes les tribus de la terre ; et alhors verront le Filz de l'homme venant es nuees du ciel avec une grande vertu et majesté.
Or combien soit grand l'honneur qui revient de ceci [124] a la Croix, il n'y a celuy qui en puisse douter ; tant parce qu'elle est appellee signe du Filz de l'homme, et que les enseignes, armoiries, signes, estendartz des princes et roys sont tres honnorables et respectables, comme tesmoigne Sozomene, et avant luy Tertullien, et l'experience mesme nous le monstre ; qu'aussi parce que, comme remarquent doctement les Anciens, elle consolera les bons, estant le signe de leur salut, et espouvantera les mauvais, comme fait l'estendart d'un roy vainqueur lhors qu'il est arboré sur les murailles d'une ville rebelle ; et encor d'autant qu'elle sera comme le trophee du Roy celeste, mis au plus haut du Temple de l'univers, et sera claire et lumineuse lhors que la lumiere mesme s'obscurcira en sa propre source ; comme tesmoignent saint Cyrille, Hypolite le Martyr, et saint Ephrem qui dit qu'elle paroistra et sera produitte devant le Roy comme le sceptre et verge de sa majesté.
Or, quel advantage est-ce pour l'honneur et vertu de l'image de la Croix, que Dieu s'en soit servi et servira si souvent pour consoler les siens, effrayer ses ennemis, pour donner les victoires aux empereurs, et pour tesmoigner la sienne derniere, lhors qu'estant assis au throsne de sa majesté il foulera aux piedz tous ses ennemis. [125]
Le traitteur n'ose pas nier que l'image de la Croix n'ayt esté en ordinaire usage parmi les anciens Chrestiens. « Il se faut souvenir, » dit-il, « que ce que les anciens Chrestiens ont usé de la Croix en ce qu'ils manioient, cela se faisoit pour prattiquer principalement ce que saint Paul disoit : Je n'ay point honte de l'Evangile de Christ ; car, d'autant que tous tant Juifs que Payens se moquoient de Christ, et que la Croix estoit scandale aux uns et folie aux autres, tant plus ils se sont efforcez de la diffamer, tant plus les Chrestiens se sont estudiez à la decorer. A ceste cause ils apposoient la Croix en toutes choses et en tous lieux comme une marque honorable, par laquelle ils monstroient en effect qu'ils vouloient avoir part à l'opprobre de Christ dont ils se glorifioient ; et pourtant Chrysostome dit que telle enseigne honoroit plus que toutes les coronnes et diademes ne pouvoient faire. De faict, les Empereurs et Rois l'ont appliquee à leurs coronnes et sceptres pour tant plus confondre et honnir les Juifs et Payens... A ceste mesme occasion ils ont dit que la Croix estoit l'arbre beau et luisant orné de la pourpre du Roy et plus resplendissant que les astres ; et Theodoret, au 3. Livre de son histoire, chap. 27. escrit que par tout on portoit la Croix pour testifier du triomphe de Christ. Mais cependant ils n'attribuoient rien à la seule Croix ou au seul signe d'icelle, car Constantin faisoit recognoissance de la victoire à lui advenue, non à la [126] Croix, ains à Christ ; car aussi il fit escrire sur les croix, par lui erigees, ces trois mots : Jesus Christ surmonte ; tant s'en faut qu'il ait fait des prieres à la Croix : et Helene adora le Roy et non le bois ; car c'eust esté un erreur Payen et vanité meschante, dit sainct Ambroise. En ceste maniere peuvent les Chrestiens honorer la Croix. »
Que pourroit-on mieux dire a la Catholique ? et que disons-nous autre sinon qu'il faut honnorer la Croix pour la protestation de nostre foy, qu'il la faut decorer d'autant plus que ses ennemis la mesprisent, qu'il la faut apposer en toutes choses et en tous lieux comme une marque honnorable, qu'elle honnore plus et, par consequent, est plus honnorable que tous les diademes et couronnes, qu'il la faut mettre sur les couronnes et sceptres, que c'est un arbre beau et luisant orné de la pourpre du Roy et plus resplendissant que les astres ? Et qu'ay-je protesté cy devant sinon qu'il ne faut rien attribuer a la seule Croix et au seul signe d'icelle, qu'elle ne vaut sinon comme outil sacré et saint instrument de la vertu miraculeuse de Dieu, que la Croix n'est rien si elle n'est Croix de Jesus Christ, que sa vertu ne luy est pas adherente mais assistante, c'est a sçavoir, Dieu mesme ? Si Constantin a surmonté en la Croix, suivant la divine inscription, In hoc signo vinces, ç'a esté par Jesus Christ agent principal et premier ; s'il a surmonté par la Croix, ç'a esté en Jésus Christ comme en la vertu assistante de la Croix. Et d'adorer le bois, c'est une sottise trop extravagante :
Mays le Roy qui, mort en Croix,
De son sang la Croix honnore. [127]
Si donques le traitteur tenoit parolle, et demeuroit ferme a confesser qu'en ceste maniere peuvent les Chrestiens honnorer la Croix, et sur tout que par tout on portast la Croix pour tesmoigner du triomphe de Christ, comme il confesse que l'on faisoit anciennement au recit de Theodoret, et qu'on l'apposast en toutes choses et en tous lieux comme une marque honnorable, je confesserois de mon costé, avec tous les Catholiques, qu'il auroit bien entendu la vertu de la Croix et la maniere de l'honnorer, et que, comme il s'est vanté, il auroit preché Jesus Christ crucifié. Mays le pauvre homme n'arreste gueres en ceste demarche ; il a dit ceci pour amuser son lecteur, et quand ce vient au joindre, il renverse tout ce qu'il avoit establi piece apres piece, et va sans jugement contredire a tout ce qu'il avoit dit, avec des miserables exceptions et limitations.
Il avoit dit qu'en tous lieux et toutes choses on pouvoit apposer la Croix comme une marque honnorable ; maintenant, pour se desdire honnestement, il partage toutes les choses en deux, en politiques et non politiques, et puys limite la generale proposition que la Croix doit seulement estre apposee es choses politiques : « S'il est question, » dit-il, « que nous conversions parmi les Juifs ou Mahumetistes, nous pouvons porter nos enseignes et armes croisees pour monstrer ouvertement aux infideles que nous sommes Chrestiens, et que nos adversaires sont infideles et mescreans ; ainsi peut-on graver la Croix en la monnoye, pour monstrer qu'elle est battue au coin d'un Prince Chrestien ; ainsi la Croix peut estre mise és portes des villes, chasteaux et maisons pour monstrer haut et clair que les habitans de tels lieux font profession de Chrestienté. Ainsi jadis fut ordonné que les instrumens des contracts qui se passoient devant notaires publics devoient avoir le signe de la Croix, comme il en est parlé au livre du Code ; et en pareilles choses politiques nous ne rejettons pas l'usage de la Croix materielle. » Voyla sa premiere limitation.
La seconde est qu'elle ne soit mise es temples : «... en [128] fin, » dit-il, « les choses sont allees si avant que la Croix a esté mise és temples. »
Il avoit dit que la Croix estoit une marque honnorable, mays puys apres, pour s'en desdire, il dit qu'il ne luy faut porter aucun honneur religieux ou conscientieux.
Il avoit dit que les Anciens apposoyent la Croix en toutes choses et en tous lieux comme une marque honnorable, et qu'on la portoit par tout pour testifier du triomphe de Christ, et bien tost apres il fait dire aux mesmes Anciens, par la bouche d'Arnobe, ces paroles : « Nous n'honorons ni ne desirons d'avoir des croix. » Ce petit traitteur est un protee et cameleon.
Cependant, il me laisse a prouver par ordre que la Croix peut et doit estre apposee aux choses sacrees et notamment au temple, qu'elle est honnorable d'un honneur religieux, que les Anciens l'ont desiree et honnoree, et qu'elle est un remede salutaire au genre humain, ce qu'il trouve encores mauvais. Mays avant toutes choses il me faudra monstrer briefvement que la Croix represente Jesus Christ crucifié et la Passion d'iceluy, affin que l'humeur ne luy prenne pas de refuser l'image de la Croix a cest usage, comme il a fait cy devant de la vraye Croix.
Et pour commencer : « Bien souvent, » dit saint Jean Damascene, « ne nous ressouvenans pas (et ce par negligence) de la Passion de Jesus Christ, voyans l'image de la crucifixion d'iceluy nous revenons en memoire de sa Passion. » C'est pourquoy tous les Anciens, apres Jesus Christ mesme, l'ont appellee l'enseigne du Filz de Dieu. « Paula, » comme parle saint Hierosme, « visita tous les lieux saintz avec telle ardeur qu'elle [129] ne pouvoit estre retiree des premiers, n'eust esté le desir qu'elle avoit de voir le reste ; prosternee donq devant la Croix, elle adoroit la comme si elle y eust veu le Seigneur attaché et pendant ; entree dedans le sepulchre, elle baysoit la pierre de la resurrection laquelle l'Ange avoit roulee arriere de l'huis, elle lechoit d'une bouche fidelle, comme des eaux infiniment desirees, la place du cors, en laquelle gisoit le Seigneur ; » tesmoignage certain que la Croix luy representoit le Crucifié. Chacun ne peut pas lire les livres sacrés, ni avoir tousjours le predicateur aux aureilles ; ce donq que fait l'Escriture et le predicateur en tems et lieu, la Croix le fait en toutes sortes d'occasions, en la mayson, au chemin, en l'eglise, sur le pont, en la montaigne ; ce nous est un familier et perpetuel record de la Passion du Sauveur. Julien l'apostat reprochoit aux Chrestiens que rejettans les armes de Jupiter, sa selle et ses boucliers, ilz adoroyent le bois de la Croix et peignoyent la Croix sur leurs frontz et devant leurs maysons. Or saint Cyrille, pour luy faire response, fait un beau denombrement des principaux articles de nostre foy, et puys adjouste : « Le Bois salutaire nous fait souvenir de toutes ces choses, et nous advise de penser que, comme dit saint Paul, ainsy qu'un est mort pour tous, ainsy faut-il que les vivans ne vivent plus a soy, mays a Celuy qui est mort et ressuscité. » Le traitteur mesme produit en ceste sorte ce passage de saint Cyrille, confessant que la croix que les Chrestiens mettoyent devant leurs maysons estoit la marque et l'enseigne publique de Jesus Christ ; confession bien contraire a ce qu'il avoit dit, que la Passion de Nostre Seigneur estoit irrepresentable.
Ainsy, quand nos Chrestiens ont descouvert quelque nouveau païs es Indes, pour le dedier a Jesus Christ ilz y ont planté l'estendart de la Croix ; dont Pierre Alvarez Capral, ayant pris pied au Bresil, il y esleva une tres haute croix, de laquelle tout ce païs la fut plusieurs annees nommé region de Sainte Croix, jusques a tant que le peuple, laissant ce nom sacré, l'appella Bresil, du [130] nom du bois de Bresil que l'on en tire pour la teinture. Et du viel tems, lhors que l'on renversa en Alexandrie les idoles de Seraphis plantees par toutes les portes, fenestres, posteaux et murailles, on mit en leur place le signe de la Croix, au recit de Ruffin, et lhors fut verifié ce qu'Esaye predit : En ce jour-la, l'autel du Seigneur sera au milieu de la terre d'Egypte, et le tiltre du Seigneur pres le terme d'icelle, et sera en signe et en tesmoignage au Seigneur Dieu des armees en la terre d'Egypte. [131]
C'est une playsante fantasie que celle du traitteur quand il trouve bon que l'on employe la Croix es choses politiques, mays non pas es sacrees. « On peut, » dit-il, « graver la Croix en la monnoye, la planter devant les villes, chasteaux et maisons. » Et pour quel usage tout cela, je vous prie ? « Pour monstrer, » respond-il, « haut et clair qu'on est Chrestien. » Mays cela, n'est-ce pas un usage religieux ? La confession et protestation de la foy n'est-ce pas une action purement Chrestienne ? Et de fait, qui prendroit la croix politiquement, elle ne representeroit que mal heur et malediction ; si donques l'usage de la Croix n'est que religieux, pour estre bon ou peut-il estre mieux employé qu'es choses sacrees ? Si la Croix est bien seante devant les villes et maysons pour monstrer que les habitans de telz lieux font profession de Chrestienté, ne sera-elle pas mieux a propos es eglises et temples pour monstrer que ceux qui s'y assemblent font profession de Chrestienté, que ce sont lieux chrestiens et non mosquees turquesques ?
Au demeurant, les Anciens mettoyent la Croix es eglises, tesmoin ce que j'ay recité cy devant de saint Paulin qui en tesmoigne tout ouvertement, et de Lactance Firmien, de l'intention duquel on ne sçauroit douter si l'on considere comme il parle :
Quisquis ades mediique subis in limine templi,
Siste parum, insontemque tuo pro crimine passum
Respice me, me conde animo, me in pectore serva. [132]
Ille ego qui casus hominum miseratus acerbos.
Huc veni, pacis promissæ interpres, et ampla
Communis culpæ venia, hic clarissima ab alto
Reddita lux terris, hic alma salutis imago :
Hic tibi sum requies, via recta, redemptio vera,
Vexillumque Dei signum et memorabile fani.
Ce qui se peut, a mon advis, rendre françois en ceste sorte :
« Toy qui viens sur le seuil, du milieu de ce temple
Arreste un peu sur moy tes yeux et me contemple ;
Retiens-moy bien avant dedans ton cœur fiché,
Innocent que je suis, et mort pour ton peché.
Je suis cil qui, d'un cœur et d'un œil pitoyable,
Regardant a l'estat de l'homme miserable,
Descendis icy bas, Ambassadeur de paix,
Et portant le pardon general des forfaitz.
Icy reluit d'en haut une lumiere pure,
Et de l'humain salut le portrait et figure ;
Je suis icy pour toy repos tres asseuré,
Le droit et bon chemin, le rachat averé,
L'Estendart et drapeau du grand Dieu redoutable,
Et de ce temple-cy l'enseigne remarquable. »
Qui ne voit qu'il introduit l'image du Crucifix au milieu de l'eglise, admonestant celuy qui entre ? Autant en dis-je de ce que j'ay rapporté de la Liturgie de saint Jean Chrysostome. Le bon pere Nylus, en une epistre qui est recitee au II Concile de Nicee, conseilloit a Olimpiodorus de faire mettre la Croix en l'eglise du costé du levant, et deça et dela es murailles les histoires du Viel et Nouveau Testament. Sophronius, ou bien Joannes Moscus Eviratus, recite qu'un orfevre apprentif ayant charge de faire une croix d'or pour estre mise et donnee a l'eglise, il y mesla, outre le poids de l'or qu'on lui avoit fourni, une certaine quantité du sien. Celuy qui faisoit faire la croix, l'ayant trouvee plus [133] pesante, cuyda que cest apprentif eust changé ou alteré le fin or qu'il luy avoit baillé, et commençoit fort a se fascher ; mais le garçon luy fit ceste vraye et sainte excuse, que n'ayant pas le moyen de faire une croix entiere du sien pour dedier a Dieu, il avoit au moins voulu employer ce peu qu'il avoit pour rendre plus belle et grosse celle qu'il luy avoit fait, et qu'au reste il n'y avoit que du fin or. Response qui pleut tant a celuy qui avoit commandé la croix, que n'ayant point d'enfans il adopta cestuy-la. Anastase Sinaitain, en l'oraison De sacra sinaxi, tesmoigne tout clairement que la coustume estoit que la Croix fust es eglises ; or il mourut il y a mille ans passés, tesmoin le docte Baronius .
La coustume donques estoit d'avoir des croix es eglises, et sur tout des que l'Empire fut chrestienné sous Constantin, car au paravant on n'en avoit pas si grande commodité. Constantin, dit le traitteur, faisant eriger une croix de bronze, « il ne la mit pas en un temple, car alors les temples de Rome servoient encores aux idoles payennes. » Il est tousjours sur son impie distinction d'idole payen et idole chrestien ; cependant il est vray qu'en ce tems de persecution, les Chrestiens, ayans peu d'eglises dediees, faisoyent leurs assemblees ou ilz pouvoyent. Mais des-lhors que l'Eglise fut delivree des tyrannies, on vit la Croix par tout celebree « es maysons, es places, es solitudes, [134] es chemins, es montaignes, es vallees, en la mer, es navires, es isles, es lictz, es vestemens, es armes, aux chambres et couches nuptiales, es banquetz, es vases d'argent et d'or, es margarites, es peintures des murailles, es cors des animaux malades, es cors possedés par les diables, es guerres, en paix, es jours, es nuitz, es assemblees des delicatz mondains, es rangz des moynes, tant chacun va a l'envy d'avoir ce don admirable pour soy. C'est une grace merveilleuse ; aucun ne se confond, aucun n'a honte pensant que ç'a esté une marque de mort maudite, mays chacun se pare d'icelle beaucoup plus que des couronnes, des diademes, ou de plusieurs carquans et doreures esmaillees de pierreries. Et non seulement on ne la fuit pas, mays est desiree et aymee, chacun en fait conte, elle reluit par tout et est eparse es murailles des maysons, aux sommetz, es livres, es cités, es rues, es lieux habités et inhabités. » C'est le dire du grand saint Chrysostome qui, pour vray, n'eust pas eu a faire un si grand denombrement des lieux et choses esquelles la Croix estoit employee, si de son tems l'Eglise eust esté formee sur le patron de la reformation des huguenotz. Pourroit-on bien dire de Geneve, la Rochelle et autres telles villes ce que saint Chrysostome dit de l'Eglise de son tems ? Nous n'y voyons aucune croix erigee ni aux portes de ville, ni devant les maysons, chasteaux, forteresses, contratz, testamentz : au contraire, on les a renversees, effacees autant que l'on a peu. Que sert-il donq de dire qu'en semblables choses politiques ilz ne rejettent point la Croix materielle ? Beaucoup moins en mettent-ilz sur les [135] animaux malades ou sur les cors possedés du malin, car ce seroit confesser la vertu de la Croix et l'employer a usage sacré. Aussi peu en ont-ilz es rondeaux et assemblees des mondains, et moins parmi les rangz des moynes.
Ce n'est pas donq de nostre aage ni des hier que les choses sont allees si avant que la Croix a esté mise es temples, comme semble vouloir dire le traitteur. [136]
Il faut que je die mon opinion de l'intention de saint Chrysostome quand il dit que « la Croix estoit celebree es rondeaux et demarches des delicatz mondains et es rangz des moynes : In choreis delicatorum et monachorum ordinibus » ; cela ne me destourne point de mon chemin. Je crois qu'il entend parler des processions des seculiers, et des moynes, tant parce que la proprieté des motz dont il use m'invite a ceste intelligence, qu'aussi parce qu'anciennement et notamment de son tems, on portoit les croix aux processions. Les Ariens avoyent composé des himnes et chansons pour leur secte, et les faisoyent chanter alternativement en leurs processions, sur tout aux solemnités, Dimanche et Samedi ; saint Chrysostome douta que, par ce moyen, quelques uns de son peuple ne fussent attirés (plusieurs se laissent aller a ces delicatesses exterieures sans sonder le merite et le fonds de l'affaire, tesmoins les pseaumes de Marot), et partant il dressa son peuple a semblable [137] maniere de chanter, et dans peu de tems les Catholiques surpasserent en ceci les heretiques, non seulement en nombre, mais en appareil ; car les images et enseignes de la Croix, faites d'argent, precedoyent avec des flambeaux allumés, et l'eunuque de l'Imperatrice avoit charge de fournir aux despens et faire dresser des psalmes et himnes : c'est Sozomene qui fait ce recit ici. On portoit donq de ce tems la des croix d'argent et des flambeaux allumés aux processions.
Une grande peste pressoit un jour l'Allemaigne, tout le voysinage en estoit espouvanté ; les habitans de Reims en Champagne recourent a Dieu avec l'intercession de saint Remy, prennent un parement du sepulchre d'iceluy, allument force cierges et flambeaux, avec des croix font une procession solemnelle et generale par tous les coins de la ville, chantans des himnes et cantiques sacrés. Qu'advint-il ? La contagion environne de toutes pars la cité, mais arrivant justement jusques au lieu ou la procession avoit esté, comme si elle eust veu la les bornes et limites de son pouvoir, non seulement elle n'osa pas entrer dedans, mais encor ce qui estoit des-ja d'infection fut par ce moyen repoussé : saint Gregoire de Tours, qui vivoit il y a pres de mill'ans, en est mon autheur. Ainsy les Empereurs ont mis ordre par leurs loys, que la Croix fust portee es processions par les deputés a ce faire, et puys rapportee en un lieu decent et honneste ; cela me fait bailler aux parolles de saint Chrysostome le sens que j'ay dit. [138]
Or non seulement les Anciens portoyent les croix aux eglises et processions, mais consacroyent les eglises avec icelles et les mettoyent sur les autelz. « Nostre Crucifix, » dit saint Augustin, « est ressuscité de mort et est monté aux cieux ; il nous a laissé la Croix en memoire de sa Passion, il a laissé sa Croix pour la santé. Ce signe est un rempart pour les amis et une defense contre les ennemis ; par le mistere de ceste Croix les ignorans sont catechisés, par le mesme mistere la fontaine de la regeneration est consacree, par le mesme signe de la Croix les baptisés reçoivent les dons de grace ; par l'imposition des mains avec le caractere de la mesme Croix on dedie les basiliques, on consacre les autelz, on parfait les Sacremens de l'autel ; avec l'entremise des parolles du Seigneur, les prestres et levites sont par ce mesme promeuz aux Ordres sacrés, et generalement tous les Sacremens ecclesiastiques sont parfaitz en la vertu d'iceluy. » C'est le tesmoignage de saint Augustin, car jaçoit que ce sermon ne fust pas de saint Augustin, comme respond le traitteur (chose certes tres mal aysee a prouver contre le propre tiltre et inscription), si est-ce que ce point ici est de saint Augustin, car il dit tout le mesme en ses Traittés sur saint Jean qui sont indubitablement siens. « En fin, » dit-il, « qui est le signe de Jesus Christ que chacun connoist, sinon la Croix de Jesus Christ ? lequel signe s'il n'est appliqué ou au front des croyans, ou a la mesme eau par laquelle ilz sont regenerés, ou a l'huile par lequel ilz sont chresmés, ou au sacrifice duquel ilz sont nourris, rien de tout cela ne se parfait a droit. Comment donq ne sera-il rien signifié de bon par ce que les mauvais font, puysque par la Croix de Christ que les mauvais ont faite, tout bien nous est marqué et signé en la celebration de ses Sacremens. » Ou donq que le sermon que j'ay allegué soit de saint Augustin, ou de Fulgence son [139] disciple, ou de quelqu'autre, si est-ce que la sentence que j'en ay rapportee est de saint Augustin. Saint Chrysostome en avoit dit au paravant tout de mesme en ceste sorte : « Portons d'un cœur joyeux la Croix de Jesus Christ comme une couronne, car toutes les choses qui profitent a nostre salut sont consumees par icelle ; car, quand nous sommes regenerés la Croix de Jesus Christ y est, quand nous sommes repeuz de la tres sacree viande, quand nous sommes colloqués pour estre consacrés en l'Ordre, par tout et tous-jours ceste enseigne de victoire nous assiste. Partant, portons avec grande affection la Croix au dedans des maysons et es murailles (vous voyes qu'il parle du signe et image de la Croix), et es fenetres, et au front encores, et en l'esprit, car cela est le signe de nostre salut... » Et peu apres, parlant encores de la Croix, il dit ainsy : « Laquelle il ne faut pas simplement former avec le doigt au cors, mays premierement en l'esprit avec une grande foy ; car si tu l'imprimes en ceste sorte en ta face, pas un des meschans demons, voyant la lance par laquelle il a receu la playe mortelle, ne t'osera attaquer. » Il repete le mesme ailleurs, disant : « Ceste maudite et abominable marque de dernier supplice, a sçavoir la Croix, a esté faite plus illustre que les couronnes et diademes, car le chef n'est point tant aorné par une couronne royale comme par la Croix, qui est plus digne que tout honneur ; et de celle qu'au paravant on aborrissoit, on en [140] herche si curieusement la figure si que l'on la trouve par tout, vers les princes, sujetz, hommes, femmes, vierges, mariees, serfz, libres ; a tout coup chacun se signe d'icelle, la formant en nostre tres noble membre, car on la figure tous les jours en nostre front comme en une colomne. Ainsy elle reluit en la Table sacree, ainsy en l'ordination des prestres, ainsy encor de rechef es Cenes mistiques avec le Cors de Jesus Christ ; on la void celebrer par tout... » Qui ne void donq combien expressement saint Augustin et saint Chrysostome tesmoignent que la Croix estoit employee a tout, et sur tout es choses saintes et sacrees, qui n'estoyent pas estimees pour telles si elles n'estoyent signees de la Croix. Mais saint Augustin remarque particulierement que la Croix estoit necessaire au Sacrement de l'Autel, qu'il nomme Sacrifice duquel sont nourris les Chrestiens ; autant en dit saint Chrysostome : l'enseigne de la Croix, dit-il, nous assiste « lhors que nous sommes nourris de la tres sacree viande, » et elle « reluit en la sacree Table, et de rechef en la Cene mistique avec le Cors de Jesus Christ. » Que pourroit-on dire plus expres ?
Mais remarquons que saint Chrysostome dit separement que la Croix « reluit en la Table sacree », et tantost apres « qu'elle reluit de rechef en la Cene mistique avec le Cors de Jesus Christ ; » car il semble par la qu'il veuille dire que la Croix estoit non seulement [141] a l'Autel ou Table sacree (suivant ce qu'il est commandé aux prestres, en sa Liturgie, de faire la reverence se retournans vers l'image de Jesus Christ, et que saint Paulin recite d'avoir mis l'image de la Croix pres l'autel, comme j'ay dit cy devant), mais encor que l'image et figure de la Croix estoit empreinte en la tres sacree viande de l'Eucharistie. Aussi es preparatoires de la Liturgie ou Messe de saint Chrysostome, traduitte par Leo Tuscus, le diacre doit, avec une lancette, faire le signe de la Croix sur le pain a consacrer, et quand ce vient a la celebration il est ordonné que l'on mette les pains sur l'autel en forme de croix ; ce que mesme Nicolas Cabasile espluche par le menu en l'exposition de la Liturgie. Je sçay qu'il y a plusieurs pointz en ce que j'ay dit qui se rapportent au simple signe de la Croix, mays il y en a beaucoup qui ne peuvent estre entenduz que de la croix faitte en matiere subsistante, comme quand il est dit que on mettoit la Croix es maysons, murailles, fenestres, en la Table sacree, et qu'avec le caractere d'icelle on dedioit les basiliques : or je n'ay pas osé separer ce que mes autheurs avoyent conjoint.
Cependant, il appert qu'on ne doit point mettre de barriere entre la Croix et les choses religieuses, selon la creance de l'antiquité. C'est grande pitié que d'un superbe et mal instruit on ne le peut faire demordre. [142] Calvin avoit dit que « si l'authorité de l'Eglise ancienne a quelque vigueur entre nous, nous notons que par l'espace de cinq cens ans ou environ, du tems que la Chrestienté estoit en sa vigueur et qu'il y avoit plus grande pureté de doctrine, les temples des Chrestiens ont esté netz et exemptz de telle souilleure » ; il parle ainsy des images de Jesus Christ et des Saintz, et peu apres il dit que « si on compare un aage avec l'autre, l'integrité de ceux qui se sont passés d'images, merite bien d'estre prisee au pris de la corruption qui est survenue despuys. Or, je vous prie, qui est-ce qui pensera que ces saintz Peres eussent privé a leur escient l'Eglise d'une chose qu'ilz eussent conneu luy estre utile et salutaire ? » Les pauvres huguenotz avoyent esté apprins comme cela par le pere de leur reformation ; on leur a monstré mille fois que c'estoit une fauseté, et que es cinq cens, voire es trois cens premieres annees, il y avoit des images es eglises : ilz dient neanmoins, autant impudemment que jamais, que l'ancienneté ne mettoit point des images aux eglises. Mays ayant monstré le contraire quant a l'image de la Croix, je puis dire : Hé je vous prie, qui est-ce qui pensera que ces saintz Peres, Chrysostome, Augustin, Paulin, eussent mis en usage une chose qu'ilz eussent conneu estre inutile et pernicieuse ? Mays le mieux est qu'ilz tesmoignent non seulement de leur fait, ains aussi de la prattique du Christianisme de leur aage ; ainsy Justinien l'Empereur fit ceste loy : « Que l'Evesque, consacrant une eglise ou monastere, consacre [143] le lieu a Dieu par oraison, fichant en iceluy le signe de nostre salut (nous entendons la vrayement adorable et honnorable Croix) ; ainsy qu'il commence l'edifice mettant un si bon et propre fondement. » Il dit le mesme en plusieurs endroitz, et veut qu'avant le bastiment on plante tous-jours « venerabilem et sanctissimam Crucem, la venerable et tres sainte Croix. » Que sçauroit-on dire a tant de si grans tesmoins ?
Le traitteur, pour ne sembler estre du tout muet, nous oppose qu'Epiphanius « passant par un village nommé Anablatha, estant entré en un temple ou pendoit un voile teint et peint ayant une image comme de Jesus Christ ou de quelque sainct, il mit en piece ce voile, d'autant que cela estoit contre les Escritures ; comme cela se lit plus au long en son epistre translatee par sainct Hierosme. » Or je responds : 1. Que ceste derniere piece d'epistre, citee par le traitteur, n'est aucunement de saint Epiphane, ains un agencement estranger ; comme il appert en ce que le sens de l'epistre estoit du tout bien achevé sans ceste piece-la, que ceste piece est hors de propos, qu'elle ne ressent aucunement la phrase de saint Epiphane ou de saint Hierosme, et que les Iconoclastes, citans tous les tesmoignages qu'ilz peurent des anciens Peres, et nommement de saint Epiphane, ainsy qu'il est deduit au second Concile de Nicee, ne produisirent jamais ceste piece de l'epistre traduitte par saint Hierosme. 2. Je responds qu'en ceste piece-la il est dit que l'image peinte sur le voyle estoit d'un homme pendu, comme de Jesus Christ ou de quelqu'autre, contre les Escritures ; il se pouvoit donques faire que ceste image fust dressee contre la verité de l'histoire de la [144] Passion de Nostre Seigneur, avec quelque indecence, dont saint Epiphane ne se pouvoit asseurer que c'estoit qu'elle representoit, et partant eut rayson de la dechirer. Mais que peut tout cela contre les images de la Croix et du Crucifix qui representent au vray la Passion de Nostre Seigneur, ainsy qu'elle est descritte en l'Evangile ? Si un evesque trouvoit dans quelque eglise de sa charge l'image d'un Crucifix qui representast Nostre Seigneur non cloué mais attaché avec des cordes sur la croix, comme l'on voit par la faute des peintres, en plusieurs images, le bon et le mauvais larron penduz en ceste sorte, feroit-il pas son devoir de dechirer et rompre telle image ? et faudroit-il dire pourtant qu'il rejettast l'usage des images propres et bien faittes ?
De pareille force est le tesmoignage du Concile Elibertin, cité par le traitteur, auquel il est dit « qu'en l'eglise on ne doit point avoir de peintures, afin que ce qui est honoré et adoré ne soit peint és parois. » Car je dis premierement, que telle occasion peut naistre en quelque province par laquelle on devra defendre que les images ne soyent point es eglises, comme si les infidelles, Maures, Turcz et heretiques ravageoyent les temples, brisoyent les images et les outrageoyent en mespris de ce qu'elles representent, il ne serait que bon de leur en lever toute commodité et occasion. Je dis secondement, que la defense du Concile Elibertin, selon la portee de la rayson laquelle y est alleguee, ne s'estend pas aux images mobiles, mays a celles seulement qui sont peintes en et sur les murailles, et ne serait a l'adventure pas mal que telle defense fust observee parce que telles images sont sujettes a se gaster, desfaire et effacer, non sans quelque mespris de leur saint et sacré usage, qui est la rayson du Concile disant : « Ne quod colitur aut adoratur in parietibus depingatur : Affin que ce qui est honnoré ou adoré ne soit peint es murailles. » Troisiesmement, je dis que puysqu'on ne peut pas sçavoir le propre et particulier motif de ce Concile, et qu'il n'estoit que provincial et de dix-neuf evesques seulement, il n'est raysonnable de le vouloir rendre [145] opposant au general consentement et a la coustume de l'Eglise ancienne qui recevoit les images aux eglises, comme j'ay prouvé cy devant. Mays qui voudra voir quelque chose de plus, touchant ces deux objections, qu'il lise ceux qui ont traitté la controverse des images. [146]
« Quand il est question de reformer les desordres, il faut ensuivre le dire de Jesus Christ en sainct Matthieu, chap. 19 : Il n'estoit pas ainsi au commencement. Si donc au commencement, lors que l'Eglise a esté pure et la verité syncere, le signe de la Croix n'a point esté fait, elle n'a point esté dressee, saluee ni adoree, c'est tres-mal fait d'avoir introduit ceste corruption (qui ne peut estre bonnement appellee coustume), et c'est encor plus mal fait de la retenir. » C'est un discours du traitteur, auquel je responds en ceste sorte : si lhors que l'Eglise estoit pure, au commencement, on a fait le signe de la Croix, on l'a dressee, saluee et honnoree, c'est tres mal fait d'avoir introduit la presomption (qui ne se peut bonnement appeller reformation) d'abattre, mespriser et deshonnorer le signe de la Croix ; certes, au commencement on ne faisoit pas ainsy. L'Eglise estoit pure, selon la confession des Reformateurs, les cinq cens premieres annees, et, s'il faut croire le traitteur, les yeux des Chrestiens commencerent seulement « à se ternir et à ne voir plus guere clair au service de Dieu » au tems de saint Gregoire Pape. Voyons comme on se gouvernoit [147] alhors touchant l'honneur de la Croix, et nous trouverons que les payens appelloyent les Chrestiens, par injure, « religieux et devotz de la Croix : religiosos Crucis. » Tertullien, respondant pour eux, ne le nie en aucune façon, ains le concede ; autant en fait Justin le Martyr ; saint Athanase dit ces propres paroles : « Pour vray, nous adorons la figure de la Croix, la composans de deux bois. » J'ay cité cy dessus ces tesmoignages, avec plusieurs autres. Or ces grans personnages vivoyent en la fleur de l'Eglise, dont saint Thomas et saint Bonaventure ont dit l'honneur de la Croix et des autres images estre une tradition Apostolique ; car, voyans qu'il a commencé tout aussi tost que le Christianisme, et que si l'on remonte d'aage en aage dans le tems des Apostres on en trouvera une observation perpetuelle, ilz se sont tenuz en la regle de saint Augustin qui porte, que « l'on croit tres justement que ce que l'Eglise universelle tient, et n'est institué par les Conciles mais a tousjours esté observé, n'a point esté baillé sinon par l'authorité Apostolique. » Saint Jean Damascene, long tems avant eux, en avoit dit tout de mesme : « C'est, » dit-il, « une tradition non escritte, aussi bien que l'adoration vers le levant, a sçavoir, d'adorer la Croix... » ce sont ses paroles. Et saint Basile, beaucoup plus ancien, parlant de Jesus Christ, de sa Mere, de ses Apostres, Prophetes et Martyrs, il dit qu'il « honnore les histoires de leurs images et qu'il les adore tout ouvertement, car, » dit-il, « cecy estant baillé par les saintz Apostres, il ne le faut pas defendre, mays en toutes nos [148] eglises, nous dressons leurs histoires. » Le second Concile de Nicee, ayant parlé de l'honneur de la Croix et des images, conclud en ceste maniere : « Celle-ci est la foy des Apostres, celle-ci est la foy des Peres. » Et la mesme est recitee l'epistre du bienheureux pere Nylus au Proconsul Olympiodorus qui vouloit bastir un temple, par ou il luy conseille de mettre l'unique et seule image de la Croix au lieu sacré vers l'orient. Or, qui ne sçait qu'anciennement les Chrestiens adoroyent vers le levant ? Ce Pere donq vouloit que la Croix fust mise au lieu vers lequel se faisoit l'adoration. Constantin, comme dit Sozomene, dressa son Labare en forme de croix parce que la coustume estoit que les soldatz fissent reverence a cest estendart, a fin que, par la, peu a peu ilz fussent accoustumés, par la continuelle veuë et veneration de la Croix, a rejetter le paganisme et embrasser la foy de Jesus Christ. Saint Chrysostome appelle la figure de la Croix « plus digne que tout honneur : omni cultu digniorem, » et commande en sa Liturgie, comme j'ay dit n'agueres, que le prestre venant a l'autel fasse la reverence a la Croix.
Saint Augustin tesmoigne, que combien qu'anciennement on crucifiast les mal-faiteurs, de son tems toutefois on n'en crucifioit point. « D'autant, » dit-il, « que la Croix est honnorable et finie ; elle est finie quant a la peyne, mays elle demeure en gloire, et des lieux des supplices elle est passee sur le front des Empereurs. » Aussi le traitteur confesse que les meschans eussent esté « honorez par tel supplice, » dont le bienheureux Prince des Apostres, saint Pierre, devant estre crucifié, pria que ce fust les piedz contre-mont s'estimant indigne d'estre crucifié en mesme maniere que son Maistre, comme [149] dit saint Hierosme, et saint Dorothee le touche. Saint André, son aysné, ne se pouvoit saouler de saluer et caresser la croix en laquelle il devoit estre pendu, tant il s'estimoit honnoré de mourir de ceste mort-la, selon le tesmoignage des prestres d'Achaïe au livret qu'ilz firent de son martyre. Or, ce fut Constantin qui abolit le supplice de la croix, « d'autant qu'il honnoroit beaucoup la Croix, tant pour l'ayde qu'il avoit receuë aux combatz en vertu d'icelle, que pour la divine vision qu'il en avoit eue, » comme parle Sozomene ; lequel dit a ce propos une chose bien remarquable si elle est conferee avec un trait d'Eusebe en la vie de Constantin. Eusebe tesmoigne qu'avant que Constantin donnast la bataille contre Licinius, il se retira hors le camp au tabernacle ou pavillon de la Croix avec quelque nombre des plus devotz qu'il trouva pres de soy, et ce pour prier Dieu et se recommander a sa misericorde, ce qu'il avoit accoustumé de faire en toutes semblables occasions. Sozomene, d'autre part, escrit que ce grand Empereur avoit fait faire un pavillon ou tabernacle en guise d'une eglise ou chapelle qu'il portoit tous-jours avec soy quand il alloit a la guerre, affin que tant luy que l'armee eust un lieu sacré auquel on loüast Dieu, on le priast et on peust recevoir les sacrés misteres, car les prestres (sacerdotes) et diacres suivoyent tous-jours ce tabernacle a ceste intention. Qui ne voit maintenant que le tabernacle de la Croix duquel parle Eusebe, n'estoit autre chose que l'eglise ou chapelle portative de laquelle Sozomene tesmoigne ? Il y avoit donq, au camp de Constantin, [150] une eglise de Sainte Croix, et non seulement la Croix estoit en l'eglise, mais l'eglise mesme estoit dediee a Dieu sous le nom et vocable de la Croix : grande preuve de l'honneur qu'on portoit a la Croix.
A mesme intention les empereurs Theodose et Valentin ont fait ceste loy : « Ayans sur tout un grand soin de conserver la religion de la supreme Divinité, qu'il ne soit loysible a personne de graver ou peindre le signe du Sauveur Jesus Christ, ou en terre, ou en pierre ou en marbre qui soit mis a terre. » C'estoit parce qu'ilz vouloyent que la Croix fust en lieu honnorable, et non a terre ou elle pouvoit estre foulee aux piedz, tant ilz portoyent de respect a ce saint portrait : ainsy Justinien l'appelle tres sainte Croix et venerable. Sedule, tres ancien poete, parle de l'honneur de la Croix en ceste sorte :
Pax Crucis ipse fait, violentaque robora membris
Illustrans propriis pænam vestivit honore,
Suppliciumque dedit signum magis esse salutis,
Ipsaque sanctificans in se tormenta beavit.
Neve quis ignoret speciem Crucis esse colendam,
Quæ Dominum portavit ovans ratione potenti,
Quatuor inde plagas quadrati colligit orbis.
« O Croix, il fut ta paix, et par sa chair si digne
Rendant ta cruauté plus que jamais insigne,
Il a de tant d'honneur ta honte revestu,
Et fait que ton supplice (o estrange vertu)
Soit de nostre salut la preuve plus certaine,
Bienheurant les tormens dont il souffrit la peyne.
Qui donques niera qu'il nous faille honnorer
L'image de la Croix, ou qui peut l'ignorer ? [151]
Puysqu'en triomphe ell'a porté nostre grand Maistre,
Et par vive rayson le portant fait paroistre
Que bien qu'en quattre pars le monde est partagé,
Il est tout en la Croix comm'en un abregé. »
Prudence, encor plus ancien, tesmoigne que les empereurs Chrestiens honnoroyent la Croix :
Ipsa suis Christum capitolia Romula mærent
Principibus lucere Deum : Jam purpura supplex
Sternitur Æneadæ rectoris ad atria Christi,
Vexillumque Crucis summus dominator adorat.
« Le Capitole on voit a Rome despité
Que Jesus, par ses roys, soit pour Dieu reputé ;
Es eglises on voit, tout a terre abattue,
La pourpre des Romains humblement estendue,
Et de ce monde bas le souverain monarque
Adore de la Croix l'estendart et la marque. »
A ceste coustume des Empereurs se rapporte l'advertissement que saint Remy fit au roy Clovis :
C'est qu'il le veut rendre capable du Christianisme, [152] qui fait brusler les idoles et honnorer la Croix. Mays a quoy, je vous prie, visoit la bravade que les payens faisoyent aux Chrestiens, recitee par Minutius Felix au huitiesme Livre joint a ceux d'Arnobe : « Voicy des supplices pour vous, et des tormens et des croix, non plus pour adorer mays pour souffrir » ? n'estoit-ce pas une presupposition de l'honneur que les Chrestiens faisoyent a la Croix qui leur faisoit avancer ces parolles : Ecce vobis supplicia, tormenta, et jam non adorandæ sed subeundæ cruces ? En voyla bien asses pour convaincre le traitteur, qui a bien osé dire que du tems de la pure et primitive Eglise on n'a dressé ni veneré la Croix, ou bien, qui revient tout en un, qu'il ne luy faut porter aucun honneur religieux ; car, a quel autre honneur se peut rapporter ce que j'ay produit jusques icy ? [153]
Le traitteur, non content d'avoir dit en general qu'il ne faut venerer la Croix ni la dresser a aucun usage religieux, se jette a faire des reproches a l'Eglise sur certaines particulieres actions d'honneur qui se font a la Croix, lesquelles, selon son souverain advis, ne sont autres qu'idolatries et forceneries. Il se plaint donq en ceste sorte :
« 1. Les choses sont allees si avant que la Croix a esté ise és temples ; a esté saluee par ces mots : O Crux ave, c'est à dire, Croix bien te soit, qui sont propos ineptes ; 2. et incontinent invoquee en disant : Auge piis justitiam reisque dona veniam, c'est à dire, augmente la justice aux bons et donne pardon aux coulpables ; 3. item, Crucem tuam adoramus Domine, c'est à dire, Seigneur nous adorons ta Croix ; qui sont propos blasphematoires, car c'est Jesus Christ à qui telle priere doit estre faite et dressee, c'est Jesus Christ qui est le Fils lequel doit estre baisé et non pas le bois de sa Croix... mais d'autant que l'Eglise Romaine s'addresse à la croix materielle, il appert que c'est idolatrie insupportable. 4. Et afin qu'il ne semble qu'on leur face tort par tels propos, voici les mots [154] dont ils usent quand ils benissent le bois de la Croix : Seigneur, que tu daignes benir ce bois de la Croix, à ce qu'il soit remede salutaire au genre humain, fermeté de foy, avancement de bonnes œuvres, redemption des ames, defense contre les cruels traicts des ennemis ; item : Nous adorons ta Croix ; item : O Croix qui dois estre adoree, o Croix qui dois estre regardee, aimable aux hommes, plus saincte que tous, qui seule as merité de porter le talent du monde, doux bois, doux cloux, portans doux faix, sauve la presente compagnie assemblee en tes louanges ; item : Croix fidele, arbre seule noble entre toutes, nulle forest n'en porte de telle en rameaux, en fleur et en germe ; le bois doux soustient des doux cloux et un faix doux. 5. De mesme estoffe est la priere Françoise qui se lit presques en toutes les Heures, qu'on appelle ; au moins l'ay-je leuë en celles que Michel Jove a imprimees à Lyon, l'an 1568, qui sont à l'usage de Rome ; en voici les termes :
Et de sa grand' sueur arrosee,
Par ta vertu, par ta puissance,
Garde mon corps de mal meschance,
Que vray confez puisse mourir.
6. Et n'a pas esté seulement appellee la Croix aoree, c'est à dire adoree, mais aussi le Vendredi a esté dict Aoré, c'est à dire adoré, à cause de l'adoration de la Croix de ce jour-là... 7. Pareilles inepties et blasphemes se commettent autour de la lance, de laquelle saincte lance la feste se celebre le Vendredi apres les octaves de Pasques, et lui est addressee la priere suivante : Bien te soit fer triumphal, qui entrant en la [155] poictrine vitale ouvre les huis du ciel ; heureuse lance, navre-nous de l'amour de celui qui a esté percé par toi. »
Voyla les subtiles recerches que fait ce playsant traitteur pour convaincre les Catholiques d'estre « foret cenez, rendus punais par l'idolatrie et plus stupides que le bois », car c'est ainsy qu'il nous traitte. De Beze luy avoit ouvert le chemin en ses Marques de l'Eglise , que ce grand esprit de Sponde luy a si bien effacees qu'il m'eust osté l'ennuy de respondre en ce point, si Dieu ne l'eust voulu lever des ennuys de ce monde avant que son œuvre fust achevee. Je responds donques au traitteur, a de Beze, et a leurs semblables, cottant par ordre les griefz qu'ilz ont peu pretendre en cest endroit et les raysons pour lesquelles ilz ne sont recevables.
1. Ilz trouvent mauvais que l'on parle a la Croix, qu'on la salue, et beaucoup plus qu'on l'invoque, puysqu'elle n'a ni sentiment ni entendement ; mais a ce conte il se faudroit moquer des saintz Prophetes, qui en mille endroitz ont addressé leurs paroles aux choses insensibles : O Cieux jettes la rosee d'en haut, et que les [156] nues pleuvent le Juste, que la terre s'ouvre et qu'elle germe le Sauveur ; O cieux, oyes ce que je dis ; J'invoque a tesmoins le ciel et la terre ; Benisses, soleil et lune, le Seigneur ; Loues-le, soleil et lune ; Qu'as-tu, o mer, qui te fasse fuir, et toy, o Jordain, que tu sois retourné arriere ? Saint André ne vit pas si tost la croix en laquelle il devoit estre crucifié qu'il s'escrie saintement : « O bonne Croix qui as receu ton ornement des membres de mon Seigneur, long tems desiree, soigneusement aymee, cerchee sans relasche, et en fin preparee a mon esprit desireux, reçois-moy d'entre les hommes et me rends a mon Maistre, affin que celuy-la me reçoive par toy, qui par toy m'a racheté. » La devote Paula, entree dans l'estable ou Nostre Seigneur nasquit, avec des larmes entremeslees de joye, souspiroit en ceste sorte : « Je te salue, o Bethleem, mayson de pain, en laquelle est né ce Pain qui est descendu du ciel ; je te salue Ephrata, region tres fertile et porte fruit, de laquelle Dieu est la fertilité. » Lactance, parlant du jour de la Resurrection, « Salve festa dies, » dit-il, « toto venerabilis ævo : Je te salue, o jour a tous tems venerable. » Ce sont des façons ordinaires aux ames vivement esprises de quelque affection. Qui ne sçait combien les apostrophes et prosopopees sont en commun usage a toute sorte de gens ? Et quelle plus grande ineptie que de faire le fin a reprendre semblables termes ? Et quel danger peut-il avoir en ce langage :
Donne aux bons accroist de justice
Pardonne aux pecheurs leur malice ; [157]
qui a son patron et modelle en l'Escriture Sainte, et mille traitz des plus anciens Peres pour garantz ? La rosee qu'Esaye demande aux cieux, n'est autre que le Sauveur ; et David demande au feu, gresle, neige, glace, qu'elles louent Dieu ; et saint André a la Croix, qu'elle le rende a son Maistre ; mays ces choses leur sont autant impossibles que de pardonner aux pecheurs.
Or, quoy qu'en toutes ces manieres de dire les parolles soyent addressees a la Croix, au ciel, a la neige et semblables choses inanimees, si est-ce que l'invocation passe plus outre et se rapporte a Dieu et au Crucifix. Voicy un exemple signalé : Josué desire que le soleil et la lune s'arrestent et parent au milieu de leur carriere ; a quoy, je vous prie, s'addresse-il pour en avoir l'effect ? Quant a l'intention, pour vray, il fait sa requeste a Dieu : Tunc locuutus est Josue Domino, in die qua tradidit Amorrhæum in conspectu filiorum Israël : Alhors Josué parla au Seigneur, en la journee que Dieu livra l'Amorrheen a la veuë des enfans d'Israël. Voyla son intention qui va droit a Dieu, mais quant a ses paroles elles n'arrivent que jusques au soleil et a la lune : Dixitque coram eis : Sol, contra Gabaon ne movearis, et luna contra vallem Aialon : Et dit devant iceux : O soleil, n'avance point contre Gabaon, et toy, o lune, contre la vallee d'Aïalon. Voyla les paroles qui sont dressees au soleil et a la lune, et voicy [158] l'effect qui ne part que de la main de Dieu : Stetit itaque sol in medio cæli, et non festinavit occumbere spatio unius diei; non fuit postea et antea tam longa dies, obediente Deo voci hominis : Donques le soleil s'arresta au milieu du ciel et ne se coucha point par l'espace d'un jour ; onques auparavant ni apres, jour ne fut si grand, Dieu obeissant ou secondant a la voix de l'homme. Ceste priere, donques, « Donne aux bons accroist de justice », n'a que le son exterieur des paroles qui va a la Croix, le sens et l'intention se rapporte du tout au Crucifix. Quand Josué demande au soleil qu'il cesse son mouvement, c'est prier Dieu qu'il l'arreste ; quand nous demandons a la Croix qu'elle pardonne aux pecheurs, c'est prier le Crucifié qu'il nous pardonne par sa Passion ; et si les paroles semblent mal addressees quant a leur propre signification, elles sont neanmoins redressees par l'intention de ceux qui les proferent, et n'y a aucune messeance, parce que ces façons de parler sont ordinaires, familieres et bien entendues de ceux qui ne sont pas chicaneurs et mal affectionnés.
2. J'ay donques asses respondu a la plainte que fait le traitteur touchant la salutation et invocation de la Croix, et, par consequent, a ce qu'il peut alleguer de la priere faite en la rime françoise qu'il dit estre es Heures « faites a l'usage de Rome. » J'admire seulement ceste delicate ame, laquelle ayant dit que ceste rime se trouve « presques en toutes les Heures, » interprete tout a coup son « presques » de celles seules de Michel Jove, imprimees l'an 1568 ; et, pour estre encor plus inepte, veut mettre en usage une vielle rime platte françoise es offices de Rome. Ne sçait-il pas qu'on [159] ne parle pas françois a Rome, et sur tout es offices ? La mesdisance n'a soin que de parler, il ne luy chaud de sçavoir comment. Or veut-il faire passer ceste calomnie sous corde, parce que bien souvent les libraires joignent avec les Heures en un mesme volume plusieurs traittés et oraisons, bien souvent mal a propos, sans congé ni rayson ; mays luy qui ose bien censurer les œuvres de saint Augustin, et en rejetter plusieurs pieces comme n'ayans le style et la gravité assortissante aux autres, quoy qu'elles soyent comprises sous le mesme tiltre, n'a-il pas conneu que ces rimes françoises et autres telles oraisons ne sont pas des appartenances de l'office et des Heures de Rome ? Il est sot s'il ne l'a consideré, il est imposteur s'il l'a consideré. Ce n'est pourtant pas pour absurdité que j'estime estre en l'estoffe de ceste rime-la que j'en parle ainsy, car elle ne contient rien qui n'aye une bonne intelligence, comme il appert asses de ce que j'ay dit cy devant.
3. Autant en dis-je de la devotion dont se servent aucuns la Semaine Sainte, et les vendredis blancz, que le traitteur avance et tasche de noircir ; ce sont observations dignes de luy, et ne touchent aucunement l'Eglise Catholique, car ces devotions n'ont aucune authorité publique, ni ne sont jointes aux Heures comme [160] parties d'icelles ; nos calendriers approuvés ne font mention ni des vendredis blancz ni des vendredis noirs. Une sottise ne laisse pas d'estre telle pour estre imprimee, ou attachee au bout de quelques beaux livres. Si ne veux-je pas dire que la substance de ces devotions soit mauvaise ; il y a, a l'adventure, quelques circonstances plustost legeres que vicieuses, mays c'est une vanité intolerable d'aller a la recherche de ces pointilles au milieu d'une dispute serieuse. [161]
4. Le traitteur et de Beze trouvent mauvais que nous disions, Crucem tuam adoramus Domine : Seigneur nous adorons ta Croix ; car c'est le Filz qui doit estre baysé et non pas la Croix, disent-ilz. Mays attendant de respondre encor plus au long au Livre quatriesme, je dis qu'il n'y a pas autre inconvenient d'adorer la Croix aux Chrestiens, qu'aux Juifz l'Arche de l'alliance, comme j'ay monstré qu'ilz faisoyent, ci devant ; ni de la bayser, que de bayser le bout de la verge de Joseph, comme fit Jacob selon la plus vraysemblable opinion, ou celle d'Assuerus, comme fit Hester selon la sainte parole. Je dis que la plus pure Eglise l'a adoree et l'a tenue pour adorable, comme je prouve, et l'a baysee encor, comme tesmoigne saint Chrysostome en l'homelie, De l'adoration de la Croix. Je dis qu'on bayse asses par honneur le prince et le roy quand on bayse le bout de [162] son manteau ou de son sceptre, ains on ne bayse pas autrement les mains aux souverains que baysant leurs manteaux ; l'honneur fait a telles appartenances se rapporte a ceux de qui elles sont. Aucun ne trouveroit mauvais qu'un sujet dist et protestast : Sire, j'honnore vostre sceptre, vostre couronne ou vostre pourpre ; ainsy Nostre Seigneur a aggreable qu'on die : Seigneur, j'honnore ou adore (car l'un et l'autre en cest endroit n'est qu'une mesme chose, comme il sera dit au quatriesme Livre) j'adore, dis-je, vostre Croix. C'est donq une chicanerie estrange d'appeller cela idolatrie, puysque tout l'honneur en revient a Jesus Christ, qui n'est pas un idole mais vray Dieu.
5. Ilz nous reprochent la benediction de la Croix ; mais, ou ilz trouvent mauvais qu'on la benie, et je leur oppose saint Paul, qui dit que toute creature est sanctifiee par la parole de Dieu et par l'oraison ; ou ilz trouvent mauvais les tiltres que l'on baille a la Croix en ceste benediction et en plusieurs autres parties de nos offices, et lhors je leur oppose toute l'antiquité. Quelz tiltres veulent-ilz lever a la Croix ? Je crois que voici ceux qui les faschent le plus : Remede salutaire du genre humain, redemption des ames, tres adorable, plus sainte que tout, nostre unique esperance. Qui ne sçait que les plus saintz et anciens Peres de l'Eglise l'ont ainsy appellee ? Saint Chrysostome, en une seule [163] homelie, luy baille passé cinquante tiltres d'honneur, et entre autres il l'appelle « esperance des Chrestiens, resurrection des mortz, chemin des desesperés, triomphe contre les diables, pere des orphelins, defenseur des vefves, fondement de l'Eglise, medecin des malades. » En la premiere homelie de la Croix et du larron, il l'appelle « substance de toute joye spirituelle et eslargissement abondant de tous biens ; » en la seconde, il l'appelle « nostre soleil de justice, » et ailleurs, « espee par laquelle Jesus Christ a rompu et anéanti les forces du diable. » Saint Ephrem l'appelle « pretieuse et vivifiante, vainqueresse de la mort, esperance des fidelles, lumiere de l'univers, huissiere du Paradis, exterminatrice des heresies, fermeté de la foy, grande et salutaire defense et gloire perpetuelle des bien sentans et leur rempart inexpugnable : » ce dernier tiltre luy est encor baillé par le grand saint Antoyne. Origene l'appelle « nostre victoire », Eusebe et le grand Constantin, « signe salutaire », saint Augustin, « honnoree et honnorifiee », Justin le Martyr, « enseigne principale de force et principauté », Justinien l'Empereur, « vrayement venerable et adorable », et saint Chrysostome encor l'appelle « plus digne que toute veneration et reverence : omni cultu digniorem. » Quel reproche nous peut-on faire si nous parlons le langage de nos peres et de nostre mere ? C'est aux heretiques nourris hors de la patrie et mayson, de produire des motz nouveaux et de trouver estrange le langage des domestiques. [164]
Au demeurant, les motz n'ont autre valeur que celle qu'on leur baille. Je dirois volontiers qu'ilz sont comme les chiffres zero, qui ne valent sinon a mesure des nombres qui les precedent ; les noms aussi n'ont leur signification qu'a proportion de l'intention avec laquelle on les produit, comme les robbes plissees qui sont larges et estroittes selon le cors sur lequel elles sont mises. Y a-il mot de plus grande signification que le mot de Dieu, qui signifie le souverain Estre et l'Infini ? neanmoins par fois le Saint Esprit l'accourcit tant qu'il le fait joindre aux creatures : J'ay dit, vous estes dieux ; Dieu se trouve en l'assemblee des dieux, or au milieu il juge les dieux ; Je t'ay constitué Dieu de Pharao. Joseph fut appellé Sauveur, aussi fut bien Osee filz de Nun, mays ce mot n'eut pas tant d'estendue sur eux comme sur Nostre Seigneur. Dieu envoya son Filz affin que le monde fust sauvé par iceluy ; saint Paul fut fait tout a tous affin qu'il sauvast tous : voyla des parolles bien pareilles quant a l'escorce, mays leur sens est bien different l'un de l'autre. Ces espritz clair voyans qui adorent Dieu au second ordre des Anges sont appellés Cherubins, et leurs images sont appellees Cherubins ; voyla un mesme mot, mays les choses sont differentes. C'est une sotte subtilité de tant disputer des motz quand il appert de la bonté de l'intention ; la regle est generale qu'il les faut entendre selon la capacité du sujet dont il est question, secundum subjectam materiam : il est force que les choses s'entreprestent leurs noms les unes aux autres, car il y a plus de choses que de motz, mays c'est a la charge qu'ilz ne soyent appliqués que selon l'estendue et valeur des choses pour lesquelles on les employe. Jesus, saint Paul et la Croix sauvent ; voyla un seul mot, mays employé a plusieurs sens et differemment : quant a Jesus, il sauve comme principal agent meritoire, et qui fournit a la [165] rançon en toute abondance ; au regard de saint Paul, il sauve comme procureur et solliciteur, et la Croix comme instrument et outil de nostre redemption. Les paroles des gens de bien et sages sont tousjours prises sagement et en bonne part, par les gens de bien : qu'y a-il de meilleur et de plus sage que l'Eglise ? c'est une malice expresse de tirer a un sens blasphematoire ses paroles, qui peuvent avoir un sens bienseant et sortable sans forcer la commune et ordinaire maniere d'entendre. La Croix est un remede salutaire, redemption des ames, tres adorable, nostre unique esperance, plus sainte que tout ; cela s'entend selon le rang qu'elle tient entre les instrumens de la Passion et de nostre salut ; qui l'entendroit comme du Redempteur mesme seroit inepte et sot, car le sujet en est du tout, sans difficulté, inepte et incapable.
Et a ce propos, quand j'ay veu Illyricus ou Simon Goulart, au Catalogue des tesmoins de leur verité pretendue, apres avoir cité saint Chrysostome attribuant a la Croix plusieurs beaux tiltres, adjouster par forme de commentaire : Encomia Crucis Chrysostomus suo more canit, signo quod signatæ rei convenit tribuens ; ista vero postea pontificii non sine blasphemia et idolatria ad signum ipsum retulerunt ; [166] c'est a dire : « Chrysostome, a sa façon, chante les louanges de la Croix attribuant au signe ce qui convient a la chose signifiee, mais par apres les papaux ont rapporté ces choses au signe mesme, non sans blaspheme et idolatrie ; » quand j'ay veu cela, dis-je, j'ay admiré la vehemence de ceste passion qui ne permet aux novateurs de prendre en bonne part de l'Eglise Catholique les mesmes motz et les mesmes parolles qu'ilz prennent bien en bonne part de la bouche de saint Chrysostome. Qui leur a dit, je vous prie, que parlans comme saint Chrysostome, nous entendons autrement que luy ? C'est chose certaine que nous attribuons bien souvent au signe ce qui convient a la chose signifiee, comme quand nous disons : Sire, j'honnore vostre sceptre, ou bien : Seigneur, j'adore vostre Croix.
En fin ce seroit bien en cest endroit ou auroit lieu la distinction tant prechee par le traitteur, de la croix tourment et de la croix instrument de tourment, car bien souvent, louant la Croix, on n'entend pas parler du seul bois ou signe de sa Croix, ains encores des tourmens et peynes que Nostre Seigneur a souffertz. Mais le traitteur n'a garde d'employer la distinction a bien et a propos.
6. Le traitteur passe outre a se plaindre de ce qu'on appelle le Vendredi « aoré, c'est à dire adoré, à cause de l'adoration de la Croix de ce jour-la. » Or ne sçai-je bonnement si aoré veut dire adoré ou doré, ou bien, de requeste, priere et oraison, mais je dis : 1. Que ce mot ne touche sinon certaines parties de la France, ailleurs on ne l'appelle point ainsy. 2. Que c'est un nom bien appliqué, car en cest endroit adoré ne veut dire autre que veneré et honnoré ; or qui ne sçait que les jours [167] esquelz se sont faites quelques saintes actions, ou bien ceux esquelz on en fait memoire, sont par tout en l'Escriture appellés tres saintz, tres celebres et venerables ? Le Dimanche est appellé jour du Seigneur pour ce qu'il est dedié a Dieu ; saint Augustin l'appelle venerable, comme Lactance et saint Chrysostome appellent de mesme le jour de Pasques ; pourquoy ne sera venerable le Vendredi dedié a Dieu en honneur de la Passion ? 3. Je dis de plus que la rayson principale pour laquelle ce jour-la est appellé aoré, n'est pas l'adoration exterieure de la Croix, mais la sainteté de la mort du Sauveur, laquelle y est celebree, dont l'adoration exterieure n'est qu'une protestation.
Or combien soit ancienne la celebration du Vendredi, et sur tout du Vendredi Saint, a l'honneur de la Croix, saint Chrysostome en tesmoignera : « Commençons aujourd'huy, mes tres chers, » dit-il, « a precher du trophee de la Croix ; honnorons ceste journee, ains soyons plustost couronnés en celebrant ce jour, car la Croix n'est point honnoree par nos paroles, mays nous meriterons les couronnes de la Croix par nostre fidelle confession ; aujourd'huy la Croix a esté fichee et le monde a esté sanctifié. » Et ailleurs : « Aujourd'huy Nostre Seigneur a esté pendu en la Croix ; celebrons de nostre costé sa feste d'une trop plus grande joye pour apprendre la Croix estre la substance de toute nostre resjouissance spirituelle, car au paravant le seul nom de la croix estoit une peyne, mays maintenant il est nommé pour gloire, jadis il portoit l'horreur de condemnation, maintenant c'est un indice de salut, car la Croix est cause de toute nostre felicité. » Et plus bas : « Ainsy saint Paul mesme a commandé que l'on celebrast feste [168] pour la Croix, adjoustant la cause en ceste sorte : Par ce que Jesus Christ nostre Pasque a esté immolé pour nous. Voys-tu la liesse reçeuë pour le regard de la Croix ? car en la Croix Jesus Christ a esté immolé. » Sozomene tesmoigne que Constantin le Grand, long tems avant saint Chrysostome, « a veneré le jour du Dimanche comme celuy auquel Jesus Christ ressuscita des mortz, et le Vendredi comme celuy auquel il fut crucifié ; car il porta beaucoup d'honneur a la sainte Croix, tant pour le secours receu par la vertu d'icelle en la guerre contre les ennemis, qu'aussi pour la divine vision qu'il eut d'icelle. » Mays non seulement saint Chrysostome escrit qu'on honnoroit beaucoup le Vendredi pour la Croix, ains dit ouvertement qu'au Vendredi Saint on adoroit la Croix. « Le jour anniversaire revient qui represente la trois fois heureuse et vitale Croix de Nostre Seigneur, et la nous propose pour estre veneree, et nous fait chastes et nous rend plus robustes et promptz a la course de la carriere des saintes abstinences ; nous, dis-je, qui d'un cœur sincere et avec levres chastes la venerons : nos qui sincero corde eam castisque labris veneramur. » Or sus donques, quel danger y a-il d'honnorer la Croix, la bayser, et de nommer le Vendredi aoré ou adoré, voire quand on le nommeroit ainsy pour l'adoration de la Croix qu'on fait ce jour-la ? Pourquoy appelloit-on le jour de Pasque, Pasque, sinon parce qu'en iceluy se fit le passage du Seigneur, et de ce passage prit son nom et le jour et l'immolation laquelle s'y faisoit ? Les jours prennent leur nom bien souvent de quelque action faite en [169] iceux ; aussi le Vendredi peut estre dit aoré a l'occasion de l'adoration de la Croix faite en iceluy ; mays comme on n'appelloit pas les tables, couteaux, nappes et autres appartenances de l'immolation de la Pasque du nom de Pasque, ainsy n'appelle-on pas aoré ni le lieu, ni l'estui, ni les doigtz, ni la main qui touchent la Croix, comme veut inferer le traitteur : la rayson est ouverte, parce que tout cela n'est pas dedié a la celebration de ceste action ou adoration comme le jour ; mais le traitteur n'a ni regle ni mesure a faire des conséquences, pourveu qu'elles soyent contraires a l'antiquité ce luy est tout un.
7. Je dis de mesme quant a la lance, qu'elle est honnorable pour avoir trempé au sang de Nostre Seigneur. Saint Ambroise confesse que « clavus ejus in honore est, que le clou de Nostre Seigneur est en honneur ; » pourquoy non la lance ? aussi saint Athanase l'appelle sacree. Que si on luy addresse quelques prieres, c'est pour exprimer un desir bien affectionné, et non pour estre ouÿ ou entendu d'icelle ; c'est de Nostre Seigneur duquel on attend la grace : si l'on en fait feste c'est pour remercier Dieu de la Passion de [170] son Filz et de son sang respandu, dequoy la lance ayant esté l'instrument elle en est aussi le memorial, et en esmeut en nous la vive apprehension qui nous fait faire feste ; quoy que nos calendriers ordinaires ne font aucune mention de ceste solemnité, qui n'est aucunement commandee en l'Eglise Romaine.
J'ay donq asses deschargé l'Eglise des inepties et paroles idolatriques que le traitteur luy vouloit imposer. Il n'y a rien de si grave et bienseant dequoy Democrite ne rie, rien de si ferme dequoy Pyrrho ne doute ; la temerité de l'heretique, qui n'a ni front ni respect mays tient ses conceptions pour des divinités, se rit et mocque de toutes choses : qui des ceremonies, qui des paroles, qui du Purgatoire, qui de la Trinité, qui de l'Incarnation, qui du Baptesme, qui de l'Eucharistie, qui de l'Epistre de saint Jaques, qui des Machabees, et tous avec une esgale asseurance ; ilz sont assis sur la chaire pestilente de mocquerie, leurs mocqueries empestent beaucoup plus les simples que leurs discours.
Encor desplait-il au traitteur que nous appellions la Croix remede salutaire : les Anciens l'ont ainsy appellee, et Dieu, par mille experiences, en a rendu tesmoignage. Non seulement autour de la croix qui apparut a Constantin estoyent escrittes ces parolles, Surmonte par ceci, mais Nostre Seigneur luy commanda qu'il fist faire une pareille croix pour s'en servir comme d'une defense en bataille, dont il fit dresser son Labare, richement esmaillé, en ceste forme-la, duquel il se servoit comme d'un rempart contre tout l'effort de ses ennemis, et sur ce patron fit faire plusieurs autres croix qu'il faisoit tousjours porter en teste de son armee. Entre autres, en la bataille qu'il gaigna sur Maxence, il reconneut que Dieu l'avoit tres favorablement assisté par l'enseigne de la Croix ; car estant de retour d'icelle, apres qu'il eut rendu graces a Dieu, il fit poser des escriteaux et colomnes en divers endroitz, esquelz il declairoit a un chacun la force et vertu du signe salutaire de la Croix ; et, particulierement, il fit dresser au fin milieu d'une principale place de Rome sa statue tenant en main une grande croix, et fit inciser en caracteres [172] qui ne se pouvoyent effacer ceste inscription latine :
HOC SALUTARI SIGNO VERO FORTITUDINIS
INDICIO CIVITATEM VESTRAM TYRANNIDIS JUGO LIBERAVI
ET S. P. R. IN LIBERTATEM VINDICANS
PRISTINÆ AMPLITUDINI ET SPLENDORI RESTITUI
C'est a dire : « J'ay delivré vostre cité du joug de tyrannie par cest estendart salutaire, marque de vraye force, et ay restabli en son ancienne splendeur et grandeur le Senat et Peuple Romain, le remettant en liberté. » Ce fut la confession qu'il fit de la Croix vainqueresse.
Une autre fois, combattant contre Licinius, ayant au front de son armee l'estendart de la Croix, il multiplioit tousjours les trophees de sa victoire, car par tout ou ceste enseigne fut veuë, les ennemis prenoient la fuite et les vainqueurs les chassoyent. Ce qu'ayant entendu l'Empereur, s'il voyoit quelque partie de son armee s'affoiblir et allanguir en quelque endroit, il commandoit que l'on y logeast ceste enseigne salutaire comme un secours asseuré pour obtenir victoire, par l'ayde de laquelle la victoire fut soudainement acquise, d'autant que les forces des combattans, par une certaine vertu divine, estoyent beaucoup affermies. Et partant on deputa cinquante soldatz des plus entenduz et vaillans qui accompagnoyent ordinairement l'estendart pour le prendre et porter tour a tour. Un de ces porte-enseigne, se trouvant emmi une aspre et forte escarmouche, fut si poltron qu'il abandonna ce saint drapeau, et le remit a un autre pour se pouvoir sauver des coupz ; il ne fut pas plus tost hors de la meslee et sauvegarde de la sainte enseigne, que le voyla transpercé d'une javeline au milieu du ventre, dont il meurt sur le champ. Au [173] contraire, celuy qui print la croix au lieu de cestuy-ci, quoy qu'on luy greslast dessus une infinité de dars, ne peut onques estre offensé, les fiesches venans toutes se ramasser et ficher dans l'arbre ou lance de l'estendart. Chose miraculeuse, qu'en si peu de lieu il y eust si grande quantité de fiesches, et que celuy qui le portoit demeurast ainsy sain et sauve. De la advint que Licinius, reconnoissant au vray quelle force combien divine et inexplicable il y avoit au Trophee salutaire de la Passion de Jesus Christ, il exhorta ses trouppes de n'aller point contre iceluy ni le regarder, d'autant qu'il luy estoit contraire et avoit beaucoup de vigueur. Ce ne sont pas des contes de quelque vieille ; Constantin asseura Eusebe de tout ceci, et Eusebe l'a despuys escrit, duquel j'ay presque suivi les propres paroles. De mesme, les Scythes et Sauromates qui avoyent rendu tributaires les empereurs precedens, furent reduitz sous l'Empire par Constantin, qui dressa contre eux ceste mesme enseigne triomphante, se confiant en l'ayde de son Sauveur ; et partant il vouloit que sur les armes on gravast le signe du Trophee salutaire, et qu'on le portast en teste de son armee : c'est encor un recit d'Eusebe.
Le roy Oswald, devant que combattre contre les barbares, dressa une grande croix de bois, et s'estant mis a genoux avec toute son armee, obtint de Dieu la victoire qu'il eut sur le champ ; despuys, grand nombre de miracles se firent en ce lieu la, plusieurs mesme venoyent prendre des petites buches du bois de ceste croix, lesquelles ilz plongeoyent dans l'eau qu'ilz faisoyent boire aux hommes et animaux malades, et soudain ilz estoyent gueris ; Bothelmus, religieux [174] d'Hagulstadt, s'estant brisé et rompu le bras, appliqua sur soy certaine racleure de ce bois et tout incontinent il fut gueri : Bede le Venerable est mon autheur. Combien de merveilles furent faittes par l'image du Crucifix en la ville de Berite au rapport de saint Athanase ? Apres la mort de Julien l'apostat, se fit un si grand tremblement de terre que la mer sortant de ses propres bornes, il sembloit que Dieu menaçast le monde d'un deluge universel ; les citoyens d'Epidaure, estonnés de cela, accoururent a saint Hilarion, qui pour lhors estoit en ce païs la, et le mirent au rivage, ou, tout, aussi tost qu'il eut fait trois signes de Croix au sable, la mer qui s'estoit tant enflee, demeura ferme devant luy, et apres avoir fait grand bruit se retira petit a petit en elle mesme : saint Hierosme en est le tesmoin.
Cosroes envoya certains Turcz marqués a Constantinople ; l'Empereur, voyant qu'ilz portoyent l'image de la croix au front, s'enquit d'eux pourquoy ilz portoyent ce signe duquel au reste ilz ne tenoyent conte ; ilz respondirent que jadis en Perse estoit advenuë une grande peste, contre laquelle certains Chrestiens qui estoyent parmi eux leur baillerent pour remede de faire ce signe la : c'est Nicephore Calixte qui le dit. Les habitans d'une certaine ville du Japon, ayans apprins par l'experience et par les Portugois qui y estoyent que la Croix servoit de grand remede contre les diables, firent dresser des croix en presque toutes leurs maysons, avant mesme qu'ilz fussent Chrestiens, au rapport du grand François Xavier . Ainsy saint Chrysostome raconte que de son tems on marquoit de la Croix les maysons, les navires, les chemins, les lictz, les cors des animaux malades, et ceux qui estoyent possedés du diable, « tant chacun tire a soy, » dit-il, « ce don admirable. » « Peignons la Croix en nos portes, » disoit [175] saint Ephrem, « armons-nous de ceste armeure invincible des Chrestiens, car a la veuë de ceste enseigne les puissances contraires estans espouvantees se retirent. » La rayson de leur retraitte est parce que, comme dit saint Cyrille, « quand ilz voyent la Croix ilz se resouviennent du Crucifix, ilz craignent Celuy qui a brisé la teste du dragon ; » « et si la veuë seule d'un gibbet, » dit saint Chrysostome, « nous fait horreur, combien devons-nous croire que le diable ayt de frayeur quand il voit la lance par laquelle il a receu le coup mortel » ? Je ne veux pas oublier a dire que parmi les barbares des Indes, long tems avant nostre aage, on trouva ceste marque de l'Evangile ; nos croix y estoyent en diverses façons en credit, on en honnoroit les sepultures, on les appliquoit a se defendre des visions nocturnes et a les mettre sur les couches des enfans contre les enchantemens.
Or le traitteur, produisant fort froidement ce que Sozomene dit de la vertu de la Croix portee en l'armee de Constantin, parle en ceste sorte : « Il reste un tesmoignage du premier livre de Sozomene, chap. 4, où il est dit que les soldats de Constantin ont grandement honoré son estendard fait en forme de croix, et que quelques miracles ont esté faits parmi eux. » Voyla une objection bien extenuee ; le discours de Sozomene est bien autre que cela, mais je l'ay desja recité ailleurs, et quoy que le traitteur se fasse beau jeu, si ne laisse-il pas d'estre bien empesché a respondre. Il dit donq que le recit de Sozomene « estant confessé, « ne conclud pas qu'on doive adorer la croix materielle ; car quand ils l'auroient adoree ou auroient fait chose non faisable, c'est chose resoluë qu'ils ne doivent [176] estre imitez. » Mais que ne parles-vous franchement, o traitteur ? ou ilz l'ont adoree ou non. Si vous dites que non, convainques donq Sozomene et plusieurs autres autheurs de fauseté, et quelz tesmoins aves-vous pour leur opposer ? que s'ilz l'ont adoree, confesses que nous ne faisons que ce qui se faisoit en la plus pure Eglise. Ilz auroyent fait, ce dites-vous, chose non faisable ; vous parles a credit et ne le sçauries prouver. Quel pouvoir aves-vous de juger si rigoureusement ces vieux Chrestiens et les autheurs qui les louent ?
Apres ceste response le traitteur nous veut rejetter dessus nostre propre argument en ceste sorte : « La conclusion peut estre faite au contraire, assavoir, si la Croix doit estre adoree pource qu'elle fait miracle, il s'ensuit que la croix qui ne fait pas miracle ne doit estre adoree. Or est-il certain que de cent mille croix il ne s'en trouvera trois qui facent miracle, quand bien on advouëra les contes qu'on en fait, comme l'effect le monstre et les histoires des exorcistes le conferment. » Voyla pas une ignorance lourde ? Le formel et premier fondement pour lequel la Croix est honnorable c'est la representation de Jesus Christ crucifié, que toutes les croix font autant l'une que l'autre ; mays outre cela il y a des autres particulieres et secondes raysons qui rendent une croix plus honnorable et desirable que l'autre : si non seulement elle represente Nostre Seigneur, mays a esté touchee par iceluy ou par ses Saintz, ou a esté employee a quelque [177] œuvre miraculeuse, certes elle en sera d'autant plus honnorable, mays quand ni l'un ni l'autre ne se rencontreroit, l'image de la Croix ne laisseroit pourtant d'estre sainte a cause de sa representation. Si donq on me demande pourquoyj'honnore l'image de la Croix, j'apporteray ces deux raysons : parce qu'elle est une remembrance de Jesus Christ crucifié, et parce que Dieu fait bien souvent des merveilles par icelle, comme par un outil sacré ; mais la premiere rayson est la principale et sert de rayson a la seconde, car la Croix ne represente pas la Passion parce que Dieu fait miracles par icelle, mais au contraire Dieu se sert plustost de la Croix pour faire des miracles que de plusieurs autres choses, parce que c'est l'image de sa Passion. Ainsy, a qui demanderoit pourquoy les Genazareens desiroyent si ardemment de toucher le seul bord ou frange de la robbe de Nostre Seigneur, on respondroit que c'est d'autant qu'ilz tenoyent ceste robbe comme instrument de miracles et guerisons. Que si on demandoit encores pourquoy ilz avoyent ceste honnorable conception de ceste robbe-la plustost que des autres, sans doute que c'est parce qu'elle appartenoit a Nostre Seigneur. La robbe et la Croix appartiennent premierement a Nostre Seigneur, voyla la source de leur dignité ; que si par apres il s'en sert a miracle, c'est un ruisseau de ceste source. Ce n'est pas tant sanctifier et honnorer une chose de s'en servir a chose sainte, comme c'est la declairer sainte et honnorable. La Croix donq de Jesus Christ est honnorable parce qu'elle est une appartenance sacree d'iceluy, mais elle est d'autant plus declairee [178] telle, que Nostre Seigneur l'emploie a miracle : le miracle donq n'est ni le seul ni le principal fondement de la dignité de la Croix, c'est plustost un effect et consequence d'icelle. Les prelatz qui font leur devoir sont dignes de double honneur ; et, je vous prie, ceux qui ne font leur devoir doivent-ilz estre mesprisés ? Au contraire saint Paul tesmoigne qu'on leur doit, ce nonobstant, honneur et reverence ; la rayson est parce que leur bonne vie n'est pas la totale cause du devoir que l'on a de ces honneurs, mays la dignité du grade qu'ilz tiennent sur nous.
Pline et Mathiole nous descrivent une herbe propre contre la peste, la colique, la gravelle, nous voyla a la cultiver pretieusement en nos jardins ; peut estre neanmoins que de mille millions de plantes de ceste espece la, il n'y en aura pas trois qui ayent fait les operations que ces autheurs nous en promettent : nous les prisons donq toutes parce qu'estans de mesme sorte et espece que les trois ou quattre qui ont fait operation, elles sont aussi de mesme valeur ou qualité. Hé pour Dieu, nos anciens Peres, arboristes spirituelz, nous descrivent la Croix pour un arbre tout pretieux, propre a la guerison et remede de nos maux, et sur tout des diableries et enchantemens ; ilz nous font foy de plusieurs [179] asseurees experiences et preuves qu'ilz en ont faites : pourquoy ne priserons-nous toutes les croix, qui sont arbres de mesme espece et sorte que celles qui firent jadis miracle ? pourquoy ne les jugerons-nous de mesme qualité et proprieté puysqu'elles sont de mesme forme et figure ? Si ce n'est pas a tout propos et indifféremment que la Croix fait miracle, ce n'est pas qu'elle n'ait autant de vertu en nos armees qu'en celle de Constantin, mais que nous n'avons pas tant de disposition qu'on avoit alhors, ou que le souverain Medecin qui applique cest arbre salutaire ne juge pas expedient de l'appliquer a tel effect ; mais c'est sans doute, qu'ayant tous-jours une mesme forme de representer la Passion, elle a tous-jours aussi une mesme vigueur et force autant qu'il est en soy. Ainsy Constantin vit autour de la seule croix qui lui apparut au ciel ces motz : Surmonte par ce signe ; mais cela ne s'entendoit pas seulement de la [180] croix particuliere qui estoit au ciel, ains encor des autres pareilles. Et de fait, au tems que Constantin combattoit, ceste croix celeste n'estoit plus en estre, ains le Labare et autres croix patronnees sur icelle, differentes voirement quant a la matiere et individu, mais de mesme espece quant a la forme.
Au demeurant, quand le traitteur allegue les histoires des exorcistes, je ne sçay ou il a l'esprit ; car puysque ainsy est, que de chasser les diables est une marque qui suit les croyans et l'Eglise, et que parmi les Reformeurs il ne se voit ni exorciste ni aucune guerison de demoniaques, il devroit meshui reconnoistre ou est la vraye Eglise : or cela est hors de nostre sujet. Mais quant aux exorcismes « du tant sainct et renommé docteur Picard et autres Sorbonistes » ou du « moine de sainct Benoist mené à Rome par le cardinal Gondy » qui ne peurent sortir leur effect, ainsy que dit le traitteur, ce n'est pas grand' merveille ; l'oraison de saint Paul ne valut rien moins pour n'avoir obtenu le bannissement de cest esprit charnel ; l'oraison obtient les miracles, mais non pas tousjours ni infalliblement, et ne faut pour cela mespriser sa vertu. C'est grand cas que cest homme trouve estrange que nos exorcistes ne chassent pas tous-jours les diables des cors, et ne voudroit pas qu'on [181] trouvast estrange que les ministres n'en chasserent jamais un seul. Les Peres se sont contentés, pour prouver la vertu de la Croix, de tesmoigner que les diables la craignent et en sont tormentés, et cest homme veut qu'infalliblement elle les chasse. Et quoy ? si le cors est tormenté par le demon affin que l'esprit du possedé soit sauvé (comme parle l'Apostre), voudries-vous que l'exorcisme ou la priere empeschast cest effect ? Vous erres, n'entendans ni les Escritures ni la vertu de Dieu. Cependant, Picard que vous appelles saint par moquerie, l'estoit a bon escient pour le zele qu'il avoit au service de Dieu ; la Sorbonne vous desplait tous-jours, aussi est-ce un arsenal infallible contre vos academies. Et n'est pas vray que les croix de Rome soyent plus saintes que les autres, comme vous dites en gossant, car elles n'ont point d'autre qualité que celles des autres provinces, ni ne sont le siege de la sainteté plus que les autres ; leur sainteté c'est le rapport qu'elles ont a Jesus Christ, lequel elles representent ou qu'elles soyent, et ne sont point le siege du Pape (duquel sans doute vous avies envie de parler, o petit traitteur, si un peu de [182] honte de sortir ainsy hors de propos ne vous eust retenu pour ce coup), du Pape, dis-je, lequel estant appellé Sainteté pour l'excellence de l'office qu'il a au service de Jesus Christ en l'Eglise, se tient neanmoins pour bien honnoré d'honnorer le seul signe de ceste premiere, absolue et souveraine Sainteté qui est Jesus Christ crucifié. [183]
La vertu que les Anciens ont remarquee en la Croix, outre la chere et pretieuse memoire de la Passion, la leur a rendue extremement desirable et, comme parle saint Chrysostome, « de celle que chacun avoit en horreur, on en cherche si ardemment la figure. C'est une estrange grace, personne ne se confond, personne ne se donne honte pensant que ç'a esté l'enseigne d'une mort maudite ; au contraire, chacun s'en tient pour mieux paré que par les couronnes, joyaux et carquans, et non seulement elle n'est point fuie, mais elle est desiree et aymee, et chacun est soigneux d'icelle et par tout elle resplendit. » Icy joignent les exhortations que l'ancien Origene et saint Ephrem, avec plusieurs autres, font pour recommander l'usage de la Croix ; et partant, dit le premier : « Levons joyeux ce signe sur nos espaules, portons ces estendars des victoires ; les diables les voyans, trembleront. » « Peignons, » dit le second, « ce signe [184] vivifique en nos portes ; » fichons et gravons, dit saint Chrysostome, « avec grand soin la Croix au dedans des maysons, es murailles, es fenestres. » « Pour vray, nous adorons la figure de la Croix la composans de deux bois, » dit en termes expres le grand Athanase.
Si est-ce, dit le petit traitteur, que « ces mots expres se lisent au huictieme livre d'Arnobe, respondant à l'objection des Payens qui blasmoient les Chrestiens comme s'ils eussent honoré la Croix : nous n'honorons ni ne desirons d'avoir des croix. » Je viens de rencontrer ceste mesme objection en Illyricus au livre X du Catalogue des tesmoins de la verité pretendue, qui est, ce me semble, le lieu ou ce traitteur l'a puisee ; mays il ne la couppe pas du tout si courte que cestuy-cy. « Arnobe, » dit-il, « qui vivoit l'an 330, livre VIII Contre les Gentilz, refutant ceste calomnie comme si les Chrestiens eussent adoré les croix (lesquelles ilz faisoyent en l'air a fin d'estre reconneuz par ceste profession exterieure d'avec les payens), respond en ceste sorte : Nous n'honnorons ni desirons les croix, vous voirement qui consacres des dieux de bois, adores par fortune des croix de bois comme parties de vos dieux. » Or je remarque que ces deux livres reformés ont ceste contrarieté, que ce que le petit traitteur applique aux croix [185] materielles, le Catalogue l'assigne au signe fait en l'air, mays ilz n'ont qu'une intention, de contredire a l'Eglise : l'un ne veut confesser ce qui est presupposé en l'objection des payens, a sçavoir, que les Chrestiens eussent si anciennement des croix en matiere subsistante, et l'autre, le confessant, veut monstrer par la qu'il ne les faut point honnorer. Mays pour venir a mon propos, prenons, je vous prie, rayson en payement. Est-il raysonnable que ce traitteur qui, a plusieurs passages de saint Augustin, ne respond autre sinon que les livres allegués ne sont pas de saint Augustin, sans autre rayson sinon qu'Erasme et les docteurs de Louvain l'ont ainsy jugé, est-il raysonnable, dis-je, qu'il soit receu a produire un huitiesme livre d'Arnobe Contre les Gentilz, puysque c'est chose asseuree qu'Arnobe n'en a escrit que sept ? A l'adventure que le traitteur ne sçavoit pas ceci ; mais un homme si aigre et chagrin a censurer les autres, ne peut estre excusé par l'ignorance, laquelle ne sert qu'aux humbles. Voyci les paroles de saint Hierosme, qui estoit tout voysin d'Arnobe : « Arnobe, » dit-il, « a basti sept livres contre les Gentilz, et autant son disciple Lactance. » Si j'estois autant indigent de droit et de rayson que le traitteur, je m'arresterois la sans apporter autre response. [186]
Mais je dis en second lieu, que quand ce huitiesme Livre seroit d'Arnobe, si ne faudroit-il pas l'entendre si cruement et dire que les Chrestiens de ce tems-la ne desirassent ni n'honnorassent les croix en aucune façon. Ma rayson est claire ; on ne sçauroit nier que tout a l'environ du tems d'Arnobe les Chrestiens dressoyent, honnoroyent et desiroyent les croix. « Arnobe, » dit Illyricus, « vivoit environ l'an 330 » : environ ce tems-la vivoyent Constantin le Grand, saint Athanase, saint Anthoine, saint Hilarion, Lactance Firmien ; un peu auparavant vivoyent Origene, Tertullien, Justin le Martyr ; un peu apres, saint Chrysostome, saint Hierosme, saint Augustin, saint Ambroise, saint Ephrem : Constantin fait dresser des croix pour se rendre aggreable aux Chrestiens, et les rend adorables a ses soldatz ; saint Athanase proteste que les Chrestiens adorent la Croix, et que c'est un pregnant remede contre les diables ; saint Hilarion l'employe contre les desbordemens de la mer ; Lactance, disciple d'Arnobe, fait un chapitre tout entier de la vertu de la Croix ; Origene exhorte qu'on s'arme de la sainte Croix; Tertullien confesse que les Chrestiens sont religieux de la Croix, autant en fait Justin le Martyr ; saint Chrysostome en parle comme nous avons veu, et saint Ephrem aussi ; saint Ambroise asseure qu'en [187] ce signe de Jesus Christ gist le bon heur et prosperité de tous nos affaires ; saint Hierosme loüe Paula prosternee devant la Croix ; saint Augustin tesmoigne que ceste Croix est employee en tout ce qui concerne nostre salut : n'ay-je pas donq rayson de dire ce que saint Augustin dit a Julien, qui alleguoit saint Chrysostome contre la croyance des Catholiques : Itane, dit-il, ista verba sancti Joannis Episcopi audes tanquam e contrario tot taliumque sententiis collegarum ejus opponere, eumque ab illorum concordissima societate sejungere et eis adversarium constituere ? Sera-il donq dit, petit traitteur, qu'il faille apposer ces paroles d'Arnobe « comme contraires a tant et de telles sentences de ses collegues, et le separer de leur tres accordante compaignie, et le leur constituer ennemy et adversaire » ? Pour vray, si Arnobe vouloit que la Croix ne fust aucunement ni desiree ni honnoree, il desmentiroit tous les autres ; si au contraire les autres Peres vouloyent que la Croix fust desiree et honnoree de toute sorte d'honneur et en toute façon, ilz desmentiroyent Arnobe, ou l'autheur du Livre que le traitteur luy attribue. Ne les mettons pas en ces dissentions, baillons a leur dire un sens commode par lequel ilz ne s'offensent point les uns les autres, accommodons-les ensemble s'il se peut faire, et demeurons avec eux ; c'est la vraye regle de bien lire les Anciens.
La Croix donq a esté honnoree et desiree ; cela ne se peut nier absolument, nous en avons trop de tesmoignages, il le faut seulement bien entendre. Ell'a certes esté honnoree, non d'un honneur civil, car elle n'a point [188] d'excellence civile qui le merite, ni d'un honneur religieux absolu et supreme, car elle n'a point d'excellence absolue et supreme, mays d'un honneur religieux subalterne, moyen et relatif, comme son excellence est vrayement religieuse, mays dependante, et puisee du rapport, appartenance et proportion qu'elle a au Crucifix. Au rebours, la Croix n'a pas esté desiree ni honnoree comme une divinité ou comme les idoles, ce qui n'est point contraire a ce qu'ont dit les Anciens. Les Gentilz donques qui voyoyent la Croix estre en honneur parmi les Chrestiens, croyoyent qu'elle fust tenue pour Dieu comme leurs idoles, et le reprochoyent aux Chrestiens. Arnobe, visant a l'intention des accusateurs plus qu'a leurs paroles, nie tout a fait leur dire : « Nous ne desirons pas, » dit-il, « les croix ni ne les honnorons ; » cela s'entend en la sorte et qualité que vous cuides et selon le sens de vostre accusation. Il arrive souvent de respondre plus a l'intention qu'aux paroles, et c'est la rayson de bailler plustost tout autre sens a la parole d'un homme de bien, que de le luy bailler faux et menteur, tel que seroit celuy d'Arnobe s'il contredisoit au reste des autheurs anciens.
Si ne veux-je pas laisser a dire quel est l'autheur de ce huitiesme Livre que le traitteur a cité, qui est certes [189] digne de respect, car c'est Minutius Felix, advocat romain, lequel en cest endroit imite, voire mesme presque es paroles, Tertullien et Justin le Martyr, ne se contentant pas d'avoir respondu que les Chrestiens n'adoroyent ni ne desiroyent les croix a la façon qu'entendoyent les payens, mays par apres fait deux choses : l'une, c'est qu'il rejette l'accusation des Gentilz sur eux mesmes, monstrant que leurs estendars n'estoyent autre que des croix dorees et enrichies, [et que] leurs trophees de victoire non seulement estoyent des simples croix mays representoyent en certaine façon un homme crucifié : Signa ipsa et cantabra et vexilla castrorum, quid aliud quam auratæ cruces sunt et ornatæ ? trophæa vestra victricia non tantum simplicis crucis faciem verum et affixi hominis imitantur ; l'autre chose qu'il fait c'est de monstrer que le signe de la Croix est recommandable selon la nature mesme, alleguant que les voyles des navires et les jougz estoyent faitz en forme de croix, et qui plus est, que l'homme levant les mains au ciel pour prier Dieu representoit la mesme croix ; puys conclud en ceste sorte : Ita signo crucis aut ratio naturalis innititur, aut vestra religio formatur. Tant s'en faut donques que Minutius rejette la Croix ou son honneur, sinon comme nous avons dit, qu'au contraire il l'establit plustost ; mais le traitteur, qui n'a autre souci que de faire valoir ses conceptions a quel prix que ce soit, n'a pris qu'un petit morceau du dire de cest autheur qui luy a semblé propre a son intention. Je sçay qu'en peu de parolles on pouvoit respondre que quand Minutius a dit, cruces nec colimus nec optamus, il entendoit parler des fourches et gibbetz, mais l'autre response me semble plus naïfve.
Cependant que nous avons combattu pour Arnobe et soustenu qu'il n'a pas mesprisé la Croix, faisons luy en dire a luy mesme son opinion. Arnobe donques luy mesme, sur le Pseaume LXXXV, interpretant ces parolles, Fac mecum signum in bonum, il introduit les Apostres parlans ainsy : « Car iceluy Seigneur ressuscitant et montant au ciel, nous autres ses Apostres et [190] Disciples aurons le signe de sa Croix a bien avec tous les fidelles, si que les ennemis visibles et invisibles voyent en nos frontz ton saint signe et soyent confonduz, car en ce signe-la tu nous aydes, et en iceluy tu nous consoles, o Seigneur, qui regnes es siecles des siecles. Amen. » Quelqu'un pourra dire que ces commentaires ne sont pas d'Arnobe le rhetoricien, mais il n'aura pas rayson de le dire. Et c'est asses. [191]
L'eschappatoire ordinaire des huguenotz, de demander quelque passage expres en l'Escriture pour recevoir quelque article de creance, semble demeurer encor en main au traitteur, car il me dira : Ou est-il dit qu'il faille honnorer les images de la Croix et qu'elle ait les vertus que vous luy attribues ? J'ay des-ja respondu au commencement du premier Livre, mays maintenant je dis, premierement, qu'on n'est pas obligé de faire voir expres en l'Escriture commandement de tout ce que l'on fait. Me sçauroit-on monstrer qu'il faille avoir en honneur et respect le Dimanche et le tenir pour saint plus que le Jeudi ? Item l'Eucharistie, si elle n'est autre qu'une simple commemoration de la Passion, comme presupposent les Reformés : on trouvera bien qu'il faut [192] s'esprouver soy mesme et ne la manger pas indignement, mais qu'il y faille aucun honneur exterieur, ou me le monstrera-on ? Et pourquoy, je vous prie, aura-on plus de credit a brusler et briser les croix, les appeller idoles et sieges du diable, qu'a les dresser, honnorer et appeller saintes, pretieuses, triomphantes ? car si cecy n'est escrit cela l'est encor moins. Rejetter ce que l'Eglise reçoit, part d'une excessive insolence. Je trouve en l'Escriture qu'il faut ouïr l'Eglise, qu'elle est colomne et fermeté de verité, que les portes d'enfer ne prevaudront point contre elle, mais je ne trouve point en l'Escriture qu'il faille abattre ce qu'elle dresse, honnir ce qu'elle honnore. Il faut croire aux Escritures ainsy que l'Eglise les nous baille, il faut croire a l'Eglise ainsy que l'Escriture le commande. L'Eglise me dit que j'honnore la Croix, il n'y a huguenot si affilé qui peut monstrer que l'Escriture le defende ; mais l'Escriture, qui recommande tant l'Eglise, recommande asses les croix dressees en l'Eglise et par l'Eglise.
Je dis, avec Nicephore Constantinopolitain, qu'il est [193] commandé d'honnorer la Croix « la ou il est commandé d'honnorer Jesus Christ ; d'autant que l'image est inseparable de son patron, n'estant l'image et le patron qu'une chose, non par nature mais par habitude et rapport, et que l'image a communication avec son patron, de nom, d'honneur et d'adoration, non pas a la verité egalement mais respectivement. » La verge de Moyse, d'Aaron, l'Arche de l'alliance et mille telles choses, ne furent-elles pas tenues pour saintes et sacrees et par consequent pour honnorables ? ce n'estoyent toutefois que figures de la Croix ; pourquoy donq ne nous sera honnorable l'image de la Croix ? Disons ainsy : n'est-ce pas avoir en honneur une chose, de la tenir pour remede salutaire et miraculeux en nos maux ? mais quel plus grand honneur peut-on faire aux choses que de les avoir en telle estime et recourir a elles pour telz effectz ? or, les premiers et plus affectionnés Chrestiens avoyent ceste honnorable croyance de l'ombre de saint Pierre, neanmoins leur foy est loüee et ratifiee par le succes et par l'Escriture mesme, et cependant l'ombre n'est autre qu'une obscurité confuse et tres imparfaitte image et marque du cors, causee non d'aucune reelle application, mais d'une pure privation de lumiere. L'honneur de ceste vaine, frivole et legere marque est receu en l'Escriture ; combien plus l'honneur des images permanentes et solides, comme est la Croix ?
En fin je produis l'honnorable rang que le Serpent d'airain, figure de la Croix, tenoit parmi les Israëlites, [194] pour monstrer qu'autant en est-il deu aux autres images de la Croix qui sont parmi le Christianisme. La rayson est considerable, comme je vay faire voir par les repliques que j'opposeray a ce qu'en dit le traitteur, lequel, avec un grand appareil, produit ce mesme Serpent d'airain contre nous affin qu'il nous morde, en ceste sorte : « Mais ce qui est allegué du 21. chap. des Nombres ne doit estre passé legerement, car s'il y a exemple qui rabbate formellement et fermement l'abus commis touchant la Croix, c'est celui du serpent d'airain. Icelui avoit esté basti par le commandement de Dieu, pourtant ce n'estoit pas une idole, car, combien que par la Loy generale Dieu eust defendu de faire image de chose qui fust au ciel, en la terre, ni és eaux sous la terre, si est-ce que n'estant astreint à sa Loy ains estant au dessus d'icelle, il a peu dispenser, comme de faict il a dispensé lui-mesme de sa Loy, et a commandé de faire ce serpent qui a esté figure de l'exaltation de Jesus Christ eslevé en croix, comme lui-mesme le tesmoigne en sainct Jean, chap. 3. » Et peu apres : « Or voyons ce qui est advenu : depuis « adonc jusques au temps du bon roi Ezechias, c'est à dire par l'espace d'environ 735 ans, il n'a point esté parlé de ce serpent d'airain. Et estant advenu qu'alors le peuple lui faisoit des encensemens, c'est à dire l'adoroit, quoi qu'il eust esté fait par Moyse et eust esté conservé par l'espace de 735 ans, Ezechias le rompit et brusla. Dont nous recueillons du moindre au plus grand : si les images en general, et specialement celle de la Croix, ne se font point par l'ordonnance de Dieu ains par l'outrecuidance et desfiance des hommes (qui ont pensé que Dieu ne les voyoit ni oyoit sinon qu'ils eussent telles images devant leurs [195] sens), voire des images introduites depuis je ne sçay combien de temps, combien doivent-elles estre mises au loin ? De faict, quand les choses deviennent en tel poinct qu'elles n'ont peu estre commencees par tel et mesme poinct, c'est chose manifeste qu'il les faut oster, comme Ezechias a osté le serpent à cause qu'il n'a peu estre dressé au commencement pour estre encensé ; et à cause de l'abus survenu touchant icelui il a bien fait de l'oster du tout. Car l'idolatrie n'est pas de ce genre de choses dont on puisse dire : corrigez l'abus et retenez l'usage, d'autant qu'en quelque sorte qu'on prenne l'idole, elle ne vaut rien. » Voyla toute la deduction du traitteur ; mays, mon Dieu, que d'inepties.
I. Vous dites, o traitteur, que le Serpent d'airain a esté fait par le commandement de Dieu qui l'a dit a Moyse ; mays je dis que les croix se font par le commandement de Dieu qui le suggere a l'Eglise et le luy a enseigné par la tradition apostolique : vous me monstreres que Dieu a parlé a Moyse, je vous monstreray qu'il enseigne et assiste perpetuellement l'Eglise en façon qu'elle ne peut errer.
II. Vous dites que le commandement de faire ce Serpent d'airain a esté une dispense du commandement prohibitif de faire images ; donques, de faire des images n'est pas idolatrie, ni les images ne sont pas idoles, car l'idolatrie est mauvaise en toute façon et est impossible qu'elle puisse estre loysible, « d'autant qu'en quelque sorte qu'on prenne l'idole, elle ne vaut rien. » Dieu donques n'eust jamais dispensé pour faire des images si cela eust esté idolatrie, sinon que Dieu peust dispenser pour estre renié. [196]
III. Vous dites que « depuis adonc jusques au temps du bon roi Ezechias, c'est à dire par l'espace d'environ 735 ans, il n'a point esté parlé de ce serpent d'airain. » Que n'aves-vous aussi bien remarqué, pour vostre edification, que quoy qu'il n'en soit parlé en l'Escriture, si ne laissoit-ilz pas d'estre gardé et conservé pretieusement, mais qu'ayant esté fait hors et bien loin de la terre de promission il ne fut pas laissé ou il fut fait, mais fut transporté avec les autres meubles sacrés. Item, que n'ayant esté dressé (quant a ce que porte le seul texte de l'Escriture) sinon affin qu'il fust remede a ceux qui estoyent morduz des serpens au desert, il ne laissa pas d'estre soigneusement conservé en la terre de promission parmi le peuple d'Israël, avec une honnorable memoire, l'espace d'environ 735 ans, comme vous dites. En bonne foy, faire ce Serpent estoit-ce une dispense du commandement prohibitif de ne faire aucune image ? vous le dites ainsy ; or, la jouissance des dispenses doit estre limitee par le tems et la condition pour laquelle on l'accorde, car la cause estant ostee il ne reste plus d'effect : le peuple donq, estant arrivé sain et sauve en la terre de promission, ne pouvoit plus prendre aucun fondement en l'Escriture de garder ceste image, puysque la cause de la dispensation estoit ostee : partant, confesses que ceste image demeura honnorablement parmi le peuple, sans aucune parole de Dieu escritte, [197] un grand espace de tems. Donq, avoir des images hors et outre l'Escriture n'est ni idolatrie ni superstition ; et ne soyes pas si effronté de dire que la conservation et garde du Serpent d'airain fut superstition, car vous accuseres de connivence, lascheté et irreligion les plus saintz et fervens serviteurs que Dieu ayt eu en Israël, Moyse, Josué, Gedeon, Samuel, David, sous l'authorité et regne desquelz ceste image a esté transportee et conservee tant d'annees outre le tems pour lequel Dieu l'avoit commandee. Ne touchoit-il pas a eux de la lever si c'eust esté mal fait de la garder hors l'usage pour lequel elle avoit esté faite ? ces espritz si roides et francz au service de leur Maistre, eussent-ilz dissimulé ceste faute ? Item, que n'aves-vous remarqué que ceste image n'eust pas esté conservee si longuement si on n'en eust eu quelque conception honnorable ? quelle rayson y pouvoit-il avoir de la retenir, ni pour sa forme ni pour sa matiere ? Certes, elle ne pouvoit avoir autre rang que d'un recommandable et sacré memorial du benefice receu au desert, ou d'une sainte representation du mistere futur de l'exaltation du Filz de Dieu, qui sont deux usages religieux et honnorables, mays beaucoup plus propres a l'image de la Croix, qui sert de remembrance du mistere passé de la crucifixion et du mistere a advenir du jour du jugement. [198]
IV. Mays que n'aves-vous consideré que celuy qui abattit le Serpent d'airain estoit establi roy sur Israël, et luy touchoit de faire ceste execution, et qu'au contraire les brise-croix de nostre aage ont seditieusement commencé leur ravage sans authorité ni pouvoir legitime. Item, que le peuple faisoit une grande irreligion autour du Serpent d'airain : 1. en ce que l'encens est une offrande propre a Dieu, comme il est aysé a deduire de l'Escriture, et toute l'ancienneté l'a noté sur l'offrande faitte par les roys a Nostre Seigneur, d'or, d'encens et de myrrhe ; l'encens, disent-ilz tous, est a Dieu. Apres que l'on a offert et dedié l'encens a Dieu, on le jette vers le peuple, non pour le luy offrir, mays pour luy faire part de la chose sanctifiee ; on en jette vers les autelz, mays c'est a Dieu, comme a celuy qui est adoré sur l'autel ; on en jette vers les reliques et memoires des Martyrs, mays c'est a Dieu, en action de graces de la victoire qu'ilz ont obtenue par sa bonté ; on en jette es temples et lieux de prieres pour exprimer le désir que l'on a que l'oraison des fideles monte a Dieu comme l'encens : en quoy un grand personnage de nostre aage a parlé un peu bien rudement, disant que l'encens est offert aux creatures ; ce sont inadvertances qui arrivent quelquefois aux plus grans, ut sciant gentes quoniam homines sunt. 2. En ce qu'anciennement l'encensement estoit tant conditionné qu'il [199] falloit qu'il fust offert par les Prestres et Levites, et qu'il fust bruslé sur le feu de l'autel au seul Temple de Hierusalem, ou estoit l'autel du parfum destiné a cest usage ; ailleurs il n'estoit pas loysible, comme vous confesses vous mesme : Nadab et Abiu se trouverent mal d'avoir fait autrement. Quelle merveille donq y peut-il avoir si Ezechias, voyant ce peuple s'abestir autour de ceste image et l'honnorer d'un honneur divin, la dissipa et mit a neant ? il falloit ainsy traitter avec un peuple si prompt a l'idolatrie. Dont nous concluons au rebours de ce que vous aves fait, petit traitteur : si les saintes images en general, et specialement celle de la Croix, sont dressees par l'ordonnance de l'Eglise et par consequent de Dieu, quoy que vituperees par l'outrecuidance et defiance des hommes (qui ont cuidé que Dieu ne les pouvoit ni voir ni ouÿr sinon qu'ilz eussent renversé telles images), voire des images receües despuys un tems immemorable, combien doivent-elles estre retenues et conservees ? Ezechias fit bien d'abattre le Serpent d'airain parce que le peuple idolatroit en iceluy ; Moyse, Josué, Gedeon, Samuel et David firent bien de le retenir pendant que le peuple n'en abusoit pas : or l'Eglise, ni les Catholiques par son consentement, n'abusa onques de la Croix ni autres images ; il les faut donques retenir. Ceux qui nous reprochent les idolatries ne sont pas des Ezechias, ce sont les racleures du peuple et des monasteres, gens passionnés qui osent accuser d'adultere la Susanne que le vray Daniel a mille fois prononcee innocente [200] en la Sainte Escriture. Ni ne faut mettre en conte l'abus qui peut arriver chez quelque particulier ; cela ne touche point a la cause publique, il n'est raysonnable d'y avoir esgard au prejudice du reste : le moyen de redresser l'usage de la Croix ne git pas a la renverser, mais a bien dresser et instruire les peuples. [201]
Dieu a tesmoigné combien il a aggreable l'image du Crucifix et de la Croix, par mille chastimens qu'il a miraculeusement exercés sur ceux qui par fait ou parolle ont osé injurier telle representation. Je laisse a part mille choses a ce propos, et entre autres l'histoire du cas advenu en Berite, recité par saint Athanase, duquel j'ay fait mention ci dessus. Un Juif vit une image de Nostre Seigneur (sans doute que ce fut un Crucifix) en une eglise ; poussé de la rage qu'il avoit contre le patron, il vient de nuit et frappe l'image d'une javeline, puys la prend sous son manteau pour la brusler en sa mayson. Chose admirable, qu'aucun ne peut douter estre advenue par la vertu divine : le sang sortit abondamment du coup qui avoit esté donné a l'image ; ce meschant ne s'en appercevant point jusques a ce qu'entrant dans sa mayson, esclairé a la lumiere du feu, il se voit fort ensanglanté ; tout esperdu il serre en un coin ceste image et n'ose plus toucher ce qu'il avoit si meschamment desrobbé. Cependant les [202] Chrestiens, qui ne trouvent point l'image en sa place, vont suivans la trace du sang respandu des l'Eglise jusques dans la mayson ou elle estoit cachee ; elle fut rapportee en son lieu, et le larron lapidé. Il y a pres de mille ans que saint Gregoire de Tours escrivit ceste histoire. Consalve Fernand escrit en une sienne lettre que les Chrestiens avoyent dressé une croix sur un mont du Japon ; trois des principaux Japonois la vont coupper ; ilz n'ont pas plus tost achevé que, commençans a s'entrebattre, deux demeurent mortz sur la place et ne sçeut-on onques que devint le troisiesme.
Quelques trouppes françoises vindrent ces annees passees sur les frontieres de nostre Savoye, en un village nommé Loëtte, et y avoit en ces compagnies quelques huguenotz meslés, selon le malheur de nostre aage ; quelques uns d'entre eux entrent dans l'eglise un Vendredi pour y bauffrer certaine fricassee, quelques autres de leurs compagnons, mays Catholiques, leur remonstroyent qu'ilz les scandalisoyent et que leur capitaine ne l'entendoit pas ainsy. Ces gourmans commencent a gausser et railler, a la reformee, disans qu'aucun ne les voyoit ; puys se retournans vers l'image du Crucifix, « Peut estre, » disoyent-ilz, « marmozet, que tu nous accuseras, garde d'en dire mot, marmozet », et jettoyent des pierres contre icelle, avec un monde de telles parolles injurieuses. Quand Dieu, pour faire connoistre a ces belistres qu'il faut porter honneur a l'image pour l'honneur de celuy qu'elle represente, prenant l'injure a soy, la vengeance s'en ensuivit quant et quant : ilz sont tout a coup espris [203] de rage et se ruent les uns sur les autres pour se deschirer, dont l'un meurt sur la place, les autres sont menés sur le Rhosne vers Lyon pour chercher remede a ceste fureur qui les brusloit et desfaisoit en eux mesmes. J'ay tant ouÿ de tesmoins asseurés de ceci que, me venant a propos, je l'ay deu consigner en cest endroit.
Honnorer la Croix, c'est honnorer le Crucifix, la deshonnorer, c'est le deshonnorer. Ainsy les Juifz, Turcz, apostatz et semblables canailles, ne pouvans offenser Nostre Seigneur en sa personne (car, comme dit nostre proverbe, la lune est bien gardee des loupz), ilz se sont ordinairement addressés a ses images. Les empereurs Honorius et Theodose tesmoignent que les Juifz de leur tems, en leurs festes plus solemnelles, avoyent accoustumé de brusler des images de la crucifixion de Nostre Seigneur en mespris de nostre religion, dont ilz commandent aux presidens des provinces de tenir main a ce que telles insolences ne fussent plus commises, et qu'il ne fust permis aux Juifz d'avoir le signe de nostre foy en leurs synagogues. Le vilain Persan Xenaïas avec tous les Mahometains ont par tout renversé les croix. Julien l'Apostat leva du Labare ou estendart des Romains la croix que Constantin y avoit fait former, a fin d'attirer les gens au paganisme ; ceste mesme haine qu'il portoit a nostre Sauveur le poussa a cest autre dessein : Eusebe escrit que la femme qui fut guerie au toucher de la robbe de Nostre Seigneur, fit peu apres dresser, en memoire de ce benefice, une tres belle statue de bronze devant la porte [204] de sa mayson, en la ville de Cesaree de Philippe, autrement ditte Paneade, ou Nostre Seigneur estoit representé d'un costé avec sa robbe frangee, et de l'autre ceste femme a genoux, tendant la main vers iceluy ; Julien sçachant ceci, comme raconte Sozemene, fit renverser ceste statue et mettre la sienne au lieu d'icelle ; mays cela fait, un feu descend du ciel qui terrasse et met en pieces la statue de Julien, laquelle demeura toute noircie et comme bruslee jusques au tems de Sozomene. En ce tems-la, les payens briserent ceste image du Sauveur, et les Chrestiens en ayans ramassé les pieces, les mirent en l'eglise.
Or je finiray ce second Livre disant qu'il y a deux raysons principales pour lesquelles on honnore plustost les croix que les lances, creches et sepulchres, quoy que, comme la Croix a esté annoblie pour avoir esté employee au service de nostre redemption, aussi ont bien la lance, la creche et le sepulchre. L'une est que des lhors que Constantin eut aboli le supplice de la croix, la Croix n'a autre usage parmi les Chrestiens sinon de representer la sainte Passion, la ou les creches, sepulchres et autres choses semblables, ont plusieurs [205] autres usages ordinaires et naturelz. L'autre est celle que dit saint Athanase, d'autant que si quelques payens, ou huguenotz, nous reprochoyent l'idolatrie comme si nous adorions le bois, nous separerions aysement les pieces de la Croix, et ne les honnorans plus on connoistroit que ce n'est pas pour la matiere que nous honnorons la Croix, mays pour la representation et remembrance ; ce qu'on ne peut faire de la creche, lance et sepulchre, et autres telles choses, lesquelles neanmoins, estans employees expressement a la representation des saintz misteres, ne doivent pas estre privees d'honneur. Donques les images, ayans perdu leur forme et par consequent la representation, elles ne sont plus venerables, mais cela s'entend quand elles n'ont point d'autre qualité honnorable sinon la representation et le rapport a leur modelle, comme il arrive ordinairement. Mais ceste image de Cesaree, outre la representation, estoit une relique pretieuse de ceste devote femme, un memorial d'antiquité venerable et instrument d'un grand miracle, lesquelles qualités ne se trouvent pas seulement a l'assemblage, simetrie et proportion des lineamens et releveures d'une statue, mais encores a chaque piece d'icelle. Ainsy les pieces des statues anciennes sont gardees pour memoire d'antiquité ; et de mesme le moindre brin [206] de la robbe ou autre meuble des Saintz et des instrumentz de Dieu. Or un grand miracle avoit esté fait a ceste statue : elle estoit colloquee sur une haute colomne de pierre sur laquelle croissoit une herbe inconneuë, laquelle, venant a joindre aux franges de la robbe de l'image, guerissoit de toutes maladies ; en quoy la robbe de Nostre Seigneur est d'autant plus comparable a sa Croix, car si la robbe fit miracle estant touchee, aussi fit bien sa Croix ; si non seulement sa robbe, mais encor l'image de sa robbe a fait miracles, je viens aussi de prouver que les images de la Croix ont eu ceste grace excellente d'estre bien souvent instrumentz miraculeux de sa divine Majesté. [207]
Chapitre premier. Definition du signe de la Croix [209]
Le signe de la Croix est une ceremonie Chrestienne, representant la Passion de Nostre Seigneur par l'expression de la figure de la Croix faitte avec le simple mouvement. J'ay dit que c'est une ceremonie, et voici dequoy. Un habile homme rend utiles et met en œuvre tous ses gens, non seulement ceux qui sont de nature active et vigoureuse, mais encor les plus molz. Ainsy la vertu de religion, qui a pour sa propre et naturelle occupation de rendre a Dieu autant que faire se peut l'honneur qui luy est deu, tire au service de son dessein les actions vertueuses, les dressant toutes a l'honneur de Dieu ; elle se sert de la foy, constance, temperance, par le bien croire, le martyre, le jeusne : c'estoyent desja des actions vertueuses et bonnes d'elles mesmes, la religion ne fait que les contourner a sa particuliere intention qui est d'en honnorer Dieu. Mais non seulement elle employe ces actions qui d'elles mesmes sont utiles et bonnes, ains met en besoigne des actions indifferentes et lesquelles d'ailleurs seroyent du tout inutiles : [211] comme ce bon homme de l'Evangile, qui envoya en sa vigne ceux qu'il trouva oyseux et desquelz aucun ne s'estoit voulu servir jusques a l'heure. Les actions indifferentes demeureroyent inutiles si la religion ne les employoit ; estans employees par icelle, elles deviennent nobles, utiles et saintes, et partant capables de recompense et du denier journalier. Ce droit d'annoblir les actions lesquelles d'elles-mesmes seroyent roturieres et indifferentes, appartient a la religion comme a la princesse des vertus ; c'est une marque de sa souveraineté, dont elle s'y plait tant que jamais il n'y eut religion qui ne se servit de telles actions, lesquelles sont et s'appellent proprement ceremonies des lhors qu'elles entrent au service de la religion. Et pour vray, puysque l'homme tout entier avec toutes ses actions et dependances doit honneur a Dieu, et qu'il est composé d'ame et de cors, d'interieur et d'exterieur, et qu'en l'exterieur il y a des actions indiffeérentes, ce n'est pas merveille si la religion, qui a le soin d'exiger de luy ce tribut, demande et reçoit en payement des actions exterieures, indifferentes et corporelles.
Considerons le monde en sa naissance : Abel et Caïn font des offrandes ; quelle autre vertu les a sollicités [212] a ce faire sinon la religion ? Peu apres, le monde sort de l'arche, comme de son berceau, et tout incontinent un autel est dressé, et plusieurs bestes consommees sur iceluy en holocauste dont Dieu reçoit la fumee pour odeur de suavité. S'ensuit le sacrifice d'Abraham, de Melchisedech, d'Isaac, de Jacob, et le changement d'habit avec lavement d'iceluy. La loy de Moyse avoit une grande partie de son exercice en ceremonies. Venons a l'Evangile : combien y voit-on de ceremonies en nos Sacremens, en la guerison des aveugles, ressuscitation des mortz, au lavement des piedz des Apostres ? L'huguenot dira qu'en cela Dieu a fait ce qu'il luy a pleu, qui ne doit estre tiré en consequence par nous autres ; mais voicy saint Jean qui baptise, saint Paul qui se tond en Cenchree selon son vœu, il prie les genoux en terre avec l'Eglise Miletaine : toutes ces actions estoyent d'elles mesmes steriles et infructueuses, mays estans employees au dessein de la religion, elles ont esté ceremonies honnorables et de grand poids.
Or je dis ainsy : que le signe de la Croix de soy-mesme n'a aucune force, ni vertu, ni qualité qui merite aucun honneur, et partant je confesse « que Dieu n'opere point par seules figures ou characteres, » comme dit le traitteur, et qu' « és choses naturelles la vertu procede [213] de l'essence et qualité d'icelles, és supernaturelles Dieu y besongne par vertu miraculeuse non attachee à signe ou figure ; » mays je sçai aussi que Dieu, employant sa vertu miraculeuse, se sert bien souvent des signes, ceremonies, figures et caracteres, sans pourtant attacher son pouvoir a ces choses la. Moyse touchant la pierre avec sa verge, Helisee frappant sur l'eau avec le manteau d'Helie, les malades s'appliquans l'ombre de saint Pierre, les mouchoirs de saint Paul ou la robbe de Nostre Seigneur, les Apostres oignans d'huile plusieurs malades (choses qui n'estoyent aucunement commandees), que faisoyent-ilz autre que des pures ceremonies, lesquelles n'avoyent aucune naturelle vigueur et neanmoins estoyent employees pour des effectz admirables ? Faudroit-il dire pour cela que la vertu de Dieu fut clouee et attachee a ces ceremonies ? Au contraire, la vertu de Dieu, qui employe tant de sortes de signes et ceremonies, monstre par la qu'elle n'est attachee a aucun signe ni ceremonie.
J'ay donq dit : 1. Que le signe de la Croix est une ceremonie ; d'autant que, de sa qualité naturelle, un mouvement croisé n'est ni bon ni mauvais, ni louable ni vituperable. Combien est-ce qu'en font les tisserans, peintres, tailleurs et autres, que personne n'honnore ni ne prise ? parce que ces croix (autant en dis-je des caracteres et figures croisees que nous voyons es images profanes, fenestres, bastimens), ces croix, dis-je, ne sont pas destinees a l'honneur de Dieu ni a aucun usage religieux ; mais quand ce signe est employé au service [214] de l'honneur de Dieu, d'indifferent qu'il estoit il devient une ceremonie sacrosainte, de laquelle Dieu se sert a plusieurs grans effectz. 2. J'ay dit que ceste ceremonie estoit Chrestienne ; d'autant que la Croix et tout ce qui la represente est folie aux payens, et scandale aux Juifz, lesquelz, comme a remarqué le docte Genebrard alleguant le Rabby Kimhi, l'ont en telle abomination, que mesme ilz ne la veulent pas nommer par son nom, mays l'appellent stamen et subtegmen, estaim et trame, qui sont les filetz que les tisserans croisent en faisant leur toile. Je sçai qu'en l'ancienne Loy, voire en celle de nature, plusieurs choses se sont passees pour représenter la mort du Messie, mais ce n'ont esté que des ombres et marques obscures et confuses au pris de ce qui se fait maintenant ; ce n'estoyent pas ceremonies ordinaires a ceste Loy, mais comme des eloyses qui les esclairoyent en passant. Les payens et autres infideles ont quelquefois usé de ce signe, mais par emprunt, non comme d'une ceremonie de leur religion ains de la nostre ; et d'effect le traitteur confesse que le signe de la Croix est une marque de Chrestienté. 3. J'ay dit que ceste ceremonie representoit la Passion ; et a la verité c'est son premier et principal usage duquel [215] tous les autres dependent, qui l'a fait differer de plusieurs autres ceremonies Chrestiennes qui servent a representer des autres misteres. 4. J'ay dit qu'elle representoit par l'expression de la figure de la Croix , pour toucher la difference avec laquelle le signe de la Croix d'un costé, et l'Eucharistie de l'autre, representent le mistere de la Passion : car l'Eucharistie le represente principalement a rayson de la totale identité de celuy lequel y est offert et de celuy qui fut offert sur la Croix, qui n'est qu'un mesme Jesus Christ ; mais le signe de la Croix fait le mesme exprimant la forme et figure de la Passion. 5. J'ay dit en fin que tout cela se faisoit par un simple mouvement, pour forclore les signes permanens, engravés et tracés en matieres subsistantes, desquelles j'ay parlé au Livre precedent.
Or, l'ordinaire façon de faire le signe de la Croix depend de ces observations : 1. Qu'il se face de la main droite, d'autant qu'elle est estimee la plus digne, comme dit Justin le Martyr. 2. Qu'on y employe ou trois doigtz, pour signifier la sainte Trinité, ou cinq, pour signifier les cinq playes du Sauveur. Et bien que de soy il importe peu que l'on face la croix avec plus ou moins de doigtz, si se doit-on ranger a la façon commune des Catholiques, pour ne sembler condescendre a certains heretiques Jacobites et Armeniens, dont les [216] premiers, protestans ne croire la Trinité, et les secondz, ne croire qu'une seule nature en Jesus Christ, font le signe de la Croix avec un seul doigt. 3. On porte premier la main en haut vers la teste en disant, Au nom du Pere, pour monstrer que le Pere est la premiere Personne de la sainte Trinité et principe originaire des deux autres ; puys on la porte en bas vers le ventre, en disant, et du Filz, pour monstrer que le Filz procede du Pere qui l'a envoyé ça bas au ventre de la Vierge ; et de la, on traverse la main de l'espaule ou partie gauche a la droite, en disant, et du Saint Esprit, pour monstrer que le Saint Esprit, estant la troisiesme Personne de la sainte Trinité, procede du Pere et du Filz, et est leur lien d'amour et charité, et que par sa grace nous avons l'effect de la Passion. Par ou l'on fait une briefve confession de trois grans misteres : de la Trinité, de la Passion, et de la remission des pechés, par laquelle nous sommes transportés de la gauche de malediction a la dextre de benediction. [217]
« Nous n'ignorons pas, » dit le traitteur, « que quelques Anciens ont parlé du signe de la Croix et de la vertu d'icelle, mais ce n'a pas esté en l'intention ni pour la fin que l'on pretend aujourd'hui, car ils en usoyent comme d'une publique profession et confession de leur Chrestienté, soit en particulier, soit en public. Car d'autant que les persecutions estoient grandes et aspres, les Chrestiens, ne se voulans descouvrir sinon à leurs freres Chrestiens, s'entrecognoissoient à ce signe quand les uns et les autres faisoient la croix, car c'estoit un tesmoignage qu'ils estoient de mesme religion Chrestienne. D'autre part, d'autant que les Payens se moquoient de la Croix de Jesus Christ, et disoient que c'estoit folie et honte de croire et esperer en un qui avoit esté crucifié et mort, tout au contraire les Chrestiens, sçachans que toute nostre gloire ne gist qu'en la Croix de Jesus Christ, et qu'icelle est la grande puissance et sagesse de Dieu en salut à tous croyans, ont voulu monstrer qu'ils n'avoient point honte d'icelle, et faisoient ouvertement ce signe pour dire qu'ils estoient des chevaliers croisez, c'est à dire des disciples de Jesus Christ. A cela se doit rapporter ce que Chrysostome dit en l'Homel. 2. sur l'Epistre aux [218] Romains : Si tu ois quelqu'un disant, adores-tu un crucifié ? n'en ayes point de honte et n'en baisse point les yeux vers terre, et glorifie-t'en, et t'en resjouy en toi-mesme, advouë ceste confession à yeux francs et à face eslevee. Et sainct Augustin au 8. Sermon des paroles de l'Apostre, chap. 3 : Les sages de ce monde, dit-il, nous assaillent touchant la Croix de Christ, et disent, quel entendement avez-vous d'adorer un Dieu crucifié ? Nous leur respondons : nous n'avons pas vostre entendement, nous n'avons point de honte de Jesus Christ ni de sa Croix, nous la fichons sur le front auquel lieu est le siege de pudeur ; nous la mettons là, voire là, assavoir en la partie où la honte apparoist, afin que ce y soit fiché dont on n'aye point de honte. » Le traitteur a escrit cela tout d'une haleyne ; puys ailleurs, respondant a onze passages des Anciens allegués aux placquars, il dit ainsy : « Le quatorzieme est prins du troisieme traitté sur sainct Jean en ces mots : Si nous sommes Chrestiens nous attouchons à Jesus Christ, nous portons au front la marque d'icelui dont nous ne rougissons point si nous la portons aussi au cœur ; la marque d'icelui est l'humilité d'icelui. A ce tesmoignage nous adjoindrons, à cause de briefveté, tous les autres suivans, qui sont jusques au nombre de dix, pource qu'ils se rapportent presque tous à ce qui est dit que les Chrestiens se signoient au front. Nous recognoissons donc qu'anciennement ceste coustume de se signer au front a esté introduite ; par qui et comment, il ne conste pas. » Et plus bas : « Il a esté declaré ci-dessus qu'entendoient les Anciens par ce signe, assavoir le tesmoignage exterieur de la foy Chrestienne. » Voyla, certes, bien asses de confession de mon adversaire pour me lever l'occasion de rien prouver touchant ce point ; mays d'autant qu'il a escrittes [219] ces verités a contre-cœur, il les a estirees et amaigries tant qu'il a peu.
1. « Quelques Anciens, » dit-il, « ont parlé du signe de la Croix. » Je luy demande qu'il me nomme ceux qui n'en ont pas parlé ; car tous, ou bien peu s'en faut, en ont parlé : falloit-il donques dire « quelques uns », comme s'il ne parloit que de deux ou de trois ?
2. Il dit qu'ilz n'en ont pas parlé en l'intention qu'on pretend aujourd'huy : mais s'il entend de l'intention des Catholiques, je luy feray voir le contraire clair comme le soleil ; s'il entend de l'intention que les ministres huguenotz imposent aux Catholiques, comme seroit ce que dit le traitteur d'attribuer au seul signe ce qui est propre au Crucifié, je confesse que les Anciens n'y ont pas pensé, c'est une imposture trop malicieuse.
3. Il dit que les Anciens faisoyent ce signe pour ne se descouvrir sinon a leurs freres Chrestiens. Pour vray, je ne le puis croire, car quelle commodité y avoit-il a faire le signe de la Croix pour se tenir couvert aux ennemis ? puysque au contraire, ainsy qu'il confesse un peu apres, les payens se mocquoyent de la Croix et en faisoyent leurs ordinaires reproches aux Chrestiens, et que les Chrestiens monstroyent n'avoir point honte d'icelle, faisans ouvertement ce signe. Accordes un peu ces deux raysons du traitteur : les Chrestiens faisoyent la Croix pour ne se descouvrir sinon a leurs freres Chrestiens ; les Chrestiens faisoyent la Croix ouvertement pour monstrer qu'ilz n'avoyent point honte [220] d'icelle. Certes, Tertullien, Justin le Martyr, Minutius Felix, tesmoignent asses que le signe de la Croix n'estoit pas une si secrette profession de foy que tous les payens ne le conneussent bien.
4. Il dit qu'anciennement la coustume de se signer a esté introduitte. Notes qu'il parle du tems de saint Augustin, auquel Calvin dit estre tout notoire et sans doute qu'il ne s'estoit fait nul changement de doctrine ni a Rome, ni aux autres villes ; et le traitteur mesme confesse que ç'a esté seulement du tems de saint Gregoire que les yeux des Chrestiens ont commencé a ne voir plus gueres clair au service de Dieu ; dont je discours ainsy : nul changement ne s'estoit fait en la doctrine, du tems de saint Augustin ; or, du tems de saint Augustin on faisoit generalement le signe de la Croix ; la doctrine donques de faire le signe de la Croix est pure et apostolique.
5. Il dit fort gentilement qu'on ne sçait « par qui ni comment » ceste coustume de se signer a esté anciennement introduitte : la ou je luy replique, avec saint Augustin, que « Ce que l'Eglise universelle tient, et n'a point esté institué par les Conciles mais a tousjours esté observé, est tres bien creu n'avoir esté baillé sinon par l'authorité apostolique » ; et avec saint Leon, qu' « Il ne faut pas douter que tout ce qui est receu en l'Eglise pour coustume de devotion, ne provienne de la tradition apostolique et de la doctrine du Saint Esprit. » Voyla la regle avec laquelle les Anciens [221] jugeoyent des coustumes ecclesiastiques, selon laquelle le signe de la Croix, qui a tousjours esté observé en l'Eglise, et ne sçait-on par qui ni comment il a esté institué, doit estre rapporté a l'institution apostolique. [222]
On peut faire la Croix ou pour tesmoigner que l'on croit au Crucifix, et lhors c'est faire profession de la foy ; ou bien pour monstrer que l'on espere et qu'on met sa confiance en ce mesme Sauveur, et lhors c'est invoquer Dieu a son ayde en vertu de la Passion de son Filz. Le traitteur veut faire croire que l'antiquité n'employoit le signe de la Croix sinon pour le premier effect ; mais au contraire, elle ne l'employoit presque jamais pour ceste seule intention, ains son plus ordinaire usage estoit d'estre employé a demander ayde a Dieu. Saint Hierosme escrivant a son Eustochium : [223] « A tout œuvre, » dit-il, « a tout aller et revenir, que ta main fasse le signe de la Croix. » Saint Ephrem : « Soit que tu dormes, ou que tu voyages, ou que tu t'esveilles, ou que tu fasses quelque besoigne, ou que tu manges, ou que tu boives, ou que tu naviges en mer, ou que tu passes les rivieres, couvre-toy de ceste cuirasse, pare et environne tous tes membres du signe salutaire, et les maux ne te joindront point. » Tertullien : « A tout acheminement et mouvement, a toute entree et sortie, en nous vestant, en nous chaussant, aux bains, a la table, quand on apporte la lumiere, entrans en la chambre, nous asseians, et par tout ou la conversation nous exerce, nous touchons nostre front du signe de la Croix. » « Fais ce signe, » dit saint Cyrille, « mangeant, beuvant, assis, debout, partant, promenant, en somme en tous tes affaires. » Et ailleurs : « N'ayons donq point honte de confesser le Crucifix ; mays imprimons asseurement le signe de la Croix avec les doigtz sur nostre front, et que la Croix se fasse en toute autre chose, mangeant, beuvant, entrant, sortant, avant le sommeil, s'asseiant, se levant, allant et choumant. C'est ici une grande defense, laquelle a cause des pauvres est donnee gratis, et sans peyne pour les foibles, ceste grace estant de Dieu, le signe des fidelles et la crainte des diables. » Saint Chrysostome : « La Croix reluit par tout, es lieux qui sont et ne sont habités. » Saint Ambroise : « Nous devons faire toute nostre œuvre au signe du Sauveur. » Or sus, ce tant libre et universel usage de ce saint signe, peut-il estre reduit a la seule profession de foy ? En tout œuvre, se levant le matin, se couchant le soir, la nuict en l'obscurité, et es lieux non habités, a quel propos feroit-on ceste [224] profession de foy ou personne ne la voit ? Mais il y a plus : ces Peres qui recommandent tant l'usage de ce signe n'apportent jamais pour rayson la seule profession de foy, ains encor la defense et protection que nous en pouvons recevoir comme d'une cuirasse et corcelet a l'espreuve, ainsy que saint Ephrem l'appelle.
Or, quoy que les Anciens ayent rendu si general le signe de la Croix pour tous les rencontres et actions de nostre vie, comme une briefve et vive oraison exterieure par laquelle on invoque Dieu, si est-ce que je diray seulement comme elle a esté employee aux benedictions, consecrations, Sacremens, aux exorcismes, tentations, et aux miracles. [225]
Jesus Christ, priant pour le Lazare, pour sa clarification et pour la multiplication des pains, leva les yeux au ciel ; et David pour dire qu'il a prié, il dit qu'il a levé les yeux au ciel. Le Sauveur mesme pria son Pere les genoux en terre, comme ont fait les Saintz tres souvent ; dont saint Paul, voulant dire qu'il a prié Dieu, dit seulement qu'il a flechi les genoux en terre, tant ceste ceremonie appartient a l'oraison. Ç'a esté une solemnelle observation aux Juifz et Chrestiens de prier par l'eslevation des mains, ains c'est une ceremonie tant naturelle que presque toutes nations l'ont employee, comme pour reconnoissance que le ciel est le domicile de la gloire de Dieu ; tesmoin celuy qui disoit :
Et duplices tendens ad sidera palmas. [226]
Corripio e stratis corpus, tendoque supinas
Ad cœlum cum voce manus, et munera libo.
Dont le Psalmiste met pour une mesme chose prier et lever les mains : O Seigneur, j'ay crié vers toy tout le jour, j'ay estendu mes mains vers toy ; L'eslevation de mes mains soit sacrifice vespertin ; Leves emmi la nuict les mains vers les saintes choses . Ainsy Moyse disoit a Pharao : Estant sorti de la ville j'estendray mes mains au Seigneur, et les tonnerres cesseront. Ainsy on leve la main quand on jure, car jurer n'est autre sinon invoquer Dieu a tesmoin ; dont Esdras, voulant dire que Dieu avoit juré, il dit qu'il a levé la main, tant ceste coustume de lever la main est ordinaire aux sermens ; et saint Jean, descrivant le serment du grand Ange, il dit qu'il leva la main au ciel. On peut donq bien prier par des ceremonies. Pour vray, l'essence de la priere est en l'ame, mais la voix, les actions et les autres signes exterieurs, par lesquelz on explique l'interieur, sont des nobles appartenances et tres utiles proprietés de l'oraison ; ce sont ses effectz et operations. L'ame ne se contente pas de prier si tout son [227] homme ne prie ; elle fait prier quant et elle les yeux, les mains, les genoux. Saint Antoyne, estant entré dans la grotte de saint Paul premier hermite, « vit le cors de ce Saint, sans ame, les genoux pliés, la teste levee ét les mains estendues en haut ; et de prime face estimant qu'il fust encor vivant et qu'il priast, il se mit a faire le mesme ; mais n'appercevant point les souspirs que le saint Pere souloit faire en priant, il se jette a le bayser avec larmes, et conneut que mesme ce cors mort du saint homme, par ce devot maintien et religieuse posture, prioit Dieu auquel toutes choses vivent et respirent. » L'ame prosternee devant Dieu tire aysement a son pli tout le cors ; elle leve les yeux ou elle leve le cœur, et les mains, la d'ou elle attend son secours. Ne voit-on pas la diversité des affections en la contenance du Publicain et Pharisien ? Par ou sont mises a neant les parolles produittes par le traitteur contre les saintes ceremonies :
1. « Le « service, » dit-il, « deu à sa divine Majesté lui doit estre rendu selon son bon plaisir et ordonnance. Or la volonté de Dieu manifestee touchant ce poinct est que nous l'adorions et lui servions en esprit et verité, S. Jean, 4. Et pourtant, non seulement nous rejettons les ceremonies Judaiques anciennes, mais aussi toutes autres avancees outre et sans la Parole de Dieu en l'Eglise Chrestienne. » 2. Voulant rendre rayson de ce que l'Escriture ne tesmoigne point expressement des miracles faitz par le bois de la Croix, au lieu de [228] dire que c'est parce que ces miracles-la ont esté faitz long teins apres que le Nouveau Testament fut escrit, qui est la vraye et claire rayson, il se met a dire en ceste sorte : « Certes, il semble qu'il n'y ait eu autre raison sinon que Dieu n'a pas voulu arrester les hommes à telles choses terriennes ; comme aussi sainct Paul nous enseigne par son exemple que nous ne devons point cognoistre Jesus Christ selon la chair, 2. Corinthiens, 5 ; comme aussi il dit au 3. des Colossiens que nous servons à Dieu en esprit, nous glorifians en Jesus Christ et ne nous confians point en la chair. » Voyons les nullités de ce discours.
1. J'ay monstré, au commencement du premier Livre, que ces reformés observent plusieurs ceremonies et coustumes outre et sans l'Escriture ; ce n'est donq pas faute de trouver nos ceremonies en l'Escriture qu'ilz les blasment.
2. S'il faut servir Dieu selon son ordonnance, il faut sur tout obeir a l'Eglise et garder ses coustumes ; qui fait autrement, le Sauveur le prononce estre payen et publicain. Et saint Paul, enseignant que les hommes doivent prier a teste nue et les femmes a teste couverte, qui n'est qu'une pure ceremonie, [229] il ne presse ceux qui voudroient chicaner au contraire, sinon de ceste parole : Nous n'avons point telle coustume, ni l'Eglise de Dieu. Il ne parle pas la le jargon huguenot, mais le vray et simple langage Catholique ; la coustume de l'Eglise de Dieu luy sert de rayson. Aussi ceste Espouse est trop assistee de son Espoux pour broncher et decheoir en son chemin.
3. Si pour honnorer et servir Dieu en esprit et verité il faut rejetter les ceremonies qui ne sont commandees en termes expres dans l'Escriture, donques saint Paul ne devoit pas ordonner aux hommes de prier descouvertz et les femmes affeublees, puysqu'il n'en avoit aucun commandement, ni les Apostres defendre le sang et suffoqué. Et pourquoy est-ce, o reformeurs, que vous pries mains jointes et agenouillés ? Nous avons, dires-vous, l'exemple de Jesus Christ et des Apostres. Mays si leur exemple a quelque pouvoir sur vous, que ne laves-vous les piedz avant la cene, comme Nostre Seigneur en a non seulement monstré l'exemple mais invité a iceluy ? que n'oignes-vous vos malades d'huile, comme faisoyent les Apostres ? que ne laisses-vous toutes vos possessions et commodités a leur exemple ? que ne faites-vous la cene a la cene, c'est a dire au souper, et non au matin et des-jeuner ? [230]
4. Mais qui ouÿt jamais telle consequence ? il faut prier en esprit et verité, donques il ne faut pas prier avec ceremonie. Les ceremonies sont-elles contraires a l'esprit et verité, pour bannir l'un par l'establissement de l'autre ? Qui chargea Abraham, Aaron, Moyse, David, saint Paul, saint Pierre et mille autres, de prier les mains levees et les genoux en terre ? et cela les empeschoit-il de prier en esprit et verité, ou d'estre vrays adorateurs ? C'est une ignorance effrontee de tirer les Escritures a des sens tant ineptes ; c'est une impieté formee, non pas une pieté reformee. Tant s'en faut que prier en esprit et verité soit prier sans ceremonies, qu'a peyne se peut-il faire que celuy qui prie en esprit et verité ne face des actions et gestes exterieurs assortissans aux affections interieures, tant les mouvemens interieurs de l'ame ont de prise sur les mouvemens du cors. Et « je ne sçai comment, » dit saint Augustin, « ces mouvemens du cors ne se pouvans faire sinon que l'esmotion de l'esprit precede, et de rechef ces mouvemens estans faitz au dehors perceptiblement, l'esmotion invisible et interieure en croist, si que l'affection du cœur qui a precedé a produire ces mouvemens exterieurs croist et s'augmente par ce qu'ilz sont faitz et produitz. » Une ame bien esmeuë est esmeuë par tout, en la langue, aux yeux, aux mains. [231] Prier en esprit et verité c'est prier de bon cœur et affectionnement, sans feinte ni hypocrisie, et au reste y employer tout l'homme, l'ame et le cors, affin que ce que Dieu a conjoint ne soit separé. Je laisse a part la naïfve intelligence de ces parolles de Nostre Seigneur, qui oppose l'adoration en esprit a l'adoration propre aux Juifz, qui estoit presque toute en figures, ombres et ceremonies exterieures, et l'adoration en verité a l'adoration fause, vaine, heretique et schismatique des Samaritains ; ce que je fais icy n'a pas besoin de plus long discours.
5. Si parce que saint Paul nous enseigne de ne connoistre pas Jesus Christ selon la chair il ne se faut amuser a la Croix, ni a semblables choses terriennes, pourquoy fait-on conte de la mort et Passion de Jesus Christ, qui n'appartiennent qu'a sa chair et pour le tems de sa mortalité ? Que voules-vous dire, o traitteur ? Qu'il ne faut connoistre Jesus Christ selon la chair ? Si vous entendes selon vostre chair ou celle des autres hommes, je le confesse absolument ; mais vous seres inepte de rejetter, par la, la Croix, car la Croix n'est ni selon vostre chair ni selon la mienne, elle luy est contraire et ennemie. Si vous entendes selon la chair de Jesus Christ mesme, comme c'est le sens plus sortable, il ne faudra pas dire qu'absolument il ne faille connoistre et reconnoistre Jesus Christ selon [232] la chair ; car n'est-il pas né de la Vierge selon la chair ? n'est-il pas mort, resuscité et monté au ciel, selon la chair ? n'a-il pas sa vraye chair a la dextre du Pere ? n'est-ce pas sa chair reelle selon la verité, ou au moins le signe de sa chair selon la vanité de vos fantasies, qu'il nous a donnee en viande ? faudroit-il donques oublier tout cela, avec le Mot caro factum est ? Quand donques saint Paul dit qu'il ne connoit Jesus Christ selon la chair, c'est selon la chair de laquelle il parle ailleurs , disant que Jesus Christ es jour de sa chair a offert des prier es et supplications a son Pere ; ou le mot de chair se prend pour mortalité, infirmité et passibilité, comme s'il eust dit que Jesus Christ, pendant les jours de sa chair mortelle, infirme et passible, a offert prieres et supplications a son Pere. Ainsy, disant qu'il ne connoit plus Jesus Christ selon la chair, il ne veut dire autre sinon qu'il ne tient plus ni ne connoit Jesus Christ pour passible et mortel, qualités naturelles de la chair, et en un mot qu'il ne le connoit plus selon la chair accompagnee des infirmités de sa condition naturelle.
6. Autant hors de rayson allegue-il saint Paul au III des Colossiens ; car, outre ce que les parolles qu'il dit y estre n'y sont point, quand elles y seroyent elles ne nous seroyent point contraires, puysque nous confessons [233] qu'il faut servir Dieu en esprit, se glorifier en Jesus Christ, et ne se point confier en nostre chair ; mais tout cela ne met point le cors ni ses actions exterieures hors de la contribution qu'il doit au service de son Dieu. Or peut estre vouloit-il alleguer ce qui est dit en ce chap. III aux Colossiens, et qui joindroit bien mieux a son propos : Si vous estes resuscités avec Jesus Christ, cherches les choses qui sont en haut, la ou Jesus Christ est seant a la dextre du Pere ; savoures les choses qui sont la sus, non celles qui sont sur la terre. Car, s'ensuivroit-il point de ces paroles qu'il ne faut tenir aucun conte de la Croix, de la Creche, du Sepulchre, et autres reliques de Nostre Seigneur qui sont ici bas en terre ? A la verité cela seroit bien employé contre ceux qui arresteroyent leurs intentions et termineroyent leurs desirs aux choses qui sont icy bas ; Cherches, leur diroit-on, ce qui est en haut : Sursum corda ; mais nous ne tenons point arrestees nos affections ni a la Croix ni aux autres reliques, nous les portons au royaume des cieux, employans a la recherche d'iceluy toutes les choses qui nous peuvent ayder a relever nos cœurs vers Celuy auquel elles se rapportent : il faut monter au ciel, c'est la nostre visee et dernier sejour, les choses saintes d'icy bas nous servent d'eschellons pour y atteindre. [234]
Les mariniers, qui voguent a l'aspect et conduitte des estoilles, ne vont pas au ciel pour cela mais en terre, aussi ne visent-ilz pas au ciel sinon pour chercher la terre ; au contraire, les Chrestiens, ne respirans qu'au ciel ou est leur thresor et le port asseuré de leurs esperances, regardent bien souvent aux choses d'icy bas, mais ce n'est pas pour aller a la terre, ains pour aller au ciel. Cherches Jesus Christ et ce qui est en haut, ce me dites-vous. Je le cherche, pour vray, et tant s'en faut que la Croix, le Sepulchre et autres saintes creatures m'en destournent, comme vous penses, qu'elles m'eschauffent et empressent d'avantage a ceste queste. Les fumees et traces ne retirent pas le bon chien de la queste, mais l'y eschauffent et animent ; ainsy esventant en la Croix, en la Creche, au Sepulchre, les passees et alleures de mon Sauveur, tant plus suis-je esmeu et affectionné a ceste benite recherche, il me tire par la apres soy comme par l'odeur de ses onguens. Me voyla donq desfait de cest homme tant importun, pour le general des ceremonies ; il faut que je suive mon propos. [235]
Puysqu'on peut prier par les saintes et legitimes ceremonies, pourquoy ne priera-on pas par le signe de la Croix, sainte et Chrestienne ceremonie ? Mays parlons pour ce coup de la benediction des creatures qui a accoustumé d'estre faitte en l'Eglise, laquelle n'est autre qu'une priere et bon souhait par lequel on demande a Dieu quelque grace et bienfait pour la creature sur laquelle on a quelque advantage ou superiorité, car c'est sans contradiction que ce qui est moindre est beni par le meilleur. Or monstrons l'usage que le signe de la Croix a en cest endroit.
En l'ancienne Loy, ou tout se faisoit en ombre et figure, la benediction ordinaire que les prestres faisoyent avoit entre autres ces deux parties exterieures : l'une estoit que le prestre y employoit ces paroles determinees : Le Seigneur te benie et garde ; le [236] Seigneur te monstre sa face et aye misericorde de toy ; le Seigneur retourne son visage vers toy, et te baille la paix. L'autre estoit que le prestre eslevoit la main, comme tesmoignent les Rabbins, au rapport du bon et docte Genebrard, et qu'il est aysé a recueillir de la prattique qu'on voit en l'Escriture : Aaron, dit-elle, eslevant sa main vers le peuple, le benit ; coustume laquelle prit son origine de la loy de nature, ainsy qu'il appert en la benediction que Jacob donna a ses petitz enfans, et a duré encores au tems de Nostre Seigneur, dont saint Matthieu dit que les Juifz luy amenoyent les petitz enfans a ce qu'il leur imposast les mains, c'est a dire a ce qu'il les benist. Et de fait, saint Marc tesmoigne en termes expres que Jesus Christ, ayant prins ces petitz en ses bras, mettant ses mains sur eux il les benit.
Or on observe encor en toutes les benedictions ecclesiastiques ces deux choses, mais avec une plus claire manifestation des misteres qui y sont contenuz. 1. On invoque le nom du Pere, et du Filz, et du Saint Esprit ; c'est ce que l'on faisoit anciennement a couvert, car ou visoit, je vous prie, ceste repetition ternaire : Le Seigneur te benie, le Seigneur te monstre sa face, le Seigneur retourne son visage vers toy, sinon au [237] mistere de la tres sainte Trinité ? aussi bien que la benediction de David : Dieu nous benie, nostre Dieu, Dieu nous benie ? 2. Au lieu qu'anciennement on levoit ou imposoit simplement les mains, maintenant on exprime le signe de la Croix pour protester que toute benediction a son merite et valeur de la Passion de Jesus Christ, laquelle est encores appellee exaltation. Que dira l'huguenot ? Si on leve la main pour benir, c'est a l'imitation du Sauveur qui, montant au ciel, benit les Disciples eslevant les mains ; si on fait le signe de la Croix, c'est pour monstrer d'ou nos benedictions ont leur vigueur et force. Jacob toucha des-ja ceste forme quand il croisa ses mains, benissant les enfans de Joseph, pour preferer le moindre a l'aisné, presageant que Nostre Seigneur, ayant les bras en croix, beniroit le monde en sorte que les Gentilz demeureroyent en effect preferés aux Juifz. Mays puysque le Sauveur, dira peut estre l'huguenot, benissant ses Apostres, n'usa point du signe de la Croix, pourquoy est-ce que vous l'employes ? Pour vray, je ne sçai si le Sauveur fit ce signe, car l'Escriture qui ne l'asseure pas ne le nie pas aussi ; si sçai-je bien que le Crucifix mesme, benissant, n'a pas eu besoin d'user du signe de la Croix, car qu'a-il besoin de s'invoquer soy mesme, ou protester que la benediction vient de luy ? Au demeurant, [238] le signe de la Croix estoit asses es mains de Nostre Seigneur sans qu'il fist aucun mouvement. Qu'estoyent ces trouz et pertuis qu'il avoit en ses mains, mesme apres sa resurrection, sinon des marques et signes expres de sa Croix ? qu'estoit-il donq mestier qu'il en fist aucuns autres ? Mays les Chrestiens, eslevans les mains pour benir, ont toute rayson de former le signe de la Croix, pour monstrer qu'ilz ne pretendent aucune benediction qu'au moyen de l'exaltation de Nostre Seigneur faitte sur la Croix.
Or combien ceste coustume aye esté prattiquee en l'ancienne Eglise, en voici des preuves certaines : « Toutes choses qui profitent a nostre salut sont consommees par la Croix, » dit saint Chrysostome ; saint Denis, parlant de ceux qu'on consacroit : « Or, » dit-il, « l'evesque benissant imprime en chacun d'iceux le signe de la Croix ; » saint Cyprien atteste que « sans ce signe il n'y a rien de saint ; » ainsy saint Hilarion benit avec la main ceux qui luy amenerent un gentilhomme françois de la cour de l'Empereur pour estre delivré du malin esprit ; et Ruffin nomme une douzaine d'hermites « par les mains, » dit-il, « desquelz il eut cest honneur d'estre beni ; » saint Augustin, ayant visité un malade chez lequel il trouva l'Evesque du lieu, « ayant, » dit-il, « receu la benediction de l'Evesque, nous nous retirasmes ; » ce fut sans doute par le signe de la Croix, « sans lequel il n'y a rien de saint. » [239] « Le preteur d'Orient, arrivé en la cité d'Apamee, voulut renverser un temple de Jupiter selon le pouvoir qu'il en avoit de Constantin, mays il le trouva tellement cimenté et entre-serré et lié avec du fer et du plomb, qu'il ne pensoit qu'aucune force humaine le peust dissoudre. Un certain simple homme print charge de le faire, et creusant sous les principales colomnes l'une apres l'autre mettoit du bois dessous pour les appuyer, puys y voulut mettre le feu affin que les colomnes tombassent, mays le diable, en forme horrible et noire, venoit empescher la force et prise du feu ; ce qui fut soudain rapporté a Marcel Evesque du lieu, lequel courant en l'eglise, fit apporter de l'eau, laquelle ayant mise a l'autel, prosterné en terre il prioit nostre doux Seigneur qu'il ne laissast pas faire plus grand progres a l'impieté, et faisant le signe de la Croix sur l'eau, il commande a Equitius, son diacre, qu'il coure et aille arrouser le feu, de ceste eau benite, ce qu'il fit ; et soudain le diable, qui ne pouvoit souffrir la force de ceste eau, s'enfuit, et le feu allumé par l'eau son contraire comme si c'eust esté huile, s'attache au bois et en peu de tems le consomme, si que les colomnes n'ayans plus leur appuy cheurent et tirerent a ruyne apres elles toutes les autres avec ce qu'elles portoyent. Le fracas de ceste cheute fut ouÿ par toute la ville, laquelle s'assemblant a ce spectacle et voyant la fuite du malin, se mit a louer Dieu tout puissant. » Aves-vous veu, traitteur, faire l'eau benite par le signe de la Croix ? Theodoret en est mon autheur. Un bon personnage, nommé Joseph, voulant bastir une eglise [240] en la ville de Tiberias, a quoy il avoit besoin d'une grande quantité de chaux, fit faire environ sept fourneaux ; les Juifz empeschent par sorceleries que le feu ne se puisse allumer ni ne brusle, ce qu'appercevant Joseph, il prend un vase plein d'eau, et devant tous (car une grande trouppe de Juifz estoyent la a voir ce que feroit ce bon homme), criant fort haut, il fait de sa propre main la Croix sur icelle, et invoquant le nom de Jesus, il dit : « Au nom de Jesus de Nazareth, que mes peres ont crucifié, que vertu soit faitte en ceste eau pour rejetter tout charme et enchantement fait par ces gens. » Ainsy prend-il de l'eau en sa main en arrousant tous les fourneaux, et tout aussi tost les charmes furent aneantis et le feu sortit devant tous, dont le peuple present s'en retourna jettant ce grand cri : « Il n'y a qu'un Dieu, qui ayde aux Chrestiens. » Ce recit est de saint Epiphane, qui met le signe de la Croix en usage pour les benedictions. La mere de saint Gregoire Nazianzene, estant malade, ne pouvoit aucunement manger, si qu'elle couroit grande fortune de mourir faute de nourriture ; or voicy comme le mesme saint Gregoire recite qu'elle fut secourue et nourrie : « Il luy sembla, » dit-il, « que je venois a elle de nuit avec un panier, et que je la paissois de pains tres blancz, benis et signés selon ma façon ordinaire, et qu'ainsy elle estoit guerie et avoit reprins ses forces ; et ceste vision de nuit fut suivie de la verité, car des lhors elle revint a soy et conceut une meilleure esperance, comme on reconneut evidemment. » La coustume de faire le signe de la Croix sur la viande estoit ordinaire a ce grand et ancien Theologien. [241]
Julien l'Apostat fit peindre aupres de sa statue (laquelle estoit en la place publique selon la coustume) l'image de Jupiter, comme venant du ciel, luy apportant la couronne et pourpre qui sont les habitz imperiaux ; item, Mars et Mercure vis a vis de luy, le regardans comme pour tesmoigner qu'il estoit homme et vaillant et bien disant ; affin que par la, sous pretexte de l'honneur qu'on avoit decreté aux Empereurs, il forçast tacitement les sujetz a honnorer les idoles peintes avec l'image d'iceluy. Car voicy son projet : s'il leur pouvoit persuader d'honnorer ces idoles, sa cause s'en alloit gaignee ; s'ilz s'y rendoyent difficiles, il pouvoit prendre occasion de se venger d'eux comme de perturbateurs des coustumes romaines, qui auroyent par ce refus offensé et la Republique et l'Empereur. Or, peu s'apperceurent de ceste tromperie, qui ne voulans plus adorer (c'est a dire honnorer), comme ilz souloyent au paravant, l'image de l'Empereur ainsy mise parmi ces idoles, comme elle estoit, en furent en fin martyrisés ; mays le menu peuple, allant a la bonne foy sans y entendre autre mal, pensant seulement rendre l'honneur ordinaire a l'Empereur, faisoit la reverence a ces idoles. Cependant l'Empereur, taschant tousjours plus a l'advancement de ce dessein, le tems estant venu de faire monstre aux soldatz et les payer, il fit apporter pres de soy et de ces idoles du feu et de l'encens, et faisoit commander aux soldatz qui recevoyent leur paye de jetter de l'encens sur le feu, comme si c'eust esté une ordinaire ceremonie [242] militaire entre les Romains. Quelques uns, descouvrans la ruse, refuserent tout a fait de commettre ceste impieté ; les autres, plus simples, firent ce qu'on leur commandoit, sans autre malice ; les autres, ou par avarice ou par crainte, se laisserent aller a ce peché. Or, aucuns de ceux qui avoyent fait cest acte par ignorance et inconsideration se trouvans le soir a table, beuvans les uns aux autres selon la coustume, invoquoyent Jesus Christ sur leur breuvage et faisoyent le signe de la Croix ; un de ceux qui estoyent assis leur dit, comme ilz osoyent invoquer Jesus Christ et faire son signe, veu qu'ilz l'avoyent renié peu au paravant. Eux, ayans descouvert la tromperie qu'on leur avoit faitte, sortans aux places et rues crioyent par tout lamentablement qu'on les avoit trahis, qu'ilz n'avoyent commis le paganisme qu'avec les mains et que leur cœur en avoit tous-jours esté tres esloigné, et venans a l'Empereur jettent a ses piedz l'argent qu'il leur avoit donné, luy demandans la mort en punition du crime qu'ilz avoyent commis, quoy qu'ignoramment. Sur quoy l'Empereur, bien qu'extremement despité, ne les voulut faire mourir de peur qu'ilz ne fussent tenuz pour martyrs, mais les fit simplement casser. Sozomene, qui raconte ceste histoire, ne dit pas qu'ilz fissent le signe de la Croix (affin que mon adversaire ne se trompe a penser que je me sois trompé, comme luy a fait si souvent), mais c'est saint Gregoire Nazianzene .
Ni ne faut pas trouver estrange que ces bons soldatz fissent le signe de la Croix pour boire, car c'estoit anciennement la coustume de benir non seulement la table et le repas, mais encor chaque viande a part, [243] et le boire encor. Tesmoin saint Gregoire de Tours, en la gracieuse histoire qu'il escrit d'un prestre heretique qui voulant prévenir, non seulement a benir mais encor a manger, un bon prestre Catholique Romain (car le mot y est) qui estoit en mesme table, et l'ayant en effect prevenu au premier, second et troisiesme plat qu'on apporta sur table, au quatriesme en fin, l'ayant signé (l'humeur de son heresie ne portoit pas de rejetter le signe de la Croix comme fait celle des reformeurs), mettant le premier morceau en bouche il le trouva si chaud qu'il en creva, faisant un grand bruit, qui bailla occasion au nostre de dire, Periit memoria hujus cum sonitu , et a celuy qui les avoit chez soy, tous deux, de se faire Catholique sur le champ. Ainsy saint Chrysostome atteste qu'on faisoit la Croix in Symposiis et Thalamis, c'est a dire, aux festins et litz nuptiaux ; Tertullien, « aux bains, aux tables, aux chandelles » ; Ephrem, « soit qu'on beust, soit qu'on mangeast » ; Cyrille, « mangeant les pains, beuvant les couppes ». Et de plus, mal est prins bien souvent a ceux qui ont mesprisé de faire ce saint signe avant que de manger et boire : tesmoin la religieuse qui mangea une laittue, et le religieux qui beut sans faire le signe de la Croix, qui furent aussi tost saisis du malin. Le traitteur fait deux reproches a ces tesmoignages : l'un, « Qui ne void, » dit-il, « que c'est fable ? » L'autre : « Sainct Paul dit [244] que la viande nous est sanctifiee par la Parole de Dieu, et par la priere, et ne parle point du signe de Croix, ne d'autre. » Il a tort, car ces recitz n'ont rien d'impossible, rien d'inepte, et partent d'une bouche honnorable ; c'est de saint Gregoire le Grand qui vaut mieux que tous ces reformés, en doctrine et authorité : sera-il donq permis au premier venu de desmentir ainsy les Anciens ? Au demeurant, le dire de saint Paul, que les viandes sont sanctifiees par la priere, confirme ce que nous avons dit ; car, parce que le signe de la Croix est une priere briefve, aysee, vigoureuse et ordinaire es benedictions des viandes, dire qu'a faute de faire la Croix le diable saisit un religieux et une religieuse, c'est a dire que ce fut a faute de faire ceste priere la, qui estoit la plus aysee et familiere, et a plus forte rayson autre quelcomque ; bien qu'encores soit-il vray que le signe de la Croix a une particulière force contre les diables, outre celle qui est commune a toute priere, comme nous verrons cy apres. [245]
Le costé du Sauveur, percé par la lance sur la Croix, fut la vive source de toutes les graces dont les ames sont arrousees par les saintz Sacremens ; nos Anciens l'ont ainsy remarqué. Ou est-ce donques que le signe de la Croix est plus sortable qu'aux Sacremens, quand ce ne seroit que pour protester que la Passion est la fontaine des eaux salutaires qu'ilz nous communiquent ? Les consecrations sont les plus excellentes invocations qui se fassent en l'Eglise : le saint signe, estant un si propre moyen de prier, ne peut estre mieux employé qu'a cest effect ; aussi a ce esté une forme ordinaire a l'ancienne Eglise de consacrer avec le signe de la Croix. Oyons les tesmoins.
Saint Chrysostome : « Ainsy la Croix reluit en la [246] Table sacree, es ordinations des prestres, ainsy de rechef avec le Cors de Jesus Christ es Cenes mistiques ; » et ailleurs, parlant de la Croix : « Tout ce qui profite a nostre salut est consommé par icelle ; car estans regenerés, la Croix y est, quand nous sommes nourris de la tres sacree viande, lhors que nous sommes establis pour estre consacrés en l'Ordre, par tout et tousjours ceste enseigne de victoire nous assiste. » Saint Augustin : « Si ce signe n'est appliqué ou au front des croyans, ou a l'eau mesme par laquelle ilz sont regenerés, ou a l'huile avec lequel ilz sont ointz de chresme, ou au sacrifice duquel ilz sont nourris, rien de tout cela n'est deüement parfait. » Mays j'ay des-ja produit ces tesmoignages ailleurs, avec plusieurs autres qui peuvent estre rapportés icy ; en voicy d'autres. Saint Cyprien : « Nous nous glorifions en la Croix du Seigneur, de laquelle la vertu parfait tous les Sacremens, sans lequel signe il n'y a rien de saint, ni aucune consecration est reduitte a son effect » ; et ailleurs : « En fin, quicomque soyent les administrateurs des Sacremens, quelles que soyent les mains avec lesquelles on baigne ou oigne ceux qui viennent au Baptesme, quelle poitrine que ce soit de laquelle les motz sacrés sortent, l'authorité ou vigueur de l'operation donne l'effect a tous les Sacremens en la figure de la Croix. » Saint Denis Areopagite tesmoigne que le chresme estoit versé dans le baptistere en forme de croix, comme nous faisons encor maintenant ; et traittant de la sainte Onction : « L'evesque, » dit-il, « commençant l'onction par le signe de la sainte Croix, laisse l'homme aux prestres pour estre oint par iceux par tout le cors » ; parlant des saintz Ordres : « Or, » dit-il, « a chacun d'iceux le signe de la Croix est [247] imprimé par l'evesque benissant. » Saint Clement dit que les premiers prelatz du Christianisme, venans a l'autel, se signoyent de la Croix : « Donques l'evesque priant a part soy avec les prestres, mettant une robbe splendide ou reluisante, et demeurant debout vers l'autel, se signant au front du trophee de la Croix, qu'il die : La grace de Dieu tout puissant, et la charité de Nostre Seigneur Jesus Christ, et la communication du Saint Esprit soit avec tous vous. » Saint Augustin touche la coustume de signer les enfans au Baptesme, quand il dit que des le ventre de sa mere il estoit ja signé du signe de la Croix et assaisonné de son sel ; voulant dire que sa mere le destinoit au Baptesme, auquel on signoit et donnoit-on le sel, comme on fait de ce tems. Le traitteur le reconnoit presque ainsy, mais il ne peut jamais dire verité nettement. Es Liturgies de saint Jaques et de saint Chrysostome il est fort souvent commandé au prestre de faire le signe de la Croix ; en celle de saint Basile, non seulement le prestre fait le signe de la Croix sur les offrandes, mais en fait encor trois sur le peuple, en forme de nos benedictions episcopales. C'est asses. [248]
On faisoit anciennement le signe de la Croix sur tous les membres generalement : « Peignons ceste enseigne vivifiante en nos portes, » dit saint Ephrem, « en nos frontz, en la bouche, en la poitrine et en tous nos membres » ; neanmoins pour l'ordinaire on se signoit sur le front, comme on peut asses recueillir de ce que j'ay dit jusques icy, mays en voicy quelques raysons :
I. « Tant s'en faut que j'aye honte de la Croix de Jesus Christ, que je ne l'ay pas en un lieu secret, mays je la porte au front. Nous recevons plusieurs Sacremens en diverses manieres, nous en prenons quelques uns en la bouche, comme vous sçaves, et quelques uns en tout le cors. Or, parce qu'on a la honte au front, Celuy qui a dit : De celuy qui a honte de moy devant les hommes, j'auray honte de luy devant mon Pere qui est es cieux, il a mis sur le lieu de la honte et [249] pudeur la mesme ignominie que les payens mesprisent. Vous oyes un homme, tançant quelqu'impudent, dire, il est effronté ; qu'est cela a dire ? Il n'a point de front, c'est a dire, il est eshonté. Or ça donq, que je n'aye pas le front nud, que la Croix de mon Seigneur le couvre. » Voyla a la verité une belle rayson produitte par les propres motz de saint Augustin. Le traitteur la reçoit, citant a ce propos un autre lieu du mesme Docteur.
II. Voicy la seconde rayson : « Les posteaux des maysons d'Israël estoyent ointz et enduitz de sang pour chasser le mal encontre ; les peuples Chrestiens sont signés du signe de la Passion du Sauveur pour un preservatif de salut. » Ce sont encor paroles de saint Augustin, par lesquelles il monstre que, comme les enfans d'Israël marquoyent du sang de l'aigneau Pascal les posteaux et sursueilz de leur domicile pour estre garantis de l'extermination, ainsy les Chrestiens sont signés au front, comme au sursueil de tout l'homme, du signe du sang et de la Passion de l'Aigneau qui leve les pechés du monde, pour estre en asseurance contre tous les ennemis de leur salut. Lactance dit le mesme en tres belle façon. Saint Ephrem le touche au livre De la vraye penitence, et saint Cyprien le dit tout expres en son Livre second a Quirinus. Le traitteur reconnoist ceste rayson comme partie de saint Augustin et de Lactance, et tout aussi tost y joint ceste censure : « Quoi que ce soit, ç'a esté une façon introduite par imitation et exemple Judaique, et non par commandement : or, jamais on ne se doit fonder sur le seul exemple des hommes, ains sur les reigles [250] generales tirees du commandement de Dieu. Les Israelites avoient commandement de Dieu de faire ce qu'ils ont fait sur leurs surseuils, mais les Chrestiens n'ont point esté commandez de se signer sur le front ; aussi en est procedé un erreur tres-pernicieux, né premierement de simplicité, accreu depuis par ignorance, et à present debattu par opiniastreté, d'attribuer au bois de la Croix ce qui est propre au seul Crucifié. » Voyla le dire du petit traitteur, sur lequel j'ay a redire plusieurs choses.
I. Que ce traitteur voulant censurer les Anciens de ce qu'ilz approuvent une ceremonie non escritte, il ne met en avant aucune authorité escritte pour prouver sa censure : n'ayant point de commandement escrit de faire le signe de la Croix, il ne le veut pas faire ; n'ayant aucune prohibition escritte de le faire, je ne cesseray aucunement de le faire.
II. Que c'est une expresse ignorance ou bestise de dire que jamais on ne se doit fonder sur l'exemple des hommes, ains sur les regles generales tirees du commandement de Dieu. Ou est-il commandé de prier le genouïl en terre ? Pour vray, Calvin ne l'a onques sceu trouver en autre lieu que la ou l'Apostre dit : Tout se face honnestement et par ordre. Mays, [251] je vous prie, voyes ceste consequence : tout se face honnestement et par ordre, donques il faut s'agenouiller en priant. Et quoy ? ne seroit-ce pas honnestement et par ordre d'estre assis, debout, ou du tout prosterné en terre ? Pourquoy n'est-ce pas honnestement fait de se signer au front ? Quel commandement avoyent Isaac et Jacob de benir leurs enfans ? saint Jean de porter des habitz si grossiers, habiter es desertz et non en la mayson de son pere, ne boire ni vin ni cervoise, ne manger que locustes et miel sauvage, et porter ceste ceinture de peau ? quant a sa ceinture il imitoit son Helie, mays sans commandement ; et cependant ce sont choses que les Evangelistes ont estimees remarquables, aussi les ont-ilz remarquees. Quand Helisee frappoit sur les eaux avec le manteau de son maistre, quel commandement en avoit-il ? n'estoit-ce pas pour imiter ce que son maistre avoit fait peu auparavant ? Lever et imposer les mains pour benir, comme nous avons ja remarqué cy dessus, ou fut-il commandé ? et neanmoins la prattique en est tesmoignee par toute l'Escriture.
III. Que c'est une fauseté de dire que les Chrestiens n'ont point esté commandés de se signer sur le front ; car, 1. puysque le signe de la Croix est une profession de foy et invocation du Crucifix, il est asses commandé de se signer au front par tout ou il est commandé de faire profession de foy et invoquer Jesus Christ. Ouy, dira le traitteur, mais on peut prier Dieu en autre sorte. Je le confesse, mais je dis qu'on peut aussi prier en celle ci, aussi bien que levant les mains et les yeux ; et puysque aux generaux commandemens de prier [252] Dieu, confesser la foy et faire profession de sa religion, le signe de la Croix n'est point forclos, pourquoy est-ce qu'on l'en forclorra ? Calvin, confessant qu'on ne sçauroit monstrer par aucun texte expres que jamais enfant fut baptisé par les Apostres, dit neanmoins tout hardiment que « toutefois ce n'est pas a dire qu'ilz ne les ayent baptisés, veu que jamais n'en sont exclus quand il est fait mention que quelque famille a esté baptisee. » On ne peut pas, diray-je a mesme, monstrer expressement que l'oraison qui se fait par le signe de la Croix soit expressement commandee, toutefois ce n'est pas a dire qu'elle ne le soit, veu que jamais elle n'est excluse quand il est commandé de prier. 2. Item, si la figure est commandee, la chose figuree est bien asses recommandee, puysque la figure n'a esté prattiquee que pour recommander la chose figuree et nous asseurer de l'evenement d'icelle. Or, s'il faut plus croire a saint Cyprien, saint Augustin, saint Ephrem et autres tres anciens Peres, qu'a ce petit traitteur, l'arrousement des posteaux et sursueilz a esté figure du signe que l'on fait sur le front des Chrestiens. Si donques la figure en fut commandee aux Juifz, les Chrestiens ont asses de fondement pour tenir la chose figuree pour toute commandee. La circoncision, figure du Baptesme, fut commandee pour les petitz enfans en l'ancienne Loy ; Calvin ne fait point de difficulté de fonder, sur ce commandement fait en la figure, une certaine preuve de l'article du baptesme des petitz enfans contre l'Anabaptiste : [253] pourquoy ne sera-il loysible a saint Augustin, et aux autres Peres, de tirer en consequence la marque du sang de l'aigneau imprimee sur l'entree des maisons, pour monstrer le devoir que nous avons de marquer nos frontz, comme le sursueil de ceste habitation terrestre, du signe de la sainte Passion ? Voyla bien asses de commandement. 3. Mais, parce qu'il n'est pas du tout expres en l'Escriture, les Apostres le laisserent expressement en l'autre partie de la doctrine Chrestienne et Evangelique, appellee Tradition : « Quelle que soit la conversation et action qui nous exerce, nous touchons nostre front du signe de la Croix. Que si tu demandes le commandement escrit de ces observations, tu n'en trouveras point ; on te met au devant la Tradition pour authrice, la coustume confirmatrice, et la foy observatrice. » Ce sont les paroles de l'ancien Tertullien ; et saint Basile disoit peu apres : « Nous avons quelques articles qui sont prechés en l'Eglise de la doctrine baillee en escrit, nous en recevons aussi quelques autres de la tradition des Apostres laissee en mistere, » c'est a dire en secret, « lesquelz tous deux ont pareille force pour la pieté, et personne n'y contredit pour peu qu'il sçache quelz sont les droitz ecclesiastiques. Car si nous taschons de rejetter les coustumes non escrittes comme n'estans guere importantes, [254] nous condamnerons aussi imprudemment les choses necessaires a salut qui sont en l'Evangile ; ains plustost nous ravallerons la predication mesme de la foy, a une parole nuë et vaine. De ce genre est (affin que je cotte de premier ce qui est le premier et tres vulgaire) que nous signons du signe de la Croix ceux qui ont mis leur esperance en Jesus Christ : qui l'a enseigné par escrit ? » Aves-vous ouÿ, petit traitteur, ce grand et ancien maistre, comme il tient l'observation de se signer au front pour toute commandee, quoy qu'elle ne soit expressement escritte ? Que luy sçauries-vous opposer, sinon qu'il est homme, a vostre accoustumee ? Et certes il est homme, mais tres chrestien et tres entendu en la loy Evangelique, regentant en l'Eglise au tems de sa plus grande pureté. C'estoit lhors, comme l'appelle saint Gregoire Nyssene, « une voix et trompette magnifique, et l'œil de l'univers ; » c'estoit un seul Evesque, mais accordant et de tres bonne intelligence, en la doctrine et discipline ecclesiastique, avec tous ses collegues.
IV. En fin je voudrais bien que le traitteur cottast le tems auquel est né l'erreur d'attribuer au bois ce qui est propre au Crucifié. S'il entend parler de l'honneur de la Croix, qu'il reprend en l'Eglise Catholique, il ne [255] sçauroit monstrer quand il est né, car il a tousjours esté ; et est inepte disant qu'il est né de simplicité, car saint Ambroise, saint Paulin, saint Augustin et mille autres telz Peres qui ont enseigné cest honneur, comme j'ay asses prouvé es deux premiers Livres, estoyent a la verité simples comme colombes, mais ilz estoyent aussi, a l'egal, prudens comme serpens ; si que leur sainte simplicité ne pouvoit enfanter aucun erreur. Voyla l'injure que ces novateurs font a l'ancienneté, bien mal adoucie de l'attribuer a simplicité ; car ceste simplicité errante et mere d'erreur s'appelle folie en ceux qui ont charge des peuples. Et ce pendant le traitteur calomnie, disant qu'on attribue au bois de la Croix ce qui est propre au Crucifié, car jamais nous n'y pensasmes ni ne le fismes, comme j'ay monstré cy devant. Au reste, c'est une playsante gradation que celle que fait cest homme, disant que l'erreur d'honnorer la Croix est « né de simplicité, accreu par ignorance et debattu maintenant par opiniastreté. » Car par la il attribue a nostre aage la science et connoissance avec opiniastreté, aux predecesseurs une simple ignorance, et aux plus anciens Chrestiens une simplicité ignorante, puysqu'autre simplicité ne peut causer l'erreur : la ou, au contraire, ces Anciens si clairvoyans seroyent bien plus inexcusables d'avoir donné commencement a l'erreur, s'il y en avoit, que nous qui en serions les sectateurs beaucoup moins entenduz et sçavans ; ce seroit nous qui errerions par simplicité et ignorance a la suite des Anciens. Mays, je m'amuse trop avec ce gros discoureur.
III. La troisiesme rayson, de se signer au front, est ainsy touchee par saint Hierosme : « Le prestre de l'ancienne Loy portoit une lame de tres fin or attachee a sa tiare, pendant sur le front, en laquelle estait gravé, Sanctum Domino : Saint au Seigneur ; [256] et devoit tousjours avoir cest escriteau sur le front affin que Dieu luy fust propice. Ce que jadis estoit monstré en la lame d'or, nous est monstré au signe de la Croix ; le sang de l'Evangile est plus pretieux que l'or de la Loy. » Pour monstrer donq que les Chrestiens, estans un royal sacerdoce, sont saintz au Seigneur par le sang du Sauveur, au lieu de la lame d'or ilz portent le signe de la Croix sur le front.
Voici encor d'autres raysons, marquees par l'ancien Origene et saint Chrysostome. IV. Le signe de la Croix est nostre estendart, il doit estre au lieu plus apparent de nostre ville. V. C'est nostre trophee, il le faut lever au plus haut de nostre temple, et comme sur une honnorable colomne. VI. C'est nostre couronne, il la faut sur nos testes. VII. C'est nostre escusson, il le faut sur nostre portail et au frontispice de nos maysons. VIII. C'est une marque honnorable, il la faut faire avec la main droitte comme plus noble, et la placer sur la plus illustre piece de nostre cors. Il y en a mille semblables chez les Anciens.
Dieu appella l'homme qui estoit vestu de lin, dit le prophete Ezechiel, et qui avoit l'escritoire de l'escriveur sur ses reins, et le Seigneur luy dit : Passe par le milieu de la cité au milieu de Hierusalem, et marque de Thau les frons des hommes qui gemissent et souspirent pour toutes les abominations qui se font au milieu d'icelle. Et tout incontinent apres il commande a six personnes qui portoyent les vases de la mort en leurs mains, de massacrer tout ce qui se trouveroit dans la cité. Mays, dit-il, sur quicomque vous verres Thau, ne le tues pas. Ce Thau, marque de sauvement, ne signifioit autre que la Croix ; or, il estoit imprimé sur le front, c'est pourquoy nous faisons la Croix au front. Belle preuve de l'honneur et vertu de la Croix, et [258] d'autant plus considerable que le traitteur tasche de l'obscurcir. Voyons donques par le menu ce qu'il en dit, et l'examinons.
I. Ayant recité le texte d'Ezechiel en ceste sorte, « Marque de la marque les fronts des hommes », il poursuit ainsy : « En ce sens et en pareils mots l'a traduit le translateur Grec, comme aussi sainct Hierosme remarque que les Septante interpretes et Aquila et Symmachus ont dit de mesme, assavoir, mets le signe ou la marque sur les fronts. Car aussi Thau en Hebrieu signifie une marque ou un signe, et est tiré du mot Thavah, c'est à dire, signifier ou designer. » Ce ne sont pas grand'nouvelles que cela ; mille des nostres l'ont des-ja remarqué, et entre autres Sixte Sienois . Mays quelle consequence en peut-on tirer contre nous ? Faisons que ceste traduction fust la meilleure, n'y aurons-nous pas tousjours cest advantage, que le signe de la Croix, estant le plus excellent des purs et simples signes, et le grand signe du Filz de l'homme, il peut et doit estre entendu, plus proprement [259] qu'autre quelconque, sous le nom et mot absolu de marque ou signe ? Car ainsy, quoy qu'il y peut avoir plusieurs signes du Filz de l'homme, quand toutefois il est parlé absolument du signe du Filz de l'homme, les Anciens l'ont entendu du signe de la Croix ; et saint Hierosme, en l'epistre a Fabiole, prenant le signe d'Ezechiel, non pour la lettre Thau simplement, mays pour signe et marque en general, ne laisse pas pourtant de l'appliquer a la Croix : « Alhors, » dit-il, « selon la parole d'Ezechiel, le signe estoit fiché sur le front des gemissans ; maintenant, portans la Croix nous disons, Seigneur, la lumiere de ta face est signee sur nous. » Ainsy, quand il est dit en l'Apocalipse : Ne nuises point a la terre, ni a la mer, ni aux arbres, jusques a ce que nous ayons marqué les serviteurs de nostre Dieu en leurs frons, la marque dont il est question n'est autre que la Croix, comme sont d'advis Œcumene, Rupert, Anselme et plusieurs autres devanciers, avec grande rayson ; car, quelle autre marque peut-on porter sur le front, plus honnorable devant Dieu le Pere, que celle de son Filz ? et a quelle sorte de marque peut-on mieux déterminer toutes ces saintes paroles, qu'a celle de laquelle nous sçavons tous les plus grans serviteurs de Dieu avoir esté marqués et en avoir fait tant d'estat ?
II. Apres que le traitteur a ainsy colloqué son opinion touchant la version de ce lieu, il poursuit ainsy : « Vrai est que Theodotion et l'interpretation Vulgaire ont retenu le mot de Thau, le prenant materiellement comme on parle aux escholes, sur quoi plusieurs ont [260] philosophé à leur plaisir : car, comme le mesme sainct Hierosme escrit, les uns ont dit que par la lettre Thau, qui est la derniere de l'alphabet Hebrieu, estoient signifiez ceux qui avoient une science parfaite ; les autres ont dit que par la mesme lettre estoit entendue la Loy, qui en Hebrieu est appelee Thorah, duquel mot la premiere lettre est Thau ; et finalement le mesme sainct Hierosme, laissant le charactere dont a usé le Prophete, a recherché le charactere des Samaritains, et dit que Thau, entre les Samaritains, a la ressemblance d'une croix, mais il ne peint point la figure de ce Thau des Samaritains ; et pourtant icelui, sentant que ce sien dire estoit recerché de trop loin, adjouste, incontinent apres, une autre exposition, c'est assavoir, que comme la lettre Thau est la derniere en l'alphabet, ainsi par icelle estoient representés les gens de bien estans de reste de la multitude des mal vivans. » Voyla la seconde desgainee du traitteur a ce propos, sur laquelle j'ay a dire plusieurs choses.
1. L'ancienne Vulgaire et generale edition merite bien ce credit, qu'on ne la laisse pas temerairement pour autre quelconque ; et partant, puysque elle retient le Thau pour la marque de laquelle devoyent estre marqués ces gemissans, nous ne le devons pas rejetter pour peu.
2. C'est tres mal parlé de dire que plusieurs ont philosophé sur cela « à leur plaisir », entendant des anciennes considerations faittes sur ceste Prophetie ; car ces anciens et graves espritz n'ont pas manié les Escritures a leur playsir, mais leur playsir par l'Escriture. [261]
3. Aussi, quoy que saint Hierosme produise plusieurs sens, si ne sont-ilz pas contraires, mais peuvent tous joindre ensemble sur celuy que saint Hierosme estime le plus sortable, et lequel est plus doux et naïf : car le comble de connoissance, signifié par la fin et comble des lettres, qui est Thau, gist a sçavoir et prattiquer la Loy, laquelle est encor signifiee par Thau, d'autant que le mot Thorah, qui signifie la Loy, se commence par Thau. Or la Loy ne s'observe que par le reste et petit nombre des bons, et ce en vertu de la Croix et mort du Sauveur, le signe de laquelle est sur leur front, exprimé par la lettre Thau hebraïque. C'est philosopher a l'honneur de Dieu, non pas a plaisir.
4. Mays, n'est-ce pas une trop grande ruse, de vouloir ? faire croire que saint Hierosme ne s'est voulu arrester sur la troisiesme interpretation comme la sentant recherchee trop au loin, et que partant il a apporté l'autre ? Certes, c'est une fauseté expresse ; car, 1. la derniere interpretation est plus forcee, la troisiesme plus coulante. Quelle convenance y a-il entre le reste des meschans, et la derniere lettre de l'alphabet ? mays elle est grande entre l'ancien Thau hebreu et la Croix, comme dit le mesme saint Hierosme. 2. Saint [262] Hierosme repete ailleurs la troisiesme interpretation, qui monstre asses qu'il la tient pour loyale ; j'ay cité le lieu ci dessus . 3. Il proteste ouvertement que c'est son opinion, car, apres avoir allegué les deux premieres, il produit la troisiesme ainsy : « Mais affin que nous venions a nos affaires, par les anciennes lettres des Hebreux, desquelles jusques a ce jourd'huy les Samaritains se servent, la derniere lettre Thau a la ressemblance de la Croix, laquelle est peinte au front des Chrestiens et signee par la frequente inscription faite avec la main. »
5. Et par ceci l'on void combien le traitteur a ou d'ignorance ou de malice, quand il dit que saint Hierosme a laissé le caractere dont a usé le Prophete, pour rechercher le caractere des Samaritains. Y a-il si pauvre homme qui ne sçache qu'Ezechiel a vescu avant Esdras ? puisque celuy-la mourut en la captivité, et celuy-ci apres icelle et la restauration du Temple. Qui ne sçait qu'Esdras a esté le dernier en la continuelle succession des Prophetes ? Or, ce fut Esdras qui changea les anciennes lettres des Hebreux en celles que nous avons maintenant, mais les Samaritains les retindrent. (Voyes ce qu'en dit saint Hierosme in Prologo galeato.) Ezechiel donques, qui escrivit avant la mutation, [263] se servit de l'ancienne forme des lettres hebraïques, selon lesquelles le Thau estoit semblable a la Croix. Tant s'en faut donques que saint Hierosme ait laissé le caractere dont usa le Prophete, qu'au contraire il l'est allé rechercher dans l'antiquité des lettres hebraïques, qui estoit demeuree parmi les Samaritains. Ni saint Hierosme ne recherche pas le caractere des Samaritains, comme dit le traitteur, mais plustost celuy des Hebreux anciens, « duquel, » dit-il, « jusques a ce jourd'huy les Samaritains se servent », sçachant que c'estoit de cest ancien caractere duquel Ezechiel avoit indubitablement usé, puysque le changement n'estoit encor pas fait quand il fit et prononça sa Prophetie.
III. Le traitteur reproche de rechef a nostre rayson tiree de la Prophetie d'Ezechiel, la disproportion qu'il dit estre entre la Croix et l'ancien Thau des Hebreux. « Mais soit, » dit-il, « que la lettre Thau ait esté peinte en charactere Hebrieu, ou en charactere Samaritain par une seule figure, il est aisé à voir qu'il y a peu de similitude à une croix entiere : [264] car le charactere Hebrieu est fait ainsi, ﬨ, et le charactere Samaritain ainsi, T, qui n'est pas la vraye figure d'une croix, car il y defaut la partie du dessus, où estoit fiché l'escriteau ou titre de la croix, comme l'a bien remarqué Lypsius, au chap. 10. de son 1. livre de la Croix. » Ne voicy pas de grandes finesses ?
1. Il y a peu de similitude, dit-il, du Thau, T, a une croix entiere, †. Mais quelle plus grande similitude y peut-il avoir, sinon que le Thau fust une croix ? Certes, nous ne disons pas que le Thau soit une croix, ains qu'il la ressemble ; or, similia non sunt eadem. Ce n'est pas une croix, mais il ne s'en faut gueres. Et pleust a Dieu que ces reformeurs eussent imité ce rare et grand esprit, Juste Lipsius ; ilz ne seroyent plus ennemis de la Croix. [265]
2. Il a tort aussi d'alleguer que le caractere Hebreu est fait ainsy, ח, car c'est le caractere tel qu'on le fait aujourd'huy, duquel nous ne parlons pas, ains de celuy qui estoit au tems d'Ezechiel, lequel, comme dit saint Hierosme, ressembloit a la Croix.
3. Et quant au caractere Samaritain, je ne sçai s'il estoit du tout tel au tems de saint Hierosme qu'il est aujourd'huy. Cela crois-je bien, que s'il eust eu plus de forme de croix qu'il n'a, les Juifz et Rabbins l'eussent changé en haine de la Croix, laquelle ilz detestent tant qu'ilz ne la veulent pas mesme nommer, comme a remarqué le docte Genebrard, et je l'ay dit ailleurs .
IV. Le traitteur oppose encores « que si la diction Thau a esté descrite avec ses consonantes et une voyelle, comme aujourd'hui elle se lit au texte Hebrieu, en ceste maniere, וח , il y a encores moins d'apparence. »
La ou je dis que [comme] Thau veut dire un signe et une lettre particuliere, ressemblante a la Croix, si la Prophetie s'entend d'un signe absolument, il faudra tousjours le rapporter a iceluy de la Croix, a cause de l'excellence d'iceluy, comme j'ay dit ci devant ; et de plus, ce signe estant exprimé par un mot qui a en teste et en sa premiere lettre la figure de la Croix, et non seulement [266] cela, mais signifie encor un certain seul caractere qui a semblance de croix, nous sommes tousjours plus contrains, par la consideration de tant de circonstances, a prendre ce signe de la Prophetie pour celuy de la Croix. Mais si la parole Thau ne signifie pas seulement une borne et signe, ains encor une croix, comme l'asseure Genebrard, homme extremement ou incroyablement versé en la langue hebraïque, quelle plus grande lumiere voudroit-on en confirmation de nostre dire ?
V. « Mais, » ce dit le traitteur, « apres les mots il faut venir au sens.
Premierement il appert par ce qui est recité au huictieme et neufvieme chapitres d'Ezechiel, que tout ce qui est là dit, a esté representé en vision mentale, tellement que la chose n'a esté reellement faite. » Ici je consens volontiers, et dis que ceste vision, estant spirituelle, elle a d'autant plus de rapport a l'esprit [267] de l'Evangile que non pas au cors de la Loy ancienne, en sorte que la chose n'ayant point esté reellement faitte sur la vielle et materielle Hierusalem, elle a deu estre reellement verifiee en la Hierusalem nouvelle et Chrestienne.
« En second lieu, c'est chose claire, » dit le traitteur, « que ceste Prophetie estoit proprement et particulierement dressee contre la ville de Jerusalem, et l'execution d'icelle s'est veuë alors que les Babyloniens ont prins et rasé la ville de Jerusalem et emmené quelques restes du peuple en captivité. C'est donc hors de raison que ce qui a esté dit pour un certain temps et lieu, et pour certaines personnes, soit destourné et assigné ailleurs que n'a jamais esté l'intention de l'Esprit de Dieu qui a parlé par la bouche d'Ezechiel. » Ici j'aurois bien a dire, mais il suffit a mon dessein :
1. Que ores que ces paroles d'Ezechiel soyent dressees immediatement contre Hierusalem, c'est neanmoins une ignorante consequence de conclure qu'elles ne doivent estre appliquees a la Hierusalem spirituelle. Combien y a-il de propheties qui visent a la verité de l'Evangile, qui neanmoins quant a leur premier sens ne touchoyent qu'a ce qui se faisoit en l'ombre et figure de la Loy vielle ? Voyla le Psalme LXXI, Deus judicium tuum regi da ; il vise du tout a nostre Sauveur et a sa royauté, quoy [268] que immediatement il fut dressé pour Salomon, lequel y sert d'ombre et figure a representer Jesus Christ, Prince de la paix eternelle. Item, ce qui est dit es Livres des Rois, Je luy seray Pere et il me sera filz, ne s'entend-il pas tout droit, et en son premier sens, du roy Salomon, filz de Bersabee ? neanmoins cela se rapporte et revient au Sauveur du monde, sinon que, pour retenir vos inepties en crédit, vous rejetties encor l'Epistre aux Hebreux, car ce texte y est appliqué formellement a Jesus Christ. Et ceste parole, Vous ne briseres pas un os d'iceluy, est entendue de Jesus Christ par saint Jean, et neanmoins elle fut ditte immediatement de l'aigneau Pascal. Qu'Ezechiel donques dresse sa Prophetie contre Hierusalem, si ne laissera-elle pas de devoir estre entendue pour le mistere de l'Eglise Evangelique. 2. Mays, quand ce n'eust esté que pour la reverence des Anciens qui ont rapporté le Thau d'Ezechiel a la Croix, le traitteur devoit plustost passer les annees a en rechercher les raysons, que de dire ainsy insolemment que c'estoit chose hors de rayson, que ce texte estoit destourné, et que ce n'avoit jamais esté l'intention du Saint Esprit qu'il fust ainsy entendu. Pour ne voir la raison qui a esmeu nos Peres a dire [269] quelque chose, on ne doit pour cela les juger des-raisonnables ; il seroit mieux de dire comme cest autre : ce que j'en entens est beau, et aussi, crois-je, ce que je n'entens pas. Or combien de Peres, lesquelz ont rapporté ce Thau d'Ezechiel a la Croix : Origene : « Le massacre ayant commencé en la personne des Saintz, ceux-la seulement furent sauvés que la lettre Thau, c'est a dire l'image de la Croix, avoit marqués. » Tertullien : « La lettre grecque Thau, et la nostre T, est la ressemblance de la Croix, laquelle il presageoit » (il parle d'Ezechiel) « devoir estre en nos frons vers la vraye et catholique Hierusalem. » Saint Cyprien : « Qu'en ce signe de la Croix soit le salut a tous ceux qui en sont marqués au front, Dieu le dit par Ezechiel : Passe par le milieu de Hierusalem, et tu marqueras le signe sur ceux qui gemissent ; » (et notabis signum, dit-il). Saint Chrysostome : « Au nombre de 300, le mistere de la Croix est demonstré ; la lettre T est la marque de trois cens, dont il est dit en Ezechiel : et tu escriras au front des gemissans Thau, et quicomque l'aura escrit sur luy ne sera point tué ; car quicomque a l'estendart de la Croix en son front, celuy-la ne peut estre blessé par le diable. » Saint Hierosme y est tout expres, des-ja cité ci dessus. Saint Augustin, es Questions sur les Juges, traittant du nombre de trois cens, rapporte aussi la lettre T au mistere de la Croix. Je pourrois en alleguer plusieurs autres, mais voyla [270] presque la fleur des Anciens, mesmement Origene, saint Chrysostome et saint Hierosme pour les langues et proprietés des motz de l'Escriture : comme est-ce donques que le traitteur a osé si mal traitter nostre rayson tiree d'Ezechiel, laquelle a esté si bien traittee par ces doctes et anciens maistres ?
VI. Passons au reste du dire du traitteur sur ce point : « Il ne se trouvera jamais, » dit-il, « que les « Juifs ayent esté marquez au front de quelque marque que ce soit, et moins encor de la croix, qui estoit une chose odieuse et ignominieuse adonc parmi toutes les nations. » Ici je vous arreste, o traitteur, et vous somme de me dire si les termes d'Ezechiel ne portent pas que les gemissans seroyent marqués au front ? vous ne le sçauries nier : ou donques ilz furent marqués, et lhors vous parles mal disant qu'ilz ne furent onques marqués, ou ilz ne furent point marqués, et lhors je vous demande quand c'est que la Prophetie fut verifiee ainsy exactement comme ses termes portent ? Ce n'a pas esté en la Hierusalem temporelle, ce sera donq en la Hierusalem spirituelle, qui est l'Eglise. Pour vray, ces anciennes visions, figures et propheties ne sont jamais si parfaittement executees sur leur premier sujet auquel elles sont immediatement dressees, comme sur le sujet dernier et final auquel elles sont rapportees selon l'intelligence misterieuse, comme deduit excellemment [271] saint Augustin au lieu que j'ay n'agueres cité. Ainsy le Psalme LXXI, le dire du Livre des Rois et de l'Exode que j'ay allegué, est bien plus entierement observé en Jesus Christ qui en estoit le dernier sujet, qu'en Salomon ou en l'aigneau Pascal qui estoit le premier. Aussi quand les Apostres appliquent les propheties et figures a nostre Sauveur ou a l'Eglise, ilz usent ordinairement de ces termes : Affin que ce qui est escrit fust accompli. Puys donq que les Juifz ne furent point marqués de Thau, comme veut le traitteur, je conclus que pour bien verifier ceste vision, il faut que les Chrestiens, Israëlites spirituelz, en soyent marqués, c'est a dire, de la Croix, signifiee par le Thau.
VII. Neanmoins, le traitteur poursuit ainsy : « Or donc, le vrai sens du passage d'Ezechiel est, que Dieu declare que lors que ce grand jugement seroit exercé sur la ville de Jerusalem, ceux seulement en seroient exemptez qui seroient marquez par l'Esprit de Dieu ; et ceste façon de dire est prinse de ce qui se lit au chap. XI. d'Exode, où... il est commandé aux Israelites de mettre du sang de l'Agneau sur le surseuil de leurs habitations, afin que l'Ange voye la marque de ce sang et passe outre sans offenser les Israelites. Ainsi au 7. de l'Apocalypse est fait mention de ceux qui sont marquez, qui sont ceux qui sont appelez ailleurs esleus de Dieu, ou ceux que le Seigneur advouë pour siens pource qu'il les a comme cachettés de son seel, et, comme l'Escriture parle, a escrit leurs noms au livre de vie. Car, comme dit sainct [272] Paul, 2. Corinth., I. c'est lui qui nous a oincts et marquez, et qui nous a donné le gage de son Esprit en nos cœurs. » Voyla le dire du traitteur, sur lequel je remarque :
1. Que si ceste façon de dire du Prophete est prinse de la marque du sang de l'aigneau faitte sur les posteaux des Israëlites, elle se doit donq rapporter a une marque reelle et exterieure, car les sursueilz et posteaux furent reellement marqués et signés.
2. Que la marque des posteaux ayant esté figure et presage du signe de la Croix, comme j'ay monstré ci devant, le signe d'Ezechiel estant puisé de la, il doit aussi estre ramené et accompli au signe de la Croix.
3. Que les marqués de l'Apocalipse nous asseurent de plus fort, car ce sont ceux qui, pour protestation de leur foi et invocation du Sauveur, auront esté signés du signe de la Croix, comme ont dit les anciens interpretes ; autres ne sont esleuz que ceux qui auront confessé de bouche, de cœur, par signes et par œuvres, autant qu'ilz pourront, avec l'Apostre, qu'ilz n'ont autre gloire qu'en la Croix de Jesus Christ. Pour vray, le suc de nostre bon heur est d'estre ointz et marqués [273] au cœur par nostre Maistre, mais le signe exterieur est encor requis, puysqu'on ne le peut mespriser sans rejetter l'interieur ; et est rayson, puysque nos deux pieces sont a Jesus Christ, l'interieure et l'exterieure, qu'elles portent aussi toutes deux sa marque et son inscription. [274]
Apres que le traitteur a tasché d'establir sa marque invisible d'Ezechiel par les marques des esleuz dont il est parlé en l'Apocalipse, il allegue en fin pour son intention la marque de la beste. Voyci ses motz : « En sens contraire est-il dit au XVI. de l'Apocalypse, que l'Ange verse sa phiole pour navrer de playe mauvaise ceux qui ont la marque de la beste, c'est à dire les serviteurs de l'Antechrist. » Mais certes, tout ceci fortifie encor davantage l'intelligence des Anciens touchant le dire d'Ezechiel ; et voyci la dixiesme rayson pour laquelle les Chrestiens reçoivent et font volontiers le signe de la Croix au front. L'Antechrist, cest homme de peché, ceste beste farouche, voulant renverser piece a piece la discipline et Religion Chrestienne par l'opposition d'observations contraires a celles des fidelles, entre [275] autres il fera signer ses serviteurs d'un signe, et fera imprimer un caractere en eux : l'Apocalipse le dit ainsy ; mays a sçavoir mon, si ce signe sera visible ou perceptible. Les novateurs dient que non, et qu'estre signé de la marque de la beste n'est autre sinon estre serviteur de l'Antechrist, recevant et approuvant ses abominations. Ilz le dient et ne l'approuvent point. Or je dis, au contraire, que ceste marque sera apparente et visible ; mais voici mes raysons, a mon advis, inevitables.
1. Les motz de l'Apocalipse signifient proprement une marque reelle et exterieure, et n'y a point d'inconvenient a les entendre comme cela : pourquoy leur baillerois-je un sens estranger, puysque leur naturel est sortable ? 2. L'Antechrist sera extremement superbe, a quoy se rapporte tres bien qu'il face porter une marque aux siens, comme les grans baillent leurs livrees a leurs gens. 3. Le diable, qui n'est qu'un esprit, ne se contente pas de recevoir l'hommage des sorciers, mais leur imprime une marque corporelle, comme font foi mille informations et procedures faites contre eux : qui doute donques [276] que cest homme de peché, si exact disciple du diable, n'en face de mesme, et qu'il ne veuille avoir, comme anciennement plusieurs faisoyent, des serviteurs marqués et stigmatiqués ? 4. Saint Hippolite cest ancien martyr, Primasius, Bede, Rupert ont ainsy entendu ; voyci les paroles du premier, parlant de l'Antechrist : « Tout incontinent, chacun estant pressé de famine viendra a luy et l'adorera, et a ceux-la il donnera le caractere en la main droitte et au front, affin qu'aucun ne peigne de sa main la pretieuse Croix en son front » ; et peu apres : « Ainsy ce seducteur leur baillera quelque peu de vivres, et ce pour son seau et cachet infame » ; item : « Et il marquera ceux qui luy obeiront, de son seau ». Qui ne voit ici separee l'obeissance d'avec la marque ? et qui ne suivra plustost ces Anciens non passionnés, que ces novateurs tout transportés du desir d'establir leurs fantasies par quelque pretexte des Escritures ? 5. Mais voici une rayson peremptoire : saint Jean, parlant de l'Antechrist, dit expressement au chapitre treiziesme de l'Apocalipse , qu'il faisoit que tous, petitz et grans, riches et pauvres, francz et serfz, prenoyent une marque en leur main dextre, ou en leur front, et qu'aucun ne peust acheter ou vendre s'il n'avoit la marque ou le nom de la beste, ou le nombre de son nom. Ceste alternative, ou en leur main, ou en leur front, ne monstre-elle [277] pas que sera une marque perceptible, et autre que d'estre affectionné a l'Antechrist ? Et comme pourroit-elle, autrement, mettre difference entre ceux qui avoyent pouvoir de traffiquer, et ceux qui ne l'avoyent pas, si elle n'estoit visible ? comme sçauroit-on ceux qui auroyent le nombre, ou le nom, ou la marque, si elle estoit au cœur ? Or, ce qui est dit au chapitre seiziesme de l'Apocalipse, se rapporte a ce qui avoit esté dit au chapitre treiziesme ; si donq en l'un des lieux la marque de l'Antechrist est descritte visible, elle sera aussi visible et exterieure en l'autre, la chose est toute claire : c'est donq mal entendu de dire que ceste marque de l'Antechrist n'est point reelle ni perceptible. Que si l'Antechrist, comme singe, voulant faire et contrefaire le Christ, marquera ses gens au front, et par la les obligera a ne se point signer de la Croix, comme dit Hippolite, combien affectionnement devons-nous retenir l'usage de ce saint signe, pour protester que nous sommes Chrestiens et jamais n'obeirons a l'Antechrist ? Les ministres avoyent enseigné leurs huguenotz que les couronnes des ecclesiastiques estoyent les marques de la beste, mais voyans qu'ilz ne pouvoyent porter une plus expresse marque de beste que de dire cela, puysque [278] d'un costé, la plus grande partie des papaux (qu'ilz appellent) ne la portent pas, et saint Jean tesmoigne que tous les sectateurs de la beste porteront sa marque, et d'autre costé, que ceux qui ne portent pas la couronne clericale ne laissent pas de trafiquer, et qu'au contraire le traffic est prohibé a ceux qui la portent, cela les a fait jetter a ceste interpretation, que la marque de la beste devoit estre invisible : c'est tousjours marque de beste, ou d'opiniastreté bestiale, comme je viens de monstrer.
Voyla dix raysons de faire et recevoir la Croix au front, tant au Baptesme et Confirmation qu'es autres occasions, a la suite de toute l'ancienne Eglise : dont saint Ambroise fait dire a la bienheuree sainte Agnes, que Nostre Seigneur l'avoit marquee en la face a fin qu'elle ne receust autre amoureux que luy ; et saint Augustin, sur saint Jean : « Jesus Christ n'a pas voulu qu'une estoille fust son signe au front des fideles, mais sa Croix : par ou il fut humilié il est par la glorifié ; » et Victor d'Utique descrivant le supplice fait a Armagaste, il dit que le tourment luy avoit tellement estiré le front, que la peau ne ressembloit qu'aux toiles d'araignes, tant elle estoit mince et estendue : « Le front, » dit-il, « sur lequel Jesus Christ avoit planté [279] l'estendart de sa Croix. » Coustume, laquelle, comme elle est du tout mesprisee par les huguenotz, aussi estoit-elle superstitieusement observee par les Isins, heretiques Indois, qui non contens de faire simplement le signe de la Croix au baptesme de leurs enfans, le leur impriment sur le front avec un fer chaud. Les folz vont tousjours par les extremités. [280]
Si la sainteté et suffisance des anciens Peres a quelque credit chez nous, voicy asses de tesmoins pour nous faire reconnoistre la vertu de la Croix. 1. Saint Martial, disciple de Nostre Seigneur : « Ayes tous-jours en esprit, en bouche et en signe, la Croix du Seigneur auquel vous aves creu, vray Dieu et Filz de Dieu ; car la Croix du Seigneur est vostre armeure invincible contre Satan, heaume defendant la teste, cuirasse conservant la poitrine, bouclier rabattant les traitz du malin, espee qui ne permet que l'iniquité et embusches diaboliques de la meschante puissance s'approchent d'elle ; par ce seul signe la victoire celeste nous a esté donnee, et par la Croix le Baptesme a esté sanctifié. » 2. Saint Ignace, disciple de saint Jean : « Le prince de ce monde se resjouit quand quelqu'un renie la Croix, car il a bien reconneu que la confession de la Croix estoit sa mort, d'autant que cestui ci est un trophee contre sa vertu, lequel voyant il s'effraye, et l'oyant [281] il craint. » 3. Origene : « Resjouissons-nous, mes Freres tres aymés, et levons les mains saintes au ciel, en forme de croix ; quand les demons nous verront armés en ceste sorte, ilz seront opprimés. » 4. Saint Athanase : « Tout art magique est repoussé par le signe de la Croix, tout enchantement est levé. » Et bien tost apres : « Vienne qui cherche l'experience de ces choses, a sçavoir, de la pompe des demons, de la tromperie des devinemens et merveilles de la magie, qu'il use du signe de la Croix (qu'ilz pensent estre ridicule) nommant seulement Jesus Christ : il verra par iceluy chasser les diables, les devins se taire, et toute magie et enchantement se destruire. » 5. Lactance : « Comme iceluy, » (Jesus Christ) « vivant entre les hommes, chassoit tous les diables par sa parole, ainsy maintenant ses sectateurs chassent ces mesmes espritz infectz, et par le nom de leur Maistre et par le signe de la Passion. Dequoy la preuve n'est pas malaysee, car quand ilz sacrifient a leurs dieux, si quelqu'un y assiste ayant le front signé, ilz ne font aucunement leurs sacrifices. » 6. Saint Anthoine bravoit ainsy les diables : « Si vous aves quelque vigueur, si le Seigneur vous a baillé quelque pouvoir sur moy, venes, me voicy, devores celuy qui vous est accordé ; que si vous ne pouves, pourquoy le tasches-vous en vain ? car le signe de la Croix et la foy au Seigneur nous est un mur inexpugnable. » Ainsy disoit-il a ses disciples : « Les diables viennent la nuit feignans estre anges de Dieu ; les voyans, armes-vous et vos maysons du signe de la Croix, et aussi tost ilz seront reduitz a neant, car ilz craignent ce trophee, auquel le Sauveur, despouillant les puissances de l'air, il les mit en risee. » 7. Saint Chrysostome : « Il a appellé prix la Croix ; laquelle il ne faut pas simplement [282] former du doigt au cors, mais, a la verité, premierement en l'ame ; car, si en ceste façon tu l'imprimes en ta face, pas un des diables n'osera t'attaquer, voyant la lance par laquelle il a receu le coup mortel. » 8. Saint Ephrem : « Orne et environne tous tes membres de ce signe salutaire, et les malheurs ne t'approcheront point ; car a la veuë de ce signe les puissances adversaires espouvantees et tremblantes s'enfuient. » 9. Saint Cyrille Hierosolimitain : « C'est le signe des fidelles et la terreur des demons, car il a triomphé » (il parle de Nostre Seigneur) « d'iceux en ce signe ; monstre-le hardiment, car voyans la Croix ilz se resouviennent du Crucifix, ilz craignent Celuy qui a froissé le chef du dragon. » 10. Saint Augustin : « Si par fois l'ennemy veut dresser des embusches, que le racheté sçache qu'avec le mot du Symbole et l'estendart de la Croix il luy faut aller au devant. » Voyla un accord remarquable des voix de ces irreprochables Senateurs de l'Eglise. [283]
Voicy maintenant des experiences asseurees de leur dire. « Saint Hilarion ouyoit un soir le brayement des petitz enfans, le beellement des brebis, le buglement des bœufz, avec des bruitz esmerveillables de voix diverses ; lhors il entendit que c'estoyent illusions diaboliques, parquoy il s'agenouilla et se signa au front de la Croix de Jesus Christ, de sorte qu'estant armé d'un tel heaume de la foy, gisant malade, il combattoit plus vaillamment... mais tout incontinent qu'il eut invoqué Jesus Christ, toute ceste apparence fut, devant ses yeux, engloutie en une soudaine ouverture de terre. » La Croix le fortifie, et faire la Croix s'appelle « invoquer Jesus Christ », ce qui est remarquable.
Lactance raconte que quelques Chrestiens, assistans a leurs maistres qui sacrifioyent aux idoles, faisans le signe de la Croix chasserent leurs dieux, si qu'ilz ne peurent figurer leurs devinations dans les entrailles de leurs victimes ; ce qu'entendans les devins, ilz irritoyent ces seigneurs, a la sollicitation des demons, contre la Religion Chrestienne, et les induisoyent a faire mille outrages aux eglises : dont Lactance ayant conclud contre le paganisme pour la Religion Chrestienne, il dit en ceste sorte : « Mais les payens disent que ces dieux ne fuyent pas devant la Croix par crainte, mais par haine. Ouy, comme si quelqu'un pouvoit haïr sinon celuy qui nuit ou peut nuire ; ains [284] il estoit seant a la majesté de ces dieux de punir et tourmenter ceux qu'ilz haïssoyent, plustost que de fuir ; mays d'autant qu'ilz ne peuvent s'approcher de ceux esquelz ilz voyent la marque celeste, ni nuire a ceux que l'Estendart immortel contregarde comme un rempart inexpugnable, ilz les faschent et affligent par les hommes, et les persecutent par les mains d'autruy ; ce qu'a la verité, s'ilz confessent, nous avons gain de cause. » C'est certes tres bien dit a ce grand personnage.
Julien l'Apostat, desirant sçavoir quel seroit le succes du dessein qu'il avoit de se rendre maistre absolu de l'Empire, ayant rencontré certain sorcier et devin entra avec luy en une profonde grotte ; et en la descente ouyt des bruitz horribles, sentit des grandes puanteurs et vit des fantosmes enflammés, « dont tout effrayé il recourt a la Croix et viel remede, et se signe d'icelle, prenant pour son protecteur Celuy duquel il estoit persecuteur. » Chose admirable : « ce signe eut vertu, les diables sont surmontés et les frayeurs cessent. Qu'advint-il de plus ? Le mal reprend haleyne ; il poursuit outre, il est animé a son entreprise, et les frayeurs le pressent de plus fort, il recourt l'autre fois au signe de la Croix et les diables sont domptés. Julien, apprentif en ce mestier, demeure tout esbahi » de voir les diables vaincus par la Croix ; le maistre sorcier le tance, et, contournant le fait a son advantage, luy dit : Ne penses pas, je vous prie, qu'ilz ayent eu peur ; « ilz ont prins en abomination ce signe, non pas qu'ilz en ayent esté espouvantés. Le pire l'emporte, il dit ceci et le persuada : Abominationi illis fuimus, non timori. Vincit quod pejus est, hæc dixit simul et persuasit. » [285] Ce sont paroles de saint Gregoire Nazianzene, qui recite l'histoire, avec Theodoret et l'Histoire tripartite.
Saint Gregoire le Grand raconte qu'un Juif, se trouvant une nuit en un temple d'Apollo ou plusieurs diables estoyent assemblés comme tenans conseil, s'estant signé de la Croix, il ne peut onques estre offensé par iceux ; d'autant, disoyent-ilz, que « c'est un vaisseau vuide, mays il est marqué. » C'est asses pour mon entreprise ; mays, oyons ce que le traitteur dira a ceci, car il parlera a quel pris que ce soit.
I. Il respond donq a ce dernier exemple que, « qui voudroit en un mot se desvelopper de ce passage, diroit que tels Dialogues sont remplis de recits frivoles. » De fol juge briefve sentence. Saint Gregoire le Grand, ancien et venerable Pere, fait ce recit ; le traitteur, qui au plus ne peut estre que quelque vain ministre, l'accuse de niaiserie et mensonge : a qui croirons-nous ? Grand cas si tout ce qui ne revient pas au goust de ces novateurs doit estre tenu pour fable. Mays que peut-il [286] cotter d'absurde en ce recit pour le rejetter, partant de si bon lieu comme est le tesmoignage de saint Gregoire ? Sera-ce que les diables tiennent des assemblees et conseilz ? mays l'Escriture y est expresse, et saint Jean Cassian raconte un pareil exemple. Sera-ce que le signe de la Croix empesche les effortz du diable ? mays tous les anciens et plus purs Chrestiens l'ont creu et enseigné, et mille experiences en ont fait foy. Qui a donques peu inciter ce traitteur a faire ce jugement contre saint Gregoire, sinon la rage dont il est animé pour soustenir ses opinions ?
II. Mais ayant ainsy respondu a saint Gregoire en particulier, il baille des generales responses pour rabattre la pointe de tous ces miracles allegués, et de plusieurs autres, 1. « Dieu a permis souvent que des choses se fissent, lesquelles il n'approuvoit pas, comme infinis effects advenus jadis autour des oracles anciens le tesmoignent ; et quand cela advient, dit Moyse au 13. du Deuteronome, parlant des prodigieux effects des faux-prophetes, Dieu veut esprouver si on le craint et si on l'aime tout seul. Car il ne suffit pas de dire que quelque chose soit advenue, mais il faut sçavoir si Dieu en est l'autheur, si c'est chose qui tende au salut des hommes et à la gloire de Dieu... 2. Il s'est peu faire que pour engraver au cœur des hommes une plus profonde pensee de la mort et passion de Nostre Seigneur Jesus Christ, sur les commencemens de la predication Evangelique Dieu quelquesfois a voulu qu'il se soit fait des choses extraordinaires ; et pourtant, si alors il a pleu à Dieu monstrer quelques fois sa debonnaireté aux siens, il le faut recognoistre pour le remercier de son support. Mais s'il a voulu que ceux qui estoient ja peu voyans vissent encores moins, ou que mesmes ils devinssent [287] aveugles, recognoissons ses jugemens et retenons pure sa verité. » 3. Que si ces effectz sont faitz « par la force de Jesus Christ, ç'a esté moyennant l'invocation du Nom d'icelui et non par un signe ; que si ç'a esté par mauvais moyen, un charme aura esté chassé par un contre-charme... Dieu donnant efficace d'erreur à Satan pour decevoir les hommes ; lequel Satan, se voyant deschassé de son fort par Jesus Christ, a basti un autre fort contre le mesme Jesus Christ, en employant à tel effect la simplicité des Chrestiens... et en fuyant devant la Croix il a fait comme ceux qui reculent pour plus avancer. » 4. Et parlant de l'exemple de Julien l'Apostat, il dit que l'exemple d'un tel miserable ne doit estre allegué pour establir une doctrine en l'Eglise, cartel exemple n'est pas louable... tellement qu'on peut bien faire ceste conclusion : puis que Julian l'Apostat et semblables ont fait ce signe et en ont esté, comme on dit, secourus, il est apparent que cela ne procede de Dieu, ains qu'il est venu de Satan qui l'a de plus en plus voulu troubler et enlacer, par le juste jugement de Dieu. Car ce cas advenu extraordinairement a servi pour tant plus confondre cest abominable, tant en sa conscience que devant tous hommes et devant Dieu. » Voyla en somme les responses du traitteur.
Or je leur oppose : 1. leur contrarieté, incertitude et doute ; il ne sçait a qui bailler l'honneur de ces evenemens : « Si c'est par la force de Jesus Christ... si c'est [288] par mauvais moyens... Il s'est peu faire que pour engraver une plus profonde pensee de la mort et passion de Jesus Christ... Que si ç'a esté Dieu donnant efficace d'erreur à Satan pour decevoir les hommes... » Quelz embarrassemens : monstre-il pas, avec ces irresolutions, qu'il est bien empesché, et qu'il va sondant le guay pour essayer s'il pourra trouver quelque response ? 2. Je leur oppose toute l'ancienneté, laquelle, avec un consentement nompareil, enseigne que ces merveilles advenues sont de la main de Dieu. Si, ces grans Peres que nous avons cités, et en si grand nombre, nous inviteroyent-ilz bien a faire le signe de la Croix s'ilz doutoyent que le diable n'en fust l'autheur ? Et qui doutera que Jesus Christ en soit l'autheur, s'il considere, comme Lactance deduit, combien cela tend a l'honneur de Dieu, que le simple signe de sa Passion chasse ses ennemis ? 3. J'oppose, que ces responses ressentent puamment l'heretique et desesperé ; ç'a esté le train ordinaire aux anciens rebelles d'attribuer les miracles aux charmes et a l'operation des diables : tesmoins les Scribes et Pharisiens qui attribuoyent les œuvres de [289] Jesus Christ a Beelzebub, les Vigilantiens, au rapport de saint Hierosme, et les Ariens selon saint Ambroise. Le mot de Tertullien est memorable ; persuadant a sa femme de ne se remarier point a un infidelle : « Te cacheras-tu, » dit-il, « lhors que tu signes ton lit et ton cors ? ne semblera-il pas que tu faces une action magique ? » Voyes-vous comme Tertullien attribue aux payens le dire des huguenotz, a sçavoir, que le signe de la Croix sert a la magie ? 4. J'oppose, que la consequence de telz effectz a tousjours esté a la gloire de Dieu, et tendoit au salut des hommes ; tous les Peres l'ont ainsy remarqué. N'est-ce pas la gloire de Dieu et le bien des hommes que le diable soit dompté et rejetté ? Certes, entre les grans effectz de la crucifixion du Filz de Dieu, il y conte luy-mesme celuy ci : Maintenant le prince de ce monde sera mis dehors ; et c'est cela qui fait que le diable fuit devant la Croix comme devant la vive representation de ceste crucifixion. 5. J'oppose que, puysqu'il s'est peu faire que les merveilles faittes a la Croix ayent esté faittes par la force de Dieu, pour engraver la pensee de la mort et passion de nostre Sauveur au cœur des hommes, comme le traitteur confesse, il a eu tort et s'est monstré trop passionné d'aller rechercher une autre cause de ces miracles, car celle ci est plus a l'honneur de Dieu et au salut des hommes que non pas de dire que le diable en a esté l'autheur, comme le mesme traitteur dit par apres. 6. J'oppose, que c'est ouvrir la porte a la mescreance, laquelle, a tous les miracles des exorcismes, tant de Nostre Seigneur que de ses disciples, respondra que le [290] diable fait semblant de reculer pour mieux avancer. Et quant a ce que le traitteur dit, que le diable a employé a cest effect la simplicité des Chrestiens, il y auroit de l'apparence si on luy produisoit le tesmoignage de quelques idiotz ; mais quand on luy produit les Martial, Ignace, Origene, Chrysostome, Augustin, comme ose-il les accuser d'une simplicité folle, ou plustost de niaiserie ? Y a-il homme qui vive qui leur soit comparable, nomplus en suffisance qu'en sainteté, parlant de la plus part ?
7. Et quant au fait de Julien l'Apostat, lequel le traitteur dit ne devoir estre suivi, ains plustost rejetté, je remonstre que c'est un trait de mauvaise foy au traitteur de gauchir ainsy a la rayson vive ; car, qui produit onques ce fait comme de Julien l'Apostat ? On l'avance pour monstrer que le signe de la Croix a tant de vertu contre les malins, que non seulement ilz le craignent en bonnes mains, mais encor es mains de qui que ce soit, dequoy le cas advenu a Julien fait une claire preuve. Pour vray, saint Gregoire Nazianzene et Theodoret tiennent resolument que les diables fuirent pour la crainte qu'ilz eurent voyans la Croix : permettes-nous, traitteur, que nous soyons de leur opinion plustost que de la vostre ou de celle du maistre charmeur. Le devin, au recit de ces anciens Peres, pour ne confesser pas la honteuse fuite de ses maistres estre procedee de peur, dit a Julien qu'ilz avoyent eu la [291] Croix en abomination, non a crainte. Vincit quod deterius est, dit saint Gregoire Nazianzene, « le pis l'emporte ; » mais s'il eust veu le traitteur attribuer la fuite des malins a ruse et stratageme, comme s'ilz faisoyent les fins, feignans de fuir pour surprendre leur homme, je crois qu'il eust dit, Vincit quod pessimum est : le pis du pire l'emporte. Et de vray, qu'y aura-il de resolu au monde s'il est loysible de bailler ces sens aux miracles et actions extraordinaires ? sera-il pas aysé a l'obstination d'attribuer la resuscitation des mortz mesmes aux illusions diaboliques ? Mays qu'estoit-il besoin au diable de faire le fin avec Julien l'Apostat, nomplus qu'avec le Juif duquel saint Gregoire le Grand fait le recit ? qu'eust-il pretendu par ceste simulation, avec des gens qui luy estoyent des-ja tout voués ? que pouvoit-il acquerir davantage sur Julien, qui l'adoroit et descendoit pour se rendre a luy ? Notes, je vous prie, le mot de saint Gregoire Nazianzene, quand il dit que Julien eut recours « au viel remede », c'est a sçavoir, a la Croix, remede qu'il avoit appris du tems qu'il estoit Catholique. Ah, traitteur, vous rendres un jour conte [292] de ces vaines subtilités, par lesquelles vous destournes toutes choses a vostre impieté.
8. Non, traitteur, vos finesses sont cousues a fil blanc, le diable en tient la maistrise sur vous. Quelle finesse seroit-ce au diable de fuir devant la Croix ? puysque par ceste fuite les siens entrent en defiance de son pouvoir, et les bons en sont consolés, comme font foy tant de Peres, qui tous reprochent au malin et a ceux de son parti ceste sienne fuite, et Julien qui en fut tout esbranlé, et le Juif converti. 9. Mais, dit le traitteur, Moyse advise qu'il ne faut croire aux effectz prodigieux des faux prophetes. Cela va bien ; mais la Croix n'est pas faux prophete, c'est un signe saint, signe de Christianisme, comme a confessé le traitteur mesme, dont en la main de qui qu'il soit le diable le craint. Et tant de Saintz qui ont employé ce signe a œuvres miraculeuses, les osera-on bien infamer du nom de faux prophetes ? [293]
10. Or, quand de ces merveilles quelqu'un auroit pris occasion de superstition, si ne faudroit-il pas pourtant attribuer ces merveilles au diable. Les merveilles advenues par le Serpent d'airain furent divines, quoy que le peuple en print occasion d'idolatrer : il faudroit donq corriger l'abus et retenir l'usage, comme on fait non seulement des choses bonnes et saines, telles que la Croix, mais des nuisibles et venimeuses, 11. En fin, tant d'autres miracles se sont faitz par le signe de la Croix, outre la fuite des malins, qui ne se peuvent rapporter a aucune simulation ou stratageme d'iceluy, qu'on ne doit pas nomplus le croire de ceux ci. [294]
La Croix pour deux raysons a tant de vigueur contre l'ennemy : l'une, d'autant qu'elle luy represente la mort du Sauveur qui le dompta et subjugua, ce que sa superbe obstinee hait et craint extremement ; l'autre, parce que le signe de la Croix est une courte et pregnante invocation du Redempteur, et en ceste derniere consideration il peut estre employé en toutes occasions ou peut estre employee la priere et oraison. Or, quelle occasion peut-on penser ou la priere ne soit utile ? soit pour chasser les venins, rendre la veuë aux aveugles, guerir les maladies, estre garanti de ses ennemis : tel est l'usage du saint signe.
Certes, Prochorus, autheur non vulgaire, recite que saint Jean Evangeliste guerit un malade febricitant, faisant le signe de la Croix et invocant le nom de Jesus ; et que le mesme Saint signa du signe de la Croix un boiteux des deux jambes, luy commandant de se lever, et tout soudain il se leva. L'histoire de Cyrola, evesque arien, et de son aveugle est illustre. [295] Cyrola, voyant Eugene avec Vindimialis et Longinus, Evesques Catholiques, faire plusieurs miracles pour confirmation du parti Catholique, cuyda faire un grand coup pour sa secte s'il pouvoit tant faire qu'on creust qu'il avoit la mesme vertu ; et prend un miserable, l'apaste et le manie, en sorte qu'il le fait contrefaire l'aveugle et se mettre en pleine assemblee pour l'attendre quand il passeroit et luy demander guerison. Ce pauvre abusé se met en posture et joue son personnage ; Cyrola cuyde jouer le sien, se retire, met la main sur ce feint aveugle et, avec certaines paroles, luy commande d'ouvrir les yeux et voir. Mais ce fut un vray miracle heretique : car ce pauvre homme qui feignoit d'estre aveugle se trouva reellement aveugle, avec une si vehemente douleur d'yeux qu'il luy sembloit qu'on les luy crevast. Il accuse sa feinte et simulation, et son seducteur tout ensemble, avec la somme d'argent qu'il avoit receuë pour ce jeu auquel il perdit la veuë, et demande ayde et remede a nos Evesques Catholiques, lesquelz ayans sondé sa foy eurent pitié de luy, « et se prevenans l'un l'autre d'un mutuel honneur, » (ce sont les propres paroles de saint Gregoire de Tours, qui est mon autheur) « une sainte contention s'esmeut entre eux qui seroit celuy-la qui feroit le signe de la bienheureuse Croix sur ses yeux : Vindimialis et Longinus prioyent Eugene, Eugene au contraire les prioit qu'ilz luy imposent les mains ; ce qu'ayans fait et luy tenans les mains sur la teste, saint Eugene, faisant le signe de la Croix sur les yeux de l'aveugle, dit : Au nom du Pere, et du Filz, et du Saint Esprit, vray Dieu, lequel nous confessons trine en une egalité et toute puissance, que tes yeux soyent ouvertz ; et tout aussi tost, la douleur ostee, il revint a sa premiere santé. » Aves-vous veu, traitteur, le signe de la Croix employé a la restitution de la veuë de ce miserable, et les saintz Evesques s'entre presenter l'honneur de le faire ? Dires-vous que le diable fit ce [296] jeu en faveur des Catholiques contre les Ariens ? quelle eschappatoire pourres-vous trouver ?
Les Ariens de Nicee obtindrent de Valens, empereur heretique, l'eglise des Catholiques : saint Basile, adverti de cela, recourt a l'Empereur mesme, et luy remonstre si vivement le tort qu'il faisoit aux Catholiques, que l'Empereur en fin laissa au pouvoir de saint Basile de decider ce different, avec ceste seule condition, qu'il ne se laisseroit point transporter au zele de son parti, c'est a dire, des Catholiques, au prejudice des Ariens. Saint Basile reçoit ceste charge, et fit ceste ordonnance inspiré sans doute du ciel, que l'eglise fust bien fermee, et cachetee ou seellee tant par les Ariens que par les Catholiques ; puys, que les Ariens employent trois jours et trois nuitz en prieres, et viennent par apres a l'eglise, que si elle s'ouvroit pour eux ilz en demeureroyent maistres pour jamais ; si moins, les Catholiques veilleroyent une nuit, apres laquelle ilz iroyent a l'eglise, psalmodians avec la Litanie, et si elle s'ouvroit pour eux ilz en demeureroyent possesseurs perpetuelz, si elle ne s'ouvroit, qu'elle fust aux Ariens. Les Ariens eurent la sentence pour aggreable, mays les Catholiques murmuroyent qu'elle estoit trop favorable aux Ariens, et qu'elle avoit esté proferee par crainte de l'Empereur. Cependant elle s'execute : les Ariens prient trois jours et trois nuitz, viennent aux portes de l'eglise (extremement bien fermees, car et l'un et l'autre parti en avoit esté fort curieux), y arrestent des le matin jusques a Sexte, crians leurs Kyrie eleison, mays pour neant ; si qu'en fin, ennuyés de l'attente, ilz s'en vont. Dont saint Basile, convocant generalement tout le peuple fidele, le conduit hors la ville en l'eglise de saint Diomede martyr, ou il employe toute la nuit en prieres ; et le matin, l'amene vers l'eglise, chantant ce verset : « Dieu saint, saint fort, saint et immortel, ayes misericorde de nous. » Puys, arrivé au parvis du temple ou les Ariens s'estoyent arrestés precedemment, il dit au peuple : « Dresses les mains en haut, au ciel vers le Seigneur, et cries Kyrie eleison. » Ce que faisant le peuple, saint Basile [297] les signant et benissant, il commande que l'on face silence, et signant par trois fois les portes de l'eglise, dit : « Beni soit le Dieu des Chrestiens es siecles des siecles, Amen. » Le peuple repliquant, « Amen », en vertu de l'oraison les verroux et serrures se desfont, et les portes, comme poussees par quelque vent impetueux, s'ouvrent soudainement. Lhors, ce grand Evesque chanta : O Princes, leves vos portes, et vous, portes eternelles, esleves-vous et le Roy de gloire entrera ; et entrant dedans le temple, avec le saint peuple, il y fit le divin mistere. Il y a, en ceste histoire, trois ou quattre pointz de mauvaise digestion pour vostre estomach, o traitteur, si vous n'estes gueri despuys vostre traitté : les eglises des Saintz, ou l'on va prier Dieu ; les saintes psalmodies avec les Litanies, en forme de processions ; la benediction episcopale sur le peuple avec le signe de la Croix (Sanctus Episcopus illos consignans, dit saint Amphilochius, qui est mon autheur) ; le signe de la Croix employé pour faire ce miracle ; et ce qu'il est dit, que saint Basile estant entré fit le divin mistere, fecit divinum mysterium, car c'est une phrase qui n'est pas sortable ni a la priere, laquelle ilz avoyent ja faitte toute la nuit, ni au sermon, car precher ne s'appelle pas, faire, mais publier, le divin mistere, ni certes a vostre cene, en laquelle il ne se fait rien de divin, mais s'administre seulement un pain ja fait et preparé. Je ne vois pas que vous puissies respondre a ce tesmoignage de la vertu de la Croix ; car si vous dites que le diable fit cela pour faire le matois, saint Amphiloche vous remonstre que, par ce miracle, les Catholiques furent consolés et plusieurs Ariens se convertirent : quel advantage donques eust recerché le diable en cest affaire ? et je vous remonstre que vous n'aves pas asses d'honneur pour rendre suspect saint Basile de magie ou sorcelage, ni saint Amphiloche de mensonge ou fadaise. Si vous dites que saint Amphiloche attribue le miracle [298] a la vertu de l'oraison, c'est ce que je veux : car le signe de la Croix est une partie de l'oraison que fit saint Basile, tant sur le peuple le benissant, que sur les portes les signant ; et a quel autre effect l'eust-il employé ?
Une dame Carthaginoise avoit un chancre au tetin, mal, selon l'advis d'Hippocrate, du tout incurable ; elle se recommande a Dieu, et, s'approchant Pasques, elle est advertie en sommeil d'aller au baptistere et se faire signer de la Croix par la premiere femme baptisee qu'elle rencontreroit : elle le fait, et soudain elle est guerie. Le traitteur, a ce coup, est bien empesché ; il chancelle, et ayant fait le recit de l'histoire tres impertinemment, tasche de se desrobber a ceste pointe que luy avoit jettee le placquart. Quant au recit, il le fait ainsy : « Une certaine dame de Carthage fut guerie d'un chancre à la mammelle, ayant esté advertie en dormant de remarquer avec le signe de la Croix la premiere femme baptizee qui viendroit au devant d'elle. » Cela n'est aucunement ni vray ni a propos, car elle ne fut point advertie de remarquer l'autre avec le signe de la Croix, mays de se faire signer elle mesme du signe de la Croix sur le lieu du mal. Le desir de reprendre offusque ces pauvres reformeurs. Quant a la response, il la fait a son accoustumee, sans jugement ni candeur, a sçavoir, que ceste dame « s'estoit adressee auparavant au seul Dieu », auquel elle rapporta sa guerison, et non a aucun signe. C'est estre insensé, car qui dit jamais qu'aucune guerison ou miracle, fait ou par le signe de la Croix ou autrement, doive estre rapporté a autre qu'a Dieu seul, qui est le Dieu de toute consolation ? Nostre different gist a sçavoir si Dieu employe le signe de la Croix a faire des miracles par les hommes, puysque c'est chose hors de doute qu'il employe bien souvent plusieurs choses aux effectz surnaturelz. Le traitteur dit que non, et ne sçait pourquoy nous disons qu'ouy et le prouvons par experience ; est-ce pas ineptie de repliquer que c'est Dieu qui fait ces miracles, puysqu'on ne demande pas qui les fait, mais comment et [299] par quelz instrumens et moyens ? C'est Dieu qui la guerit, et pouvoit la guerir sans la renvoyer a l'autre femme qui la signa ; il ne veut pas, mais la renvoye a ces moyens desquelz il se veut servir. Voulons-nous estre plus sages que luy, et dire que ces moyens ne sont pas sortables ? il luy plait que nous les employions, les voulons-nous rejetter ? Or c'est saint Augustin qui est autheur de ce recit, et l'estime tellement propre a la louange de Dieu, qu'il dit tout suivant qu'il avoit fort tancé ceste dame guerie de ce qu'elle n'avoit pas asses publié ce miracle. Un bon huguenot, au contraire, l'eust fait enterrer bien avant, et ce, par zele de la pureté reformee ; mais ces grandes ames anciennes se contentoyent de la pureté formee.
Au demeurant, l'oraison du signe de la Croix estoit en si grand credit en l'ancienne et primitive Eglise, qu'on l'employoit a tous rencontres ; on s'en servoit comme d'un general preservatif de tous malheurs, en mer, en terre, comme dit saint Chrysostome, es cors des bestes malades, et en ceux qui estoyent possedés du diable. Saint Martin protestoit de percer toutes les esquadres des ennemis et les outrepasser, pourveu qu'il fust armé du signe de la Croix ; saint Laurent guerissoit les aveugles par iceluy ; Paula mourant, se signa la bouche de la Croix ; saint Gordius martyr, devant aller au tourment en la ville de Cesaree, il y alla joyeusement s'estant muni du signe de la Croix, dit saint Basile. Ainsy le grand saint Anthoine, rencontrant ce monstre sylvestre, faune ou hyppocentaure, qui le vint trouver lhors qu'il alloit voir saint Paul premier hermite, il fit incontinent le signe de la Croix pour s'asseurer. Ou je ne puis oublier le Livre de Mathias Flaccus Illyricus, augmenté a Geneve, intitulé Cathalogus testium veritatis, lequel, par une authentique impudence, citant saint Anthoine contre nous en son rang, dit qu'il a leu sa vie et n'a pas trouvé qu'il ayt employé le signe de la Croix. Jusques a quand trompera-on ainsy les peuples ? Certes, les tesmoignages que j'ay cités au chapitre precedent sont pris dans saint [300] Athanase, et celuy-ci dans saint Hierosme. Or, j'ay dit qu'en ces occasions la Croix avoit vertu comme une oraison fort vigoureuse, dont il s'ensuit que les choses signees ont une particuliere sainteté, comme benites et sanctifiees par ce saint signe et par ceste celebre oraison, extremement pregnante, pour estre instituee, approuvee et confirmee par Jesus Christ et par toute son Eglise. Si que les Anciens faisoyent grande profession de prier Dieu levans les bras haut en forme de croix, comme il appert de mille tesmoignages, mays sur tout de celuy que j'ay produit de l'ancien Origene, cy dessus : par ou, non seulement ilz faisoyent comme un perpetuel signe de Croix, mays mortifioyent encores la chair, imitans Moyse qui surmonta Amalech lhors qu'il prioit Dieu en ceste sorte, figurant et presageant la Croix de Nostre Seigneur qui est la source de toutes les faveurs que peuvent recevoir nos prieres. Saint Cyprien, saint Gregoire Nazianzene et mille autres tres anciens nous enseignent ainsy.
Apres que le traitteur a mis en campaigne sa solemnelle distinction entre l'honneur civil et l'honneur conscientieux, que j'ay suffisamment renversee en mon Avant-Propos, il fait de sursaut ceste desgainee : « Vray est que les questionnaires ne se sont pas teus là dessus, car on a demandé de quelle sorte d'honneur elle devoit estre adoree. Quelques uns ont dit que la vraye Croix, qui avoit touché au corps de Jesus Christ, devoit estre adoree de latrie, ou pour le moins de hyperdulie, mais que les autres devoient estre servies de l'honneur de dulie ; c'est à dire, que la vraye [303] Croix devoit estre reveree de l'honneur deu à Christ, et les autres croix devoient estre honorees de l'honneur que les serviteurs doivent à leurs maistres : et c'est la belle resolution du present second plaquard. »
Or le placquart ne prend en aucune façon telle resolution ; il ne parle ni peu ni prou de latrie, dulie, hyperdulie, ni n'employe la distinction de la vraye Croix de l'image de la Croix et du signe d'icelle. Voicy purement sa conclusion : « Nous devons estre poussés a venerer l'image de la Croix et la dresser par tous les lieux celebres, pour nous esmouvoir a la memoire du benefïce de la mort et Passion de nostre Dieu et Sauveur, auquel soit honneur et gloire, Amen. » Aussi n'estoit-ce pas le dessein de l'autheur des placquars, sinon de rendre conte de la devote erection de la Croix que nostre Confrerie d'Annessi fit aupres d'Annemasse, laquelle n'estoit pas une piece de la vraye Croix, mais seulement une image d'icelle.
Si est-ce que, parce que ce traitteur produit les questions des scholastiques avec supercherie, je veux en peu de paroles descouvrir en ce Livre, le plus naïfvement que je sçauray, la doctrine Catholique touchant la qualité de l'honneur deu a la Croix. Et remarque ce pendant que les questionnaires, qui espluchent si menuement les differences d'honneur qu'on doit a la Croix, monstrent asses qu'ilz sont saisis de la sainte et pure jalousie de laquelle j'ay traitté en l'Avant-Propos : car, comme ilz veulent attribuer a la Croix l'honneur qui luy est deu, selon le rang qu'elle tient entre les dependances de nostre Sauveur, aussi prennent-ilz soigneusement garde de ne luy en bailler que ce qu'il faut, et sur tout de n'alterer en rien l'honneur de Dieu, ni baillant moins de respect a sa Croix, ni plus aussi, qu'il ne veut et requiert. Par ou le traitteur est asses convaincu de calomnie, quand il nous accuse de bailler des compaignons a Dieu. [304]
J'ay besoin de dire un mot de l'honneur, parce que l'adoration est une espece et sorte d'iceluy. L'honneur, donques, est une protestation ou reconnoissance de l'excellence de la bonté de quelqu'un. Or je l'entends ainsy :
1. Connoistre la bonté excellente d'une personne n'est pas l'honnorer ; l'envieux et malin connoist l'excellence de son ennemy, et ne laisse pourtant de le vituperer. Faire des reverences et demonstrations exterieures a quelqu'un n'est pas aussi l'honnorer ; les flatteurs et affronteurs en font a ceux qu'ilz tiennent les plus indignes du monde. La seule determination de la volonté, par laquelle on tient en conte et respect une personne selon l'apprehension qu'on a de sa bonté, est celle la en laquelle gist la vraye essence de l'honneur. Il y a peu de difference entre l'objet de l'amour et celuy de l'honneur : celuy la tend a la bonté, et celuy ci a l'excellence de la bonté ; aussi y a-il peu de diversité a philosopher de l'un et de l'autre. Faisons-en comparaison, la connoissance de l'un servira a celle de l'autre. L'amour est causé par la connoissance de quelque bonté, l'honneur par la connoissance de l'excellence de la [305] bonté. L'amour produit ses demonstrations exterieures et les offices qu'on fait au bien de celuy qu'on ayme ; l'honneur produit aussi les signes et protestations exterieures : mays comme l'amour, a proprement parler, n'a son domicile qu'au cœur de l'amant, aussi l'honneur reside dans la volonté de l'honnorant. On appelle amitié les bons offices exterieurs, on appelle honneur les demonstrations exterieures, mays ces noms n'appartiennent a l'exterieur que pour l'alliance qu'on presuppose d'iceluy avec l'interieur. Si donq je dis que l'honneur est une protestation ou reconnoissance, je l'entends, non de celle qui se fait par les apparences exterieures, autrement les Anges et espritz ne sçauroyent honnorer, mays de celle qui se passe en la volonté qui se resoult d'estimer une personne selon son merite, car ceste resolution est la vraye et essentielle forme de l'honneur.
2. Or, si l'honneur gist proprement en la volonté, il faut qu'il tende au bien, qui est le seul objet d'icelle ; jamais elle ne s'employe sinon a son but et objet, ou aux appartenances d'iceluy. Mays il y a trois sortes de bien : l'honneste, l'utile, le delectable. L'honneur tend du tout a l'honneste, le mot mesme le porte ; aussi l'honnesteté n'est ditte telle, que parce qu'en elle gist l'estat et l'arrest de l'honneur : honestas, dit Isidore, quasi honoris status. L'honneur y va ; y estant il s'arreste. Et quel bien honneste y a-il, que la vertu et ses appartenances ? La bonté donques, de laquelle l'honneur est une reconnoissance, ne peut estre que de ce rang. Or, si le bien honneste ou la vertu se considere simplement comme bien, il sera aussi simplement et seulement en objet a l'amour ; mays si on le considere comme excellent, eminent et superieur, c'est lhors qu'il s'attirera l'honneur comme son propre tribut, lequel a son naturel mouvement au bien honneste sous la consideration particuliere de quelque excellence et eminence : de quelque excellence, dis-je, car, soit que le [306] bien honneste ayt quelque excellence sur celuy qui honnore ou non, il suffit qu'il ayt quelque excellence pour estre un vray sujet de l'honneur. J'ay donques dit, pour toutes ces raysons, que l'honneur estoit une protestation de l'excellence de la bonté.
3. Et quand j'ay dit, de la bonté de quelqu'un, c'est a dire, de quelque personne, j'ay eu ceste rayson : l'excellence de la bonté, laquelle est le propre objet de l'honneur, n'est sinon la vertu ; la vertu ne se trouve sinon es personnes : donques l'honneur ne se rapporte ou mediatement ou immediatement qu'aux personnes, lesquelles sont le sujet lequel est honnoré, et leur vertu le sujet pour lequel elles sont honnorees, objectum quod et objectum quo, disent nos scholastiques. Ce discours forclost de pouvoir honnorer, ni estre honnoré, toute chose insensible, brute ou insensee, les diables et damnés ; car tout cela n'a, ni peut avoir, aucune bonté d'honnesteté pour estre honnoré, ni n'a aucune volonté ou bonne affection a l'endroit de la vertu pour l'honnorer. Si ces choses honnoroyent la vertu, elles seroyent honnorables elles mesmes pour ce respect, d'autant qu'honnorer la vertu est chose honnorable ; comme au contraire, qui est honnorable il peut honnorer, car il a la vertu, et la vertu ne peut loger qu'en ceux qui la prisent et honnorent. Que si on honnore quelque chose insensible ou non vertueuse, ce ne sera pas pour y arrester et colloquer simplement et absolument l'honneur, mais pour le passer et rapporter a quelque vertu et vertueux. L'honneur du magistrat passe et revient a Dieu et a la republique qu'il represente ; l'honneur de la viellesse, a la sagesse, de laquelle elle est une honnorable marque ; l'honneur de la science, a la diligence et autres vertus, desquelles elle est et l'effect et la cause. Parlons des choses sacrees : l'honneur des [307] eglises et vases sacrés va et vise a la Religion, de laquelle ilz sont instrumens ; l'honneur des images et Croix se rapporte a la bonté de Dieu, de laquelle elles sont des memoires ; l'honneur des personnes Ecclesiastiques, a Celuy duquel ilz sont les officiers. Bref, le viel mot est certain : L'honneur est le loyer de la vertu. Non que la vertu ne merite une autre recompense inherente, utile et delectable, mais parce que l'honneur purement et simplement n'a point d'autre objet que la vertu et le vertueux ; si qu'estant poussé ailleurs, comme sur les choses inanimees, il n'y fait aucun sejour, mais y passe seulement entant qu'elles appartiennent en quelque sorte a quelque sujet vertueux, ou a la vertu mesme ou en fin il se rend comme dans son propre et naturel domicile. Que s'il est dit quelquefois que les choses inanimees et les diables donnent honneur a Dieu, ce n'est pas que cest honneur-la sorte de ces choses comme de la cause, mais seulement comme d'un'occasion que les hommes en prennent d'honnorer Dieu ; ou c'est parce que telles choses font les exterieures demonstrations d'honneur, lesquelles, quoy que privees de leur ame, qui est l'intention interieure, ne laissent pas de retenir devant les peuples le nom d'honneur, ainsy que l'homme mort est appellé homme. [308]
Voyons l'opinion du traitteur, et considerons la valeur de ses argumens. Son opinion est en un mot : « Adorer, c'est s'encliner, faire encensemens, ployer les genoux. » Mon Dieu, que cela est grossier ; mettons en avant la verité, elle renversera asses d'elle mesme le mensonge.
L'adoration est une speciale maniere et sorte d'honneur : car l'excellente bonté pour laquelle on honnore un autre peut estre de deux façons ; ou elle est eminente, superieure et advantageuse sur celuy qui honnore, ou non. Si elle ne l'est pas, il n'y a lieu que pour le simple honneur, tel qu'il peut estre mesme de pair a pair, voire de superieur a inferieur, et duquel parle l'Apostre quand il dit, Honore invicem prævenientes : vous prevenans en honneur ; et saint Pierre disant, omnes honorate : honnores un chacun ; dont il est dit mesmement qu'Assuerus honnora Mardochee. Eustratius met pour exemple l'honneur que s'entreportoyent saint Gregoire Nazianzene et saint Basile. Si, au contraire, l'excellence de la bonté pour laquelle on honnore se trouve superieure et advantageuse sur l'honnorant, lhors il y va, non d'un simple honneur, mays de l'honneur d'adoration ; et partant, comme l'honneur n'est que la profession ou reconnoissance de l'excellence de la [309] bonté de quelqu'un, aussi l'adoration est la reconnoissance de l'excellence de la bonté eminente et superieure a l'endroit de celuy qui honnore. Une simple excellence de bonté suffit au simple honneur, mays a l'honneur d'adoration il faut une excellence superieure, au regard de l'honnorant.
Or, a bien honnorer, comme j'ay dit ci devant, il y va trois actions ; il y en va bien autant, et a plus forte rayson, a bien adorer, puysqu'adorer n'est autre qu'une excellente sorte d'honnorer. 1. Il faut connoistre et apprehender la superieurité de l'excellence adorable ; c'est la premiere action, laquelle appartient a l'entendement. 2. Il faut se sousmettre, reconnoistre et faire profession d'inferieurité, ce qui touche a la volonté. 3. Et, pour la troisiesme, il faut faire au dehors des signes et demonstrations de la sousmission qui est en la volonté.
Mays en laquelle de ces actions consiste la vraye et propre substance de l'adoration ? Ce n'est pas en la premiere, car les diables et ceux desquelz parle saint Paul, qui, connoissans Dieu, ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ains secoüans le joug ont dit, nous ne servirons point, ilz l'ont conneu, mays non pas reconneu. Ceste premiere action n'est que le fondement et principe de tout l'edifice de l'adoration, ce n'est pas l'edifice mesme.
Sera-ce point donques la troisiesme action, du tout exterieure et corporelle, en laquelle gist la vraye essence de l'adoration ? Le traitteur le dit, comme vous aves veu : « Adorer, c'est s'encliner, faire encensemens, ployer les genoux. » Je dis que non, et le prouve indubitablement, pourveu que j'aye protesté que je parle de la vraye essence de l'adoration :
1. Si l'adoration gist en ces actions exterieures, les Anges et bien heureux espritz ne pourroyent pas adorer, car ilz n'ont ni genoux ni teste pour les ployer et incliner ; neanmoins ilz ont commandement d'adorer : Adores-le, o tous vous, Anges d'Iceluy. Je ne crois pas qu'aucun entende que les encensemens qu'ilz jettent [310] a Dieu soyent materielz, car saint Jean declaire, au contraire, que ce sont les oraisons des Saintz. Que s'il est dit qu'ilz jettent leurs couronnes aux piedz de Celuy qui sied au throsne, bien que leur adoration soit exprimee par une action exterieure si ne se doit-elle pas entendre que de l'esprit ; car, comme leurs couronnes et felicités sont spirituelles, aussi l'hommage, reconnoissance et sousmission qu'ilz en font, n'est que purement spirituelle.
2. Mais, pour Dieu, les paralytiques et percluz qui n'ont aucun encens, ni genoux, ni mouvement a leur disposition, peuvent-ilz pas adorer Dieu ? ou s'ilz sont exemps de la loy qui dit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu ?
3. O Chrestiens de genoux, et materielz, vous sçaves si bien alleguer hors de propos et saison, quand vous combattes les sacrees ceremonies, que les vrays adorateurs adorent en esprit et en verité : certes, ces saintes paroles ne bannissent point les actions exterieures quand elles procedent de l'esprit et verité, mais ne voyes-vous pas tout ouvertement qu'elles decernent contre vous que la vraye et essentielle adoration gist en la volonté et action interieure ?
4. Et de fait, qui diroit jamais que les actions exterieures des hypocrites, voire les genuflexions de ceux qui baffoüoyent nostre Sauveur au jour de sa Passion, luy mettans la couronne d'espines en teste et le roseau en main, plians les genoux devant luy, fussent des vrayes adorations et non pas plustost des vrays vituperes et affrons ? L'Escriture appelle bien cela adorer et saluer, mais elle declaire tout sur le champ qu'elle l'entend, non selon la realité et substance, mais selon l'exterieure apparence et feinte, disant qu'ilz se mocquoyent de luy. Qui oseroit appeller ces malheureux vrays adorateurs, et non pas plustost vrays mocqueurs ? Les choses portent aucunes fois le nom de ce dont elles ont les apparences, sans pour cela laisser d'estre indignes de le porter ; comme quand les enfans de ce monde sont appellés prudens, et leur ruse ou finesse, [311] sagesse, quoy que ce ne soit que folie devant Dieu et en realité ; ainsy appelle les impertinences du traitteur, raysons, quoy qu'elles soyent indignes de ce nom.
Considerons donq un peu quelles raysons le traitteur produit pour monstrer qu' « adorer, c'est s'encliner, faire encensemens, ployer les genoux. » « Cela, » dit-il, « se void par la façon de parler de l'Escriture, qui par « le flechissement de genoux designe l'idolatrie, comme il appert par la response faite à Elie, 1. Rois, chap. 19, où les vrais serviteurs de Dieu, opposez aux idolatres, sont designez parce qu'ils n'avoient point ployé le genou devant Baal ni baisé en la bouche d'icelui. Aussi use l'Escriture de ces mots pour descrire les idolatres, que ils se sont courbez, qu'ils ont fait encensemens, ont baisé la main ou les levres ; ce que font ceux de l'Eglise Romaine à leurs images, reliques et Croix : dont la conclusion est manifeste, que s'ils ne sont idolatres, si font-ils ce que font les idolatres. » Est-il possible que ce traitteur ait escrit ces choses veillant ? Si le flechissement de genouïl estoit idolatrie, on ne sçauroit aller sans idolatrer, car pour aller il faut flechir le genouïl. Flechir le genouïl, voire se prosterner en terre, est une action indifferente et n'a aucun bien ni aucun mal que par l'objet auquel on la dresse, c'est de l'intention dont elle procede qu'elle a sa difference de bonté ou de malice. Pour faire que flechir le genouïl soit idolatrie, il y faut deux parties : l'une, que ce soit a un idole, car qui flechiroit le genouïl au nom de Jesus, comme il est raysonnable que chacun face, ou devant prince, seroit-il idolatre ? l'autre, que non seulement le genouïl flechisse a l'idole, mays que ce soit volontairement ; il faut que le cœur plie a mesme que le cors, car l'idolatrie, comme tout autre peché, prend a l'ame et a l'intention, que si l'exterieur a quelque mal il sort de la comme de sa source. Qui est affectionné aux idoles, quand il n'auroit [312] ni genouïl ni jambe et seroit plus immobile qu'une pierre, il est neanmoins vray idolatre ; et, au contraire, qui auroit tous-jours les genoux plantés en terre ne seroit pour tout cela idolatre sans ces deux conditions, l'une, qu'il fust ainsy volontairement, l'autre, que ce fust a l'honneur d'un idole. Ainsy ne fut-il onques dit que flechir le genouïl soit idolatrer, mais ouy bien de le flechir a Baalim, Astaroth, Dagon, et semblables abominations ; autant en dis-je de bayser la main, voire le pied, faire encensemens et se courber. Quand donq le traitteur dit que les Catholiques font ces actions exterieures aux reliques, images et Croix, il dit vray en certaine façon ; mais, pour conclure par la que les Catholiques sont idolatres, il luy reste a prouver que les images, reliques et Croix sont des idoles, ce qu'il ne sçauroit faire ni luy ni ses partisans, je les en desfie. Il ne suffit pas pour estre mauvais, idolatre et sorcier, de faire ce que telles gens font, si on ne le fait a mesme intention et avec mesmes circonstances. Les idolatres plient les genoux, font des encensemens, des temples, des autelz, des festes, des sacrifices : autant en font les Catholiques, donques ilz sont idolatres. La consequence est sotte ; car encor que ces actions soyent pareilles es uns et es autres d'estoffe et de matiere, si ne le sont-elles pas de forme, de façon et intention : or, Dieu ne regarde pas tant ce qui se fait, comme la maniere avec laquelle il se fait. L'idolatre dresse toutes ses actions a l'idole, c'est cela qui le fait idolatre ; au contraire, l'intention du Catholique, en toutes ses actions, est toute portee a son Dieu, c'est cela qui le fait Catholique. Le tyran et le prince font mourir, a l'un c'est crime, a l'autre justice ; le brigand et chirurgien couppent les membres et tirent du sang, l'un pour tuer, l'autre pour guerir. Nous faisons quelque chose de ce que font les idolatres, mais nous ne faisons rien comme eux : l'objet de nostre Religion est Dieu vivant, qui la rend toute sainte et sacree.
Il faut donq conclure indubitablement que la vraye et pure essence de l'adoration gist en l'action interieure [313] de la volonté, par laquelle on se sousmet a celuy qui est adoré ; et que la connoissance, action de l'entendement, precede la sousmission comme fondement ; au contraire, l'action exterieure suit la sousmission comme effect et dependance d'icelle. [314]
La supreme excellence est adorable de tous et ne peut adorer aucun : si elle est supreme, comme pourra-elle en reconnoistre aucune autre pour superieure ? Les advantages que l'excellence divine tient sur tout autre sont infinis, et d'infinie eminence, tout est bas ou rien en comparaison. Dieu donques, comme Dieu, ne peut adorer, mais il peut bien honnorer, puysque le simple honneur n'a pour objet que la simple excellence, et non pas une excellence superieure, comme l'adoration. Par contraire rayson, les choses irraysonnables ne peuvent adorer, a cause de leur extreme bassesse, car elles sont privees de connoissance, et par consequent de volonté et reconnoissance. Les diables et damnés ne peuvent adorer, j'en ay dit la rayson n'agueres ; ilz connoissent la bonté, mais ilz la detestent et blasphement, leur volonté la hait et abomine : Qui te confessera en enfer, o Seigneur Dieu ? disoit David. Mais s'ilz n'adorent Dieu, pourront-ilz pas adorer autre que Dieu ? Je dis que non, a proprement parler. L'adoration est une sorte d'honneur, l'honneur est pour la vertu : or ces miserables n'ont aucune affection a la vertu, et toutefois en ceste affection gist l'essence de l'honneur. L'honneur part d'une volonté bien ordonnee, qui fait profession et reconnoissance de quelque excellence : [315] les damnés ont leur volonté toute desordonnee et gastee, qui ne fait profession que de mal ; s'ilz reconnoissent quelque superieurité, ce n'est jamais que forcement et ne peut estre adoration. Voyla quant a l'adoration active.
Mays quant a la passive, les seulz damnés en sont du tout et simplement privés, par ces raysons : l'excellence de leur nature ne tend a aucune bonté, ains est irrevocablement contournee au mal ; or, tout honneur tend a la vertu et honnesteté ; leur excellence est accablee et estouffee par l'extreme misere et vileté. L'honneur presuppose bonne affection a l'endroit de celuy qu'on honnore : or, les malins nous sont irreconciliables, et ne devons les avoir en aucun commerce d'affection, ains a une totale alienation et abomination. Tout autre chose peut estre adoree, mays avec une tres grande difference et diversité d'adoration, et pourveu que ce soit sans donner aucune occasion de scandale. [316]
Le mot d'adorer, d'ou qu'il soit sorti, ne veut dire autre que faire reverence, ou a Dieu ou aux creatures, quoy que le simple vulgaire estime que ce soit un mot propre a l'honneur deu a Dieu. Abraham adore le peuple de la terre, c'est a dire les enfans de Heth, c'estoyent des creatures ; de mesme son parent Loth, Josué, Balaam adorent les Anges ; Saül adore l'ame de Samuel ; Isaac, benissant son filz Jacob, luy souhaitte que les peuples le servent, et que les enfans de sa mere l'adorent ; Joseph songe que ses pere, mere et freres l'adorent ; David commande qu'on adore l'escabeau des piedz de Dieu parce qu'il est saint. Mais ce seul passage de Paralipomenon suffisoit : Benedixit omnis ecclesia Domino Deo patrum suorum ; et inclinaverunt se et adoraverunt Deum, et deinde Regem : Toute l'eglise benit le Seigneur Dieu de leurs peres ; et s'inclina et adora Dieu, et par apres le Roy. Voyla le mot d'adoration employé pour l'honneur fait a Dieu et aux creatures.
Les Anciens ont suivi ce chemin, si que saint Augustin dit, que nous n'avons aucune simple parole latine pour signifier la veneration deuë a Dieu seul, mais avons destiné a cest usage le mot grec de latrie, faute [317] d'autre plus commode. Neanmoins, encor que le mot d'adoration signifie non seulement la reverence deuë a Dieu, mais encor celle qu'on doit aux creatures, si est-ce qu'il panche un peu plus et est plus sortable a signifier la reverence deuë a Dieu ; c'est pourquoy les Anciens ont par fois dit sans difficulté qu'on pouvoit adorer les creatures, et par fois ilz ont fait scrupule de l'advouer, principalement lhors qu'ilz ont eu affaire avec les chicaneurs et heretiques. Par exemple, saint Hierosme proteste : « Je suis venu en Bethleem, et ay adoré la creche et berceau du Seigneur » ; et ailleurs : « A Dieu, o Paula, et ayde par prieres ton devot serviteur. » Neanmoins le mesme nie en autres occasions qu'on puisse adorer ni servir par devotion aucune creature : « Nous ne servons ni adorons les Seraphins, ni aucune chose qu'on puisse nommer en ce siecle ou en l'autre. » « Qui adora jamais les Martyrs, qui cuyda jamais un homme estre Dieu ?» Il prend la le mot d'adorer pour l'honneur qui se fait a Dieu.
Saint Ambroise : « Heleine, » dit-il, « trouva la Croix du Seigneur ; elle adora le Roy, non le bois parce certes que cela est erreur payen, mais elle adora Celuy qui pendit au bois. » Il parle la de l'adoration en sorte qu'il semble ne vouloir qu'elle appartienne qu'a Dieu, mais bien tost apres il l'estend encores aux creatures : « Heleine fit sagement qui esleva la Croix sur la teste des roys, a fin que la Croix de Jesus Christ spit adoree es roys ; cela n'est pas insolence, mais devotion et pieté, lhors qu'on defere a la sacree Redemption. » Et plus bas il introduit les Juifz, se lamentans de l'honneur qu'on fait a Nostre Seigneur, en ceste sorte : « Nous avons crucifié Celuy que les roys adorent *, voyla que mesme le clou d'iceluy est en honneur, et ce que nous luy avons planté pour sa mort est un remede salutaire, et, par une certaine vigueur invisible, tourmente les demons. Les roys s'inclinent au fer de ses piedz, les empereurs preferent le clou de sa Croix a leurs couronnes et diademes. » Aves-vous ouÿ, reformés, les plaintes de ceste canaille retaillee ? ilz regrettent [318] l'honneur et la vertu de la Croix : Seigneur Dieu, que voules-vous devenir, vous autres, qui en faites de mesme ?
Saint Athanase parlant a Antioche : « Pour vray, » dit-il, « nous adorons la figure de la Croix la composans de deux bois. » Mais contre les Gentilz il change de termes, disant : « Jesus Christ seul est adoré. » Le mesme, instruisant l'ame fidelle, au livre De la virginité : « Si un homme juste, » dit-il, « entre chez toy, luy allant au rencontre tu adoreras en terre a ses piedz avec crainte et tremblement, car ce ne sera pas luy que tu adoreras, mais Dieu qui l'envoye. » Mais traittant contre les heretiques : « La creature, » dit-il, « n'adore point la creature. »
Saint Epiphane, traittant avec les devotz des louanges de sainte Marie Mere de Dieu (car le sermon est ainsy intitulé) : « Je vois, » dit-il, « qu'elle est adoree par les Anges. » Mais réfutant les heretiques : « Marie, » dit-il, « soit en honneur, le Seigneur soit adoré. »
J'ay donq prouvé : 1. que le mot d'adorer s'applique non seulement a l'hommage deu a Dieu, mais aussi a l'honneur deu aux creatures ; l'Escriture citee et les passages des Peres en font foy. 2. Et que toutefois ce mesme mot panche un peu plus et est plus duisant a signifier l'honneur deu a Dieu seul, consideration qui a meu les Anciens d'employer a l'ordinaire autres paroles que celle d'adoration pour signifier la reverence deuë aux Saintz et autres creatures, ou s'ilz n'y ont employé d'autres motz ilz ont limité celuy d'adoration par quelque moderation. Ainsy saint Cyrille dit, contre Julien, que « nous n'adorons pas les Saintz comme dieux, mays nous les honnorons comme personnes principales. » Le second Concile de Nicee appelle la veneration des Saintz, « adoration honoraire : honorariam adorationem. » Et le Concile de Trente suivant ce train, « Adorons, » dit-il, « Jesus Christ, et venerons les Saintz par les images que nous baysons » ; il employe [319] pour Nostre Seigneur le mot d'adorer, et pour les Saintz celuy de venerer.
Or ce discours depend de deux principes : le premier, qu'entre toutes les especes d'honneur l'adoration est la plus digne, dont saint Augustin dit, que « les hommes sont appellés servables et venerables, que si on y veut joindre beaucoup, ilz seront encores ditz adorables » ; il faut une grande qualité pour rendre une chose adorable. Le second principe est, qu'entre toutes les adorations celle qui appartient a Dieu est incomparablement la plus grande et pretieuse ; elle est le suc de toute adoration, ou, comme Anastase, Evesque de Theopolis, dit, l'emphase et excellence de tout l'honneur. Ce qu'estant ainsy, puysque le mot d'adoration signifie la reconnoissance qu'on fait de quelque superieure et eminente excellence, il joint beaucoup mieux a l'honneur deu a Dieu qu'a celuy des creatures, car il y trouve toute l'estendue et perfection de son objet, ce qu'il ne trouve pas ailleurs. Bref, l'adoration n'appartient pas egalement a Dieu et aux creatures, il y a a dire de l'infinité ; celle qui est deuë a Dieu est si excellente en comparaison de tout autre faitte aux creatures, que n'y ayant presque aucune proportion, les autres adorations ne sont presque pas adoration au prix de celle qui appartient a Dieu. Si que l'adoration estant la supreme sorte d'honneur, elle est particulierement propre a la supreme excellence de Dieu ; et si bien elle peut estre attribuee aux creatures, c'est par une tant esloignee proportion et analogie, que si, par quelque evidente circonstance, on ne reduit la signification du mot d'adoration a l'honneur des creatures, elle panchera tous-jours [320] a l'hommage deu a Dieu, suivant le viel proverbe des logiciens, le mot equivoque ou qui signifie deux diverses choses, estant mis tout seul a part soy sans autre declairation, est tous-jours prins en sa signification plus digne et fameuse : analogum, per se sumptum, stat pro famosiori significato. Ainsy, au devis qui se passa entre Nostre Seigneur et la Samaritaine, le mot d'adorer, qui y est mis tout court sans autre addition, signifie non seulement l'adoration deuë a Dieu seul, mais la plus excellente de toutes celles qui se font a Dieu, qui est le sacrifice, comme prouvent plusieurs grans personnages, par raysons inevitables.
J'ay dit ceci, tant parce qu'en cest aage si fascheux et chicaneur il est expedient qu'on sçache parfaittement ce que valent les motz, qu'aussi pour respondre au traitteur qui, nous reprochant que nous adorons la Croix et les images, se baillant beau jeu sur nous, dit que « la replique est frivole de dire qu'on ne les adore pas puis qu'on ne met pas sa fiance en elles » ; car je dis, au contraire, que le traitteur est extremement frivole de s'imaginer ceste replique pour nous, laquelle nous n'advouons pas ainsy crue comme elle est couchee, ains, nous tenans sur la demarche de l'Escriture Sainte et de nos devanciers, nous confessons qu'on peut loysiblement adorer les saintes creatures, notamment la Croix, et disons tout haut avec saint Athanase : « Nous adorons la figure de la Croix », et avec Lactance : « Flechisses le genou, et adores le bois venerable de la Croix. »
Vray est que le Catholique discret, sçachant que le mot d'adorer panche plus a l'honneur deu a Dieu qu'a celuy des creatures, et que le simple vulgaire le prend ordinairement a cest usage, le discret Catholique, dis-je, n'employera pas ce mot sans y joindre une bonne declairation ; ni parmi les schismatiques, heretiques, reformeurs et bigearres, pour leur lever tout sujet de calomnier ; ni devant les menus et debiles espritz, pour ne leur donner aucune occasion de mesprendre, car les Anciens ont fait ainsy. Quand on dit, donques, qu'on [321] ne met pas sa fiance en la Croix, c'est pour monstrer qu'on ne l'adore pas en qualité de Dieu, et non pour dire qu'on ne l'adore pas en aucune façon ; mays le traitteur traitte la Croix, nostre cause et la sienne, selon son humeur. [322]
Puysque la propre et vraye essence de l'adoration reside en la volonté et non en l'exterieure demonstration, la grandeur et petitesse des adorations, et leurs propres differences, se doit estimer selon l'action de la volonté purement et simplement, et non selon l'action de l'entendement, ni selon les reverences exterieures. Tel connoist en son ame quelque excellent advantage d'un autre sur luy, qui neanmoins ne le voudra pas reconnoistre a proportion de ce qu'il le connoist, ains beaucoup moins ou plus : tesmoin ceux qui, connoissans Dieu ne l'ont pas adoré comme Dieu. L'adoration, donques, ou l'honneur, n'aura pas la difference de sa grandeur ou petitesse de l'entendement. De mesme, Toute l'eglise, dit la sacree Parole, benit le Seigneur Dieu de ses peres ; et s'inclinerent et adorerent Dieu, et le Roy apres. Ilz font indubitablement deux adorations, l'une a Dieu, l'autre au Roy, et bien differentes ; toutefois ilz ne font qu'une inclination exterieure : l'egalité, donques, de la sousmission externe n'infere pas egalité d'honneur ou adoration. Le patriarche Jacob, panché et prosterné a terre, adora sept fois son frere aisné Esaü ; les freres de Joseph l'adorerent prosternés a terre ; la [323] Thecuitaine cheut en terre devant David, l'adorant ; les enfans des Prophetes, venans au rencontre d'Helisee, l'adorerent prosternés en terre ; la Sunamite se jetta aux piedz d'Helisee ; Judith, se prosternant en terre, adore Holofernes : ces saintes ames que pouvoyent-elles faire plus que cela, quant a l'exterieur, pour l'adoration de Dieu ? L'adoration, donques, ne doit pas estre jugee selon les actions et demonstrations exterieures. Jacob se prosterne egalement devant Dieu et devant son frere, mais la differente intention qui le porte a ces prostrations et inclinations rend l'adoration qu'il fait a Dieu, se prosternant, toute differente de celle qu'il fait a son frere. Nostre cors n'a pas tant de plis ni de postures que nostre ame, il n'a point de plus humble sousmission que de se jetter a terre devant quelqu'un ; mais l'ame en a une infinité de plus grandes, de maniere que nous sommes contraintz d'employer les genuflexions, reverences et prostrations corporelles indifferemment, ores a l'honneur souverain de Dieu, ores a l'honneur inferieur des creatures ; nous nous en servons comme des jettons, ores pour dix, ores pour cent, ores pour mille, laissans a la volonté de bailler diverse valeur a ces signes et maintiens exterieurs, par la diversité des intentions avec lesquelles elle les commande a son cors. Et n'y a, a l'adventure, aucune action exterieure, pour humble qu'elle soit, qui ne puisse estre employee a l'honneur des creatures, estant produitte avec une intention bien reglee, sinon le seul sacrifice, avec ses principales et necessaires appartenances, lequel ne se peut dresser qu'a Dieu seul en reconnoissance de sa souveraine seigneurie ; car, a qui ouÿt-on jamais dire : je t'offre ce sacrifice, o Pierre, o Paul ? Hors de la, tout l'exterieur est sortable a la reverence des creatures, n'entendant toutefois y comprendre les parolles, entre lesquelles il y en a beaucoup qui ne peuvent estre appliquees qu'a Dieu seul. [324] Le traitteur, qui met l'essence de l'adoration en la genuflexion et autres actions externes, comme font tous les schismatiques de nostre aage, est obligé par consequent de dire, que, la ou il y a pareille prostration ou reverence exterieure il y a aussi pareille adoration. Il faut bien cela pour engeoler le menu peuple ; mays, que me respondra-il a ceste demande ? la Magdeleine est aux piedz de Nostre Seigneur et les lave, Nostre Seigneur est aux piedz de saint Pierre et les lave ; l'action de la Magdeleine est une tres humble adoration : dites-moy, traitteur mon amy, l'action de Nostre Seigneur que fut-elle ? Si ce ne fut pas une adoration, comme il est vray, donq s'incliner, faire les reverences et plier les genoux n'est pas adorer comme vous avies dit. Item, donq, une mesme action peut estre faitte par adoration, et la mesme sans adoration ; et partant on ne sçauroit tirer consequence de l'egalité des adorations par l'egalité des actions exterieures, ni la difference aussi. Si l'action de Nostre Seigneur fut adoration aussi bien que celle de la Magdeleine (vous estes asses bon pour le vouloir soustenir, principalement si vous esties un peu surpris de colere), donq il adora les creatures : pourquoy donq ne voules-vous pas que nous en faisions de mesme ? Pour vray, establir l'essence et les differences des adorations es actions exterieures, c'est la prendre sur Nostre Seigneur qui l'establit dans l'esprit ; et sur le diable mesme, lequel ne se contente pas de demander a Jesus Christ qu'il s'incline, mays veut que, s'inclinant, il l'adore : Si te prosternant, dit-il, tu m'adores, je te donneray toutes ces choses ; il ne se soucie point de l'inclination et prostration, si l'adoration ne l'accompagne. O reformation, en veux-tu plus sçavoir que ton maistre ? Le nostre, respondant au tien, pour monstrer l'honneur deu a Dieu ne dit point, tu t'inclineras, d'autant que l'inclination est une action purement indifferente ; mays dit seulement : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu. Et parce que l'adoration n'est pas encor du tout propre et particuliere pour l'honneur de Dieu, mays peut encor estre employee pour les creatures, il [325] adjouste a l'adoration le mot de latrie, disant : tu serviras a iceluy seul. « Aussi ne dit-il pas, tu adoreras le seul Seigneur ton Dieu, mays ouy bien, tu serviras a iceluy seul, la ou au grec le mot de latrie est employé » ; ceste observation est expressement du grand saint Augustin, es Questions sur le Genese. On peut adorer autre que Dieu, mays non pas servir autre que Dieu du service appellé, selon les Grecz, latrie. [326]
Il touche donq a la volonté de donner et l'essence et les differences aux adorations ; mais quelz moyens tient-elle a les leur donner ? Deux principalement : le premier est par la diversité des excellences pour lesquelles elle adore les choses, a diverses excellences il faut divers honneurs ; le second est par la diversité des façons avec lesquelles les excellences pour lesquelles on adore sont participees et possedees par les objetz adorables, car, comme il y a diverses excellences, aussi peut-on participer diversement et en plusieurs manieres une mesme excellence.
Partageons maintenant toutes les adorations selon les plus generales divisions des excellences. Toute excellence ou elle est infinie ou finie, c'est a dire, ou divine ou creée. Si elle est infinie et divine, l'adoration qui luy est deuë est supreme, absolue et souveraine, et s'appelle latrie, d'autant que, comme dit saint Augustin, « selon l'usage avec lequel ont parlé ceux qui nous ont basti les divines paroles, le service qui appartient a adorer Dieu, ou tousjours ou au moins si souvent que c'est presque tousjours, est appellé latrie : Latria, secundum consuetudinem qua locuti sunt qui nobis divina eloquia condiderunt, aut semper aut tam frequenter [327] ut pæne semper, ea dicitur servitus quæ pertinet ad colendum Deum ; » autre mot n'y a-il en la langue latine qui signifie simplement l'adoration deuë a Dieu seul. Si l'excellence est finie, dependante et creée, l'adoration sera subalterne et inferieure.
Mais parce que de ceste seconde sorte d'excellence il y a une innombrable varieté et diversité, divisons-la encores en ses plus generales pieces, et l'adoration qui luy appartient sera de mesme divisee. L'excellence creée, ou elle est naturelle ou surnaturelle : si elle est naturelle, il luy faut une adoration civile, humaine et simplement morale, ainsy honnore-on les sages et vaillans. Si elle est surnaturelle, il luy faut une adoration moyenne, qui ne soit ni purement humaine ou civile, car l'excellence n'est ni humaine ni civile, ni aussi divine ou supreme, car l'excellence a laquelle elle se rapporte est infiniment moindre que la divine et est tousjours subalterne ; et peut-on bien appeller ceste adoration, religieuse, car nous ne nous sousmettons aux choses surnaturelles que par l'instinct de la religion pieuse, devote, ou conscientieuse, mais particulierement on l'appelle dulie entre les theologiens : car iceux, voyans le mot grec de dulie s'appliquer indifferemment au service de Dieu et des creatures, et qu'au contraire le mot de latrie n'est presque employé qu'au service de Dieu seul, ilz ont appellé adoration de latrie celle qu'on fait a Dieu, et celle qu'on fait aux creatures surnaturellement excellentes, adoration de dulie ; et pour mettre encores quelque difference en l'honneur des creatures, ilz ont dit que les plus signalees s'honnoroyent d'hyperdulie, les autres de l'ordinaire et generale dulie. [328]
La seconde difference des adorations depend de la difference des façons ou manieres avec laquelle les choses qu'on adore participent les excellences pour lesquelles on les adore ; car il ne suffit pas de participer a une grande excellence pour estre beaucoup honnorable, si on n'y participe excellemment. On honnore toute sorte de magistratz pour l'excellence du prince duquel ilz sont les serviteurs et ministres ; l'excellence pour laquelle on les honnore n'est qu'une, mais on ne les honnore pas egalement, parce que tous ne participent pas egalement a ceste excellence. Un mesme soleil rend inegalement claires les choses, selon le plus et le moins qu'elles luy sont proches, ou qu'elles reçoivent ses rayons. En ceste sorte nous ne partageons pas les adorations ou honneurs selon les excellences, mais selon les differentes manieres de participer aux excellences ; je dis donq ainsy :
Ou la chose que nous adorons a l'excellence, pour laquelle nous adorons, en soy mesme et de soy mesme, et l'adoration absolue et independante, souveraine et supreme luy sera deuë : c'est Dieu seul qui est capable [329] de cest honneur, parce qu'il est seul en soy, de soy et par soy mesme excellent, ains l'excellence mesme. Ou elle l'aura en soy, mays non pas de soy, comme ont plusieurs hommes et les Anges, qui ont reellement en eux les bontés et vertus pour lesquelles on les honnore, mays ilz ne les ont pas d'eux mesmes, ains par la grace de Dieu ; et partant, l'honneur qui leur est deu est a la verité absolu, mays non pas supreme ni independant, ains subalterne et dependant, car, comme ilz tiennent leur excellence de Dieu, aussi l'honneur qu'on leur fait a rayson d'icelle doit estre rapporté a Dieu : de ceste sorte d'adoration n'est capable que la creature intelligente et vertueuse, car autre que celle-la ne peut avoir la vertu en soy, qui est l'excellence pour laquelle on honnore. Ou la chose adorable n'aura reellement, ni de soy ni en soy, l'excellence pour laquelle on adore, mays seulement par une certaine imputation et relation, a cause de l'alliance, appartenance, ressemblance, proportion et rapport qu'elle a avec la chose qui en soy mesme a l'excellence et bonté ; et lhors l'adoration deuë aux choses pour ce respect est appellee respective, rapportee ou relative : de laquelle sont capables toutes les creatures, tant raysonnables qu'autres, hormis les miserables damnés, qui n'ont autre rapport qu'a la misere, laquelle offusque en eux tout ce qui y peut estre demeuré de leurs naturelles facultés. Mays Dieu, qui n'est capable d'autre excellence que de l'independante, n'est capable d'autre adoration que de l'independante ; la maniere d'avoir la perfection avec dependance et d'ailleurs que de soy, est trop basse et vile pour Dieu, et beaucoup plus la maniere de l'avoir par imputation ou relation ; ces menus honneurs ne sont pas sortables pour une excellence infinie.
L'honneur, donques, souverain et supreme est deu a Dieu, non seulement pour la perfection infinie qui est en luy, mais encor pour la maniere avec laquelle il l'a, car il l'a de soy mesme et par soy mesme. L'honneur absolu subalterne n'est que pour les creatures intelligentes, lesquelles seules ont en soy la vertu [330] qui requiert l'honneur absolu, mais elles ne l'ont pas de soy, et partant il est subalterne. L'honneur relatif ou rapporté est, en certaine façon, propre et particulier pour les creatures irraysonnables, d'autant qu'elles ne sont capables d'autre honneur, n'estans vertueuses ni d'elles mesmes ni en elles mesmes. Et neanmoins, les creatures intelligentes sont encor capables de cest honneur relatif aussi bien que de l'absolu subalterne ; ainsy puis-je considerer saint Jean, ou comme tres saint personnage, et par la je l'honnore d'honneur absolu quoy que subalterne, ou comme proche parent de Nostre Seigneur, et par la je l'honnore d'un honneur relatif et rapporté. [331]
L'honneur relatif doit estre prisé a la mesure et au poids de l'excellence a laquelle il vise, et selon la diversité avec laquelle l'excellence se trouve en la chose honnoree. Par exemple, je veux mettre en comparaison l'image du prince avec le filz d'un amy : si je considere la qualité des excellences pour lesquelles j'honnore et l'un et l'autre, j'honnoreray plus l'image du prince que le filz de l'amy (je suppose que ce filz ne me soit respectable que pour l'amour du pere), parce que l'image du prince appartient a une personne qui m'est plus honnorable ; mais si je considere le rang et degré d'appartenance que chacune de ces choses tient a l'endroit des excellences pour lesquelles on les honnore, j'honnoreray beaucoup plus le filz de mon amy que l'image du prince, car, bien que je prise plus le prince que le simple amy, si est-ce que l'image appartient incomparablement moins au prince que le filz a l'amy. De mesme, selon la premiere consideration, l'image de Nostre Seigneur est plus honnorable que le cors d'un martyr, d'autant qu'elle appartient a une infinie excellence, et le cors du martyr n'appartient qu'a une excellence limitee ; mais selon la seconde consideration le cors du saint est plus venerable que l'image de Nostre Seigneur, [332] car encor que l'image de Dieu appartient a une excellence infinie, si luy appartient-elle presque infiniment peu, au prix de ce que le cors appartient de fort pres au martyr, duquel il est une partie substantielle qui ressuscitera pour estre faitte participante de la gloire. Pour donq donner le juste prix d'honneur respectif ou relatif qui est deu aux choses, il faut considerer et poiser l'excellence a laquelle elles appartiennent, et quant et quant le rang et grade d'appartenance qu'elles ont a l'endroit de ceste excellence. Ainsy la vraye Croix et l'image de la Croix meritent un mesme honneur entant que l'une et l'autre se rapportent a Jesus Christ, mais elles le meritent bien different entant que la vraye Croix appartient plus excellemment a Jesus Christ que ne fait pas l'image de la Croix ; car la vraye Croix luy appartient comme relique, instrument de la Redemption, autel de son sacrifice et son image encor, mais l'image de la Croix ne luy appartient que comme remembrance de sa Passion. La difference de leur adoration ne se prend pas du sujet auquel elles appartiennent, mais de la façon en laquelle elles luy appartiennent ; elles appartiennent a un mesme sujet, mais non pas en mesme façon ains diversement, c'est ce qui en diversifie et rend differentes les venerations.
Mais, comme nommerons-nous ces adorations relatives selon leurs differences ?
1. Pour vray, il ne les faut jamais appeller adorations simplement et sans bonnes limitations, car, si le mot d'adoration panche plus a signifier l'honneur deu a Dieu seul que le subalterne, et que partant il ne doit pas estre employé a signifier le subalterne sinon qu'il soit borné par quelque addition, combien moins le faut-il mettre en usage pour signifier les adorations relatives et imparfaittes, sinon qu'on aye limité la course de sa signification a la mesure de l'honneur qu'on veut nommer.
2. Il ne suffit pas d'appeller une de ces adorations adoration relative ou imparfaitte, car par ces paroles on ne mettroit aucune difference entre elles : toutes ont [333] part a ce nom d'adoration relative comme a leur genre, ceste estoffe leur est commune ; elles sont toutes de ceste espece d'honneur qu'on appelle adoration, et toutes de ceste espece d'adoration qu'on appelle relative. Il faut donq accourcir encor ces deux noms par quelque addition ; mais ou prendra-on ceste addition ? Il la faut chercher en la qualité de l'excellence a laquelle vise l'adoration : si elle vise a l'excellence divine, il la faut appeller adoration relative de latrie, car l'honneur qui a pour son sujet la Divinité est appellé latrie ; si elle vise a l'excellence surnaturelle creée, on l'appelle adoration relative de dulie, ou hyperdulie, selon le plus et le moins de l'excellence, car ainsy appelle-on l'honneur deu aux excellences surnaturelles ; si l'adoration vise a une excellence purement humaine, elle se nommera adoration relative humaine, ou civile.
3. Qui voudra encor plus particulariser ces adorations, selon le divers rang de rapport et appartenance que la chose qu'il en veut honnorer tient a l'endroit de l'excellence a laquelle il vise, il le pourra faire aysement disant, par exemple : j'honnore telle chose d'adoration de latrie respective, comme relique, ou image, ou memorial, ou instrument de Jesus Christ. Ainsy faut-il parler des reliques, images ou instrumens des Saintz, laissant chaque chose en son grade ; car, a la verité, les reliques, comme les clouz, la vraye Croix, le saint Suaire, mentent plus d'honneur relatif de latrie que ne font les images ou simples Croix de Nostre Seigneur, d'autant qu'elles appartiennent a Nostre Seigneur par une relation plus vive et estroitte que les simples remembrances.
4. Et n'y a celuy qui doive trouver estrange que ces menus honneurs imparfaitz et relatifz portent les noms des honneurs absolus et parfaitz de latrie, superdulie et dulie, car, comme pourroit-on mieux nommer les feuilles que du nom de l'arbre qui les produit et duquel elles dependent ? Les choses que nous honnorons d'honneur relatif sont appartenances et dependances des excellences absolues ; les honneurs que nous leur faisons sont aussi des appartenances et dependances des honneurs [334] absolus que nous portons aux excellences absolues. La Croix est une appartenance de Jesus Christ, l'honneur de la Croix est appartenance de l'honneur de Jesus Christ ; l'honneur de Jesus Christ s'appelle justement latrie, l'honneur de la Croix est une appartenance de latrie, c'est une feuille de ce grand arbre, c'est une plume de cest aigle qui vise droit au soleil de la Divinité. Pourquoy appelle-on l'image de saint Claude, saint Claude, et le cors mort d'iceluy encores, sinon pour la relation et rapport que l'une et l'autre appartenance ont a ce Saint, vivant ? De mesme peut-on appeller l'honneur deu au cors et image de ce Saint, du nom de l'honneur deu au Saint mesme, car autant de proportion que l'image ou le cors d'un saint homme a a la personne du saint propre, autant en a l'honneur deu au cors et a l'image d'un saint avec l'honneur qui est deu a la personne d'iceluy. L'homme en peinture est homme, un homme mort est homme, mais non pas simplement homme, ains homme par proportion, representation et relation : de mesme, l'honneur deu a l'image et au cors de cest homme, s'il est simplement homme, sera humain, non absolument, mays par proportion et relation ; s'il est homme saint, l'honneur sera de dulie, mays respective et relative ; si c'est l'image de Jesus Christ, l'honneur sera de latrie, mays respective. Si on me demande quel amour me fait caresser le laquais de mon frere, voire son chien, je ne sçaurois nier que ce ne soit l'amour fraternel, et que ces affections et beneficences ne soyent fraternelles ; non que j'estime le laquais ni le chien, mon frere, mays parce qu'ilz appartiennent a mon frere ; aussi, la propension ou inclination que j'ay a leur bien, n'est pas simplement fraternelle et de mesme estoffe que celle que j'ay a l'endroit de mon frere, mais elle y a son rapport et relation, dont elle peut estre ditte fraternelle relative. Ces honneurs relatifz et imparfaitz procedent des honneurs absolus et parfaitz, et non seulement en procedent, mais s'y rapportent et reduisent ; ce n'est pas merveille s'ilz empruntent le nom du lieu de leur naissance et de leur finale retraitte. [335]
5. Au demeurant, jamais il ne faut dire qu'on adore de l'adoration de latrie, simplement, autre que Dieu tout puissant. Le docte Bellarmin le prouve suffisamment, quand il ne produiroit autre que le Concile septiesme general, qui determine clairement qu'il faut honnorer les images mais non pas de latrie, car ce qui se dit a ce propos des images appartient a toutes autres appartenances exterieures de Dieu ; et certes, puysque l'honneur de latrie est le souverain, il n'est deu qu'a la souveraine excellence. J'ay dit, l'adoration de latrie simplement, d'autant que si on parle d'une latrie imparfaitte et relative, avec semblables moderations et extenuations, on la doit attribuer a la Croix et autres appartenances de Jesus Christ, autrement non, en façon que ce soit. La rayson est parce que, selon la regle des logiciens, le mot qui signifie deux ou plusieurs choses, l'une principalement et directement, l'autre par similitude et proportion, estant mis a part seul et sans limitation il signifie tousjours la chose principalement signifiee : analogum per se sumptum stat pro famosiori significato. Si on dit, homme, cela s'entend d'un homme vray et naturel, non d'un homme mort ou peint ; si on dit latrie, c'est la vraye latrie et non la latrie imparfaitte et relative. Que si j'ay tousjours dit qu'il ne falloit pas mesme dire simplement qu'on adoroit les creatures, sinon qu'on y employast des circonstances qui restreignissent la signification du mot adorer, d'autant qu'il panche plus a l'honneur de Dieu qu'a celuy des creatures, combien plus ay-je rayson de dire qu'il ne faut jamais mettre en usage le mot seul de latrie pour aucun autre honneur que pour celuy de Dieu seul, puysque ce mot de latrie a esté particulierement choisi et destiné a ceste seule signification, et ne peut meshuy avoir autre usage sinon par proportion et extension. Pour vray, le mot equivoque se prend tousjours en sa principale signification quand il est mis seul et sans limitation, et non jamais pour les significations accidentaires et moins principales. En voyla bien asses, ce me semble, pour les bons entendeurs. [336]
Il vaut mieux loger icy ce mot que de l'oublier, car il est necessaire. Si l'adoration relative des appartenances de Jesus Christ s'appelle latrie imparfaitte, parce qu'elle se rapporte a la vraye et parfaitte latrie deuë a Jesus Christ, et de mesme l'adoration respective qu'on porte aux appartenances de Nostre Dame s'appelle hyperdulie, d'autant qu'elle vise a la parfaitte hyperdulie deuë a ceste celeste Dame, ou l'adoration respective qu'on porte aux appartenances des Saintz s'appelle dulie relative, d'autant qu'elle se reduit a la parfaitte dulie deuë a ces glorieux Peres, pourquoy n'appellera-on adoration de latrie l'honneur qu'on fait a la Vierge Mere de Dieu, et aux Saintz, puysque l'honneur de la Mere et des serviteurs redonde tout et se rapporte entierement a l'honneur et gloire du Filz et Seigneur Jesus Christ, nostre souverain Dieu et Redempteur ? Tout honneur se rapporte a Dieu, comme il a esté clairement deduit en l'Avant-Propos, donq tout honneur est, et se doit appeller, adoration relative de latrie. Ceste difficulté merite response ; je la prendray du grand docteur saint Bonaventure.
Les honneurs subalternes se rapportent a Dieu en deux façons : ou comme a leur premier principe et derniere fin, ou comme a leur objet et sujet. Or, l'honneur subalterne, quoy que absolu et propre, se rapporte a Dieu comme a son principe premier et fin [337] derniere, et non comme a son objet ; mais l'honneur relatif se rapporte a Dieu comme a son objet et sujet, dont il est nommé honneur de latrie. Il est neanmoins imparfait et relatif, d'autant qu'il n'a pas Dieu pour son objet entant que Dieu se considere en soy mesme ou en sa propre nature, mais seulement entant qu'il est representé et reconneu en ses appartenances et dependances, par la relation et rapport qu'elles ont a sa divine Majesté. La reverence que saint Jean portoit aux soliers de Nostre Seigneur, s'estimant indigne de les porter, estoit une sainte affection de latrie, mais de latrie relative, par laquelle il adoroit son Maistre, non en sa propre personne, mais en ceste basse et abjecte appartenance. Les honneurs, donq, qui visent a Jesus Christ comme a leur principe et fin finale seulement, ne se peuvent ni doivent nommer en aucune façon latrie ; mays ceux qui se rapportent a Jesus Christ comme a leur objet se peuvent et doivent appeller latrie, mays relative et imparfaitte. Or, l'honneur de la Vierge et des Saintz a pour son objet leur propre excellence, qui se trouve reellement en leurs personnes, et partant il a son propre nom de dulie et hyperdulie, bien qu'il se rapporte par apres a Dieu comme a sa fin et a son principe. L'honneur de la Croix et autres appartenances de nostre Sauveur a pour son objet Nostre Seigneur mesme, qu'il considere et reconnoit en ces choses insensibles par la relation qu'elles ont a luy, si qu'on appelle raysonnablement cest honneur-la, latrie relative. Ainsy donne-on le pain au pauvre en aumosne, et au prestre en oblation ; l'un et l'autre don vise et tend a Dieu, mays differemment : car l'aumosne vise a Dieu comme a sa fin, et a pour son objet le pauvre, l'oblation vise a Dieu comme a son propre objet, quoy qu'elle soit receuë par le prestre.
On peut honnorer les choses absentes, voire passees et futures, au moins conditionnellement, aussi les peut-on priser et louer. Combien de fois et en combien de façons les anciens Peres firent-ilz honneur et adoration au Messie futur ? Et pour vray, a bien considerer l'essence de l'honneur et adoration, elle ne requiert point la presence de son objet, et peut avoir lieu pour les choses passees et futures. Le petit traitteur n'oseroit nier ceste doctrine ; « Nous ne pouvons, » dit-il, « jamais assez honorer la Croix, mort et passion de nostre Seigneur. » Or la mort et Passion est passee, Jesus Christ ne meurt plus, il ne souffre plus ; on peut donq honnorer les choses absentes et qui ne sont point. Marchons maintenant avec ceste supposition.
On peut considerer la vraye Croix comme elle se trouve maintenant, separee et desprise d'avec le Crucifix, et lhors elle sera pretieuse relique du Sauveur, son lict d'honneur, throsne de sa royauté, trophee de sa victoire et glorieux instrument de nostre Redemption. Or, comme toutes ces qualités sont relatives et du tout rapportees a Jesus Christ, aussi l'honneur qu'on fait a la Croix en vertu d'icelles est tout relatif au mesme Seigneur, et partant, comme appartenant au Sauveur, c'est un honneur de latrie ; comme ne luy appartenant pas directement mais relativement, c'est une latrie imparfaitte et relative, et laquelle ne doit pas simplement [339] estre ditte latrie, ni mesme adoration, selon saint Bonaventure, Livre III Sur les Sentences, comme j'ay deduit ci devant. Tel fut l'honneur que l'antiquité rendoit a la Croix, souhaittant d'en avoir les petites pieces qui en furent esparses par tout le monde, au rapport de saint Chrysostome et saint Cyrille ; pareil a celuy que saint Jean portoit aux soliers de Nostre Seigneur, qu'il s'estimoit indigne de manier, pareil a celuy qu'Helisee deferoit au manteau d'Helie, qu'il gardoit si cherement, et saint Athanase a celuy de saint Anthoine, et egal a celuy que tous les Chrestiens portent au tres saint Sepulchre de Nostre Seigneur, predit par le prophete Esaye en termes expres.
On considere aussi la Croix, non ja comme elle est a ceste heure, separee de son Crucifix, en guise de relique, mays comme elle fut au tems de la Passion, lhors que le Sauveur estoit cloué en icelle, que ce pretieux arbre estoit chargé de son fruit, que ce therebinthe ou myrrhe distilloit de tous costés en gouttes du sang salutaire ; et en ceste consideration nostre ame honnore la vraye Croix du mesme honneur qu'elle honnore le Crucifix, non tant (a parler proprement) relativement, comme plustost consequemment et par participation ou redondance. Car tout ainsy que la gloire de Nostre Seigneur, au jour de sa Transfiguration, espandit et communiqua ses rayons jusques sur ses vestemens qu'elle rendit blancz comme neige, de mesme, la latrie de laquelle nous adorons Jesus Christ crucifié est si vive et abondante, qu'elle rejallit et redonde a tout ce qui le touche et luy appartient : telle fut l'opinion de ceste pauvre dame qui se contentoit de toucher le bord de la robbe du Sauveur ; ainsy baysons-nous la pourpre et robbe des grans. Or cela n'est pas tant adorer que coadorer, par accident et consequent, la robbe ou la Croix. Pour vray, aucun n'honnore le roy a cause de sa robbe, mays aussi aucun ne separe la robbe, du roy, pour adorer simplement la personne royale ; on fait la reverence au roy vestu, et nous adorons Jesus Christ crucifié ; l'adoration portee au Crucifix fait reverberation [340] et reflexion a la Croix, aux clouz, a la couronne, comme a choses qui luy sont unies, jointes et attachees : dont ceste adoration, ou plustost coadoration, estant un accessoire de l'adoration faitte au Filz de Dieu, elle porte le nom et appellation de son principal, ressentant aussi de sa nature. A ceste façon d'adorer et considerer la Croix, se rapportent presque toutes les plus solemnelles parolles, louanges et ceremonies qui se prattiquent en l'Eglise Catholique a l'endroit de la Croix ; mais entre autres, tout le saint et devot hymne composé par le bon Theodulphe, ancien Evesque d'Orleans ; voyons-le en toutes ses pieces, latin et françois :
L'estendart vient du Roy des roys,
Ou pend en chair sainte, sacree,
Pour nous rendre netz de soüilleure
Le sang sort, et l'eau tout a l'heure.
Que Dieu, par le bois qui le serre,
Regneroit un jour sur la terre.
Arbre beau, tout resplendissant
De la pourpre du Roy puissant,
Arbre sur tous autres insigne,
Par l'attoucher de chair si digne.
Heureux qui tins es bras pendu
Le cors deça, comme en balance,
Dela, l'enfer et sa puissance. [341]
Nostre espoir seul, en ces destroitz :
Donne aux bons accroist de justice,
Pardonne aux pecheurs leur malice.
Dieu seul grand, haute Trinité,
Si la Croix sauve les coulpables,
Rens-nous de perdus perdurables.
Qui ne voit qu'en toutes ces parolles on considere la Croix comme un arbre auquel est pendant le pretieux fruit de vie, Createur du monde, comme un throsne sur lequel est assis le Roy des roys ? C'est de mesme quand l'Eglise chante ce que le petit traitteur nous reproche : « O Croix qui dois estre adoree, ô Croix qui dois estre regardee, aimable aux hommes, plus saincte que tous, qui seule as mérité de porter le talent du monde ; doux bois, doux cloux portans doux faix... » C'est la version du traitteur, qui n'est pas, certes, trop exacte ; le latin est plus beau : O Crux adoranda, o Crux speciosa, hominibus amabilis, sanctior universis, quæ sola digna fuisti portare talentum mundi ; dulce lignum, dulces clavos, dulcia ferens pondera... Et ailleurs : Crux fidelis, inter omnes arbor una nobilis, nulla silva talem profert, fronde, flore, germine ; dulce lignum, dulces clavos, dulce pondus, sustinet ; qui est une piece de l'hymne composé par le bon pere Fortunatus, Evesque de Poitiers. Toutes ces parolles visent a la Croix clouee et jointe a son Crucifix, telle qu'elle estoit au tems de la Passion. Mays pourquoy la salue-on, pourquoy luy parle-on comme l'on feroit au Crucifix mesme ? certes, c'est parce que les motz vont a la Croix mays l'intention est dressee au Crucifix ; on parle du Crucifix sous le nom de la Croix. Ne disons-nous pas ordinairement : il appella cinquante cuirasses, cinquante lances, cent mousquetz, cent chevaux ? n'appellons-nous pas, l'Enseigne d'une compaignie, celuy qui porte l'enseigne ? Si parlans des chevaux nous entendons les chevaliers, si par les mousquetz, [342] lances, cuirasses, nous entendons ceux qui portent les mousquetz, lances et cuirasses, pourquoy par la Croix n'entendrons-nous bien le Crucifix ? Ne parlons-nous pas souvent du Roy de France et du Duc de Savoye sous les noms de Fleur de lis et Croix blanche, parce que ce sont les armes de ces souverains Princes ? pourquoy ne parlerons-nous du Sauveur sous le nom de la Croix, qui est sa vraye enseigne ? C'est donq en ce sens qu'on s'addresse a la Croix, qu'on la salue et invoque ; comme aussi nous nous addressons au siege et y appelions, pour dire qu'on appelle a celuy qui sied au siege. Mais il faut joindre a ceci ce que j'ay dit au second Livre, chap. IX et X. [343]
Il y a deux sortes de signes : car les uns representent et signifient naturellement, par la dependance, appartenance, rapport ou proportion qu'ilz ont a l'endroit des choses representees par iceux ; ainsy les fumees et lesses des cerfz et sangliers, ou leurs foyes et traces, sont signes naturelz des bestes qui les ont jettees et faittes, par la dependance et rapport qu'elles ont avec icelles ; ainsy la fumee est signe du feu, et l'ombre du cors. D'autre part, il y a des signes qui ne representent ni signifient aucune chose naturellement, mays par l'institution et volonté des personnes, comme quand anciennement les commissaires de guerre ou contrerolleurs mettoyent le Thita, Θ, pour signe de mort, et le Thau, T, pour signe de vie :
O multum ante alias infœlix litera Thita ;
ou quand Raab mit une cordelle rouge pendue a sa [344] fenestre, pour marque de la sauvegarde que les Israëlites devoyent a sa mayson : car quelle convenance ou proportion y a-il entre les choses signifiees et telz signes, qui se puisse dire naturelle ? Je ne dis pas que ces signes ayent esté institués sans rayson ni mistere, mays je dis que de leur nature ilz n'avoyent aucun rapport a ce qu'ilz signifioyent, et qu'il a esté besoin que, par l'institution humaine, ilz ayent esté assignés et contournés a cest usage ; la ou les signes naturelz, sans l'entremise d'aucune institution, par la naturelle liaison et proportion qu'ilz ont avec leurs objetz, ilz les signifient et representent.
Or, la figure de la Croix peut avoir et l'un et l'autre usage : elle peut estre signe naturel, et signe volontaire ou arbitraire. Certes, la Croix a une naturelle convenance et proportion avec le Crucifix et la crucifixion, les motz mesmes le monstrent, et partant elle represente et signifie naturellement le Crucifix. C'est son ordinaire usage, lequel n'excede point sa portee naturelle ; et consideree en ceste sorte on l'honnore de l'honneur que j'ay si souvent remarqué, a sçavoir, d'une latrie imparfaitte et relative, telle que l'on porte au livre des Evangiles et autres choses sacrees, ainsy qu'il est determiné au Concile septiesme, Act. VII, et au Concile huitiesme, Act. X ; laquelle est reellement et immediatement portee et dressee a la Croix comme a son premier et particulier objet, puys tout d'un coup rapportee et redressee au Crucifix comme a son objet final, universel et fondamental, puysque l'honneur porté a la Croix (entant qu'elle est remembrance du Crucifix et de sa crucifixion) n'est autre sinon une dependance, appartenance et accessoire de la grande et souveraine latrie deuë a la majesté de Celuy, lequel estant egal a Dieu son Pere, s'est humilié et abbaissé jusques a la mort de la Croix.
Voyla l'honneur deu a la Croix comme signe naturel de nostre Sauveur souffrant et patissant pour nous, [345] auquel, pour l'affranchir de tous reproches, il a esté expedient de faire entrevenir l'institution du peuple Chrestien ; car puysque la figure de la croix, selon sa nature, n'a nomplus de proportion a la Croix du Sauveur qu'a celle des larrons qui furent crucifiés pres de luy, ou de tant et tant de milliers de crucifix qu'on a fait mourir ailleurs et a autres occasions, pourquoy prend-on ainsy indistinctement les croix pour remembrances et signes naturelz de la seule Passion du Sauveur, plustost que des autres ? Certes, je l'ay des-ja dit, il a esté besoin que l'institution du peuple Chrestien ait eu lieu en cest endroit, pour retrancher et accourcir la signification et representation que la figure de la croix pouvoit avoir naturellement, a ce qu'elle ne fust en usage pour autre que pour representer et signifier la sainte crucifixion du Redempteur ; ce qui a esté observé des le tems de Constantin le Grand. Mais comme je ne traitte ici que de la Croix de Jesus Christ, aussi n'entens-je parler d'autre figure de croix que de celle qui, particulierement et destinement, est employee a representer Jesus Christ crucifié. Si qu'il n'y eschoit aucune distinction, d'autant que la figure de la Croix de Jesus Christ n'a autre naturelle proportion qu'a la crucifixion de Jesus Christ, puysque on l'a ainsy limitee et bornee ; comme l'image de Cesar n'a autre rapport qu'a Cesar si on la considere ainsy particularisee, quoy que si on la considere comme image d'homme elle puisse avoir proportion a tout homme. Je maintiens donq que les Croix des Chrestiens n'ont autre naturelle signification que de la Passion de Jesus Christ, puysque les Chrestiens ne prisent autre image ou figure de croix, sinon celle en particulier qui est image de la Croix de leur Sauveur.
Voyons maintenant si l'image de la Croix de Jesus Christ peut avoir quelque autre usage honnorable, par le choix et institution du peuple Chrestien, outre celuy qu'elle a de sa nature. La volonté des hommes n'a pas ce pouvoir de bailler aucune reelle valeur aux choses outre celle qu'elles ont de leur nature, mays elle peut bien leur bailler un prix imaginaire et une estimation [346] supposee ou feinte, selon laquelle on les honnore ou deshonnore plus ou moins. Par exemple : l'ambassadeur du roy est aucunes fois honnoré comme ambassadeur, et lhors il est luy mesme honnoré a proprement parler ; car aussi, a proprement parler, il est ambassadeur, qui est la qualité pour laquelle on l'honnore, bien que ce soit en contemplation d'autruy, a sçavoir, du roy. Autres fois on honnore l'ambassadeur en guise du roy, de l'honneur propre au roy, et lhors, a proprement parler, c'est le roy qui est honnoré en son ambassadeur, et non pas l'ambassadeur mesme, parce que proprement l'ambassadeur n'est pas le roy, il tient seulement lieu pour le roy, et le represente par la fiction et supposition que les hommes en font. De mesme, quand quelqu'un prend possession de quelque chose pour un autre il n'est pas proprement possesseur, ains celuy pour lequel la possession est prise. Item, quand on fait a l'endroit des statues des princes trespassés tous les honneurs et ceremonies qu'on feroit a l'endroit du roy vivant, comme quand, selon le tesmoignage de Sextus Aurelius Victor, Trajan, ja decedé, triompha a Rome, et sa statue fut assise pour luy au char triomphal. On ne sçauroit dire que telz honneurs soyent proprement portés aux statues, ains aux princes representés par les statues, non d'une representation naturelle, mays d'une representation arbitraire, feinte, et imaginee par l'institution des hommes. Le docte Bellarmin produit ces exemples. Il y en a d'autres non moins a propos ; comme celuy qui est recité par Nicetas Choniates, au Livre cinquiesme des gestes de l'empereur Manuel Comnenus, de l'image de Nostre Dame assise sur un char triomphal d'argent doré, et menee parmi la ville de Constantinople, en reconnoissance de la victoire obtenue sur les Pannoniens par l'Empereur, a la faveur de l'intercession de la glorieuse Vierge. Car, qui ne voit en ceste celebrité le triomphe deferé non a l'image, mays a Nostre Dame representee par l'image ? et de plus, ceste image representer la Vierge, non d'une simple representation selon sa portee naturelle, mays d'une representation instituee [347] par la fiction et estimation arbitraire des hommes ? Ainsy voit-on ordinairement les effigies et images deshonnorees pour les malfaiteurs qu'on ne peut attrapper : on pend et brusle leurs representations en leur place, comme si c'estoit eux, et lhors le deshonneur ne se fait pas a l'image proprement, mays au malfaiteur au lieu duquel elle est supposee ; aussi ne dit-on pas, on a pendu l'image de tel ou tel malfaiteur, mays plustost, on a pendu tel et tel en effigie, d'autant que telles executions ne se font sur les images sinon entant qu'en icelles on tient, par la fiction du droit, les malfaiteurs estre chastiés, desfaitz et punis.
Les images, donques, outre leur faculté naturelle qu'elles ont de representer les choses desquelles elles sont images, par la convenance et proportion qu'elles ont avec icelles, peuvent estre employees a une autre representation et lieutenance par la fiction et institution des hommes. Et c'est ainsy, pour revenir au point, que l'image de la Croix, outre la naturelle qualité qu'elle a de representer Jesus Christ crucifié, qui la rend honnorable d'un honneur de latrie imparfaitte, outre cela, dis-je, elle peut estre destinee et mise en œuvre par le choix et fiction des hommes a tenir le lieu et la place du Crucifix, ou plustost de la vraye Croix entant que jointe au Crucifix : et consideree en ceste sorte, l'honneur et reverence qu'on luy fait ne vise proprement qu'au Crucifix, ou a la Croix jointe au Sauveur, et non a l'image de la Croix, qui n'a autre usage, en ce cas, que de prester son exterieure presence pour recevoir les actions exterieures deuës au Crucifix, au lieu et place d'iceluy qu'elle represente et signifie, et cela sert a l'exterieure protestation de l'adoration que nous faisons au Crucifix.
Ce fut a ceste consideration que le glorieux Prince des Apostres, saint Pierre, estant cloué sur la croix, disoit au peuple : « Cestuy-ci est le bois de vie, auquel le Seigneur Jesus estant relevé tira toutes choses a soy, cestuy-ci est l'arbre de vie auquel fut crucifié le cors du Seigneur Sauveur » ; ainsy qu'Abdias Babylonien [348] recite (si le tiltre du livre ne ment) au Livre premier du Combat Apostolique. Et l'autre Apostre, aisné de saint Pierre : « Je te salue, o Croix, qui as esté dediee au cors de Jesus Christ, et ornee par les perles de son cors ; o bonne Croix, qui as pris ta beauté et ton lustre des membres du Seigneur », et ce qui suit, au recit des prestres d'Achaïe. Qui ne void que les croix ni de l'un ni de l'autre des freres n'estoyent pas la vraye Croix du Sauveur ? et neanmoins ilz s'addressent a icelles ne plus ne moins comme si c'eust esté la mesme Croix de salut. D'ou vient cela, sinon qu'ilz consideroyent ces croix-la en guise et au lieu de la vraye Croix ? Et c'est ainsy que l'Eglise ordonne que le jour du Vendredi Saint le peuple, prosterné a genoux, vienne bayser l'image de la Croix ; car ce n'est pas a l'image que l'on monstre que cest honneur se fait, sinon entant qu'elle represente Jesus Christ crucifié tel qu'il estoit au jour de sa Passion, duquel elle tient la place pour recevoir ceste action exterieure simplement, sans que l'intention s'arreste aucunement a la figure presente. Et qu'il soit ainsy, on use de paroles qui le descouvrent asses, car celuy qui fait le saint office chante : « Ecce lignum Crucis, Voici le bois de la Croix, auquel le salut du monde a esté pendu ; » et on luy respond : « Venes et adorons. » Or on ne regarde point si l'image proposee est de bronze, ou d'argent, ou d'autre matiere, qui monstre asses que lhors qu'on l'appelle bois, c'est entant qu'on la presente au lieu et en guise de la vraye Croix. Et de fait, comme on attribue tous les honneurs des jours de la Nativité, Passion et Resurrection de Nostre Seigneur aux jours qui les representent [349] et tiennent leur place, selon l'institution des anniversaires et commemorations qu'on en fait, aussi fait-on pareilz honneurs a l'image de la Croix, quant a l'exterieur, qu'au Crucifix, mais ce n'est que pour commemoration, et en vertu de la supposition que l'on fait que l'image represente le Crucifix et soit en son lieu a la reception de ces ceremonies exterieures. Certes, il est mal aysé de contourner a autre sens les exterieurs honneurs faitz anciennement a l'Arche de l'alliance ; et les Anglois honnorent, a mesme consideration, le siege vuide de leur Reyne. Or, comme que ce soit, quand on honnore ou la Croix en guise du Crucifix, ou autre chose quelle que ce soit au lieu de ce qu'elle represente, on les honnore aussi improprement qu'elles sont improprement ce qu'elles representent. L'adoration, donques, faitte a la Croix en ceste sorte, n'est proprement adoration qu'a l'esgard du Crucifix, et a l'endroit de la Croix ce n'est qu'une adoration impropre et representative.
On peut dire que la Croix est encor adoree, selon quelque exterieure apparence, quand on prie Dieu devant la Croix sans autre intention que de monstrer qu'on prie en vertu de la mort et Passion du Sauveur ; mais on peut beaucoup mieux dire que cela n'est adorer la Croix ni peu ni prou, puysque ni l'action exterieure ni l'interieure n'est dressee a la Croix ; ne plus ne moins que lhors que nous adorons du costé d'Orient, selon l'ancienne tradition, nous n'adorons en aucune façon l'Orient, mais monstrons seulement que nous adorons Dieu tout puissant, qui s'est levé a nous d'en haut pour esclairer tout homme venant en ce monde.
Au demeurant, les pieces du vray bois de la Croix, telles que nous les avons aujourd'huy, estans mises en forme de croix (comme est la sainte Croix d'Aix en Savoye), outre les sortes d'honneur qu'elles meritent par maniere de reliques, peuvent avoir tous les usages de l'image de la Croix. C'est pourquoy la bienheureuse Paule, adorant la vraye Croix qui estoit en Hierusalem de son tems, se prosternoit devant elle comme si elle y [350] eust veu le Sauveur pendant, au recit de saint Hierosme en son epitaphe. De mesme, le signe de la Croix fait par le mouvement a tous les usages des images de la Croix, et par consequent part a tous les honneurs ; et outre cela il a encor pour son particulier et ordinaire honneur d'estre une briefve et puissante oraison, a rayson dequoy il est tres venerable. [351]
Mais une grande objection semble encor demeurer sus pied, car il est escrit : Tu n'auras point autres dieux devant moy. Tu ne te feras aucune idole taillee, ni similitude quelconque des choses qui sont au ciel en haut, ni en la terre a bas, ni des choses qui sont es eaux sous terre, tu ne les adoreras ni serviras : car je suis le Seigneur ton Dieu, fort, jaloux. Il est donq defendu d'avoir les images de la Croix et autres quelconques. Les schismatiques et autres adversaires de l'Eglise font profession de puiser en ce commandement toutes les injures execrables qu'ilz vomissent contre les Catholiques, comme quand ilz les appellent idolatres, superstitieux, punais, forcenés, insensibles, ainsy que fait le petit traitteur en plusieurs endroitz. Il ne sera donq que bon de le bien considerer touchant la prohibition qu'il contient, de ne faire similitude quelconque, qui est ce qui touche a nostre propos. Or j'en ay rencontré quattre signalees interpretations.
I. Les Juifz prennent tant a la rigueur les motz de ceste defense, qu'ilz rejettent toutes images de quelle sorte qu'elles soyent, et leur portent une grande haine, [352] comme le petit traitteur dit. Ceste opinion est du tout barbare. Les images des Cherubins, lions, vaches, pommes-graines, palmes, Serpent d'airain, sont approuvees en l'Escriture ; les enfans de Ruben, Gad et Manassé firent la semblance de l'autel de Dieu, et leur œuvre est approuvee ; les Juifz monstrent a Jesus Christ l'image de Cesar, et il ne la rejette point ; l'Eglise a eu de tous tems l'image de la Croix, ainsy que j'ay monstré au second Livre ; par nature, on fait la similitude de soy mesme aux yeux des regardans, en l'air, en l'eau, au verre, et la peinture est un don de Dieu et de nature. Ceste interpretation, donq, combat l'Escriture, l'Eglise, la nature, et n'est aucunement sortable aux paroles precedentes, qui defendent pluralité de dieux, a quoy la defense des images ne sert a rien, ni aux paroles suivantes, qui defendent l'adoration des similitudes, car a quoy faire defendre l'adoration, s'il n'est loysible de les avoir ni faire ? si on defend d'avoir simplement aucune similitude, qu'est-il besoin d'en defendre l'adoration ?
II. Un tas de schismatiques et chicaneurs confesse qu'il n'est pas defendu, au commandement dont il est question, d'avoir et faire des similitudes et images, mais seulement de les mettre et faire es eglises et temples. Ceste opinion est plus notoirement contraire a l'Escriture que la precedente : car les Juifz et Mahometains ont au moins pretexte es motz du commandement, qui portent tout net qu'on ne face aucune similitude ; mais ceux de ceste autre ligue ne sçauroyent produire un seul brin de l'Escriture qui porte qu'il soit moins loysible d'avoir des images es eglises qu'ailleurs. Les Juifz ont au moins quelque escorce de l'Escriture a leur advantage en ce point, mais ceux ci, qui ne font que crier l'Escriture, n'en ont ni suc ni escorce, et neanmoins, qui ne les croira a leur parole ilz le proclameront [353] idolatre et antechrist. Mais ou fut-ce, je vous prie, que les images des Cherubins, vaches, lions, grenades et palmes estoyent anciennement, sinon au Temple ? et quant aux Cherubins, au lieu le plus sacré. Voyla un grand exemple pour nous, qui le nous veut arracher des mains il doit apporter une grande authorité a garend ; nostre exemple est en l'Escriture, il faut une aussi grande authorité pour nous en prohiber l'imitation, il ne suffira pas d'y apporter des discours. Dieu proposa l'ornement des images en ce vieux Temple, a la veuë d'un peuple si enclin a l'idolatrie ; qui gardera l'Eglise d'orner les siens des remembrances de la Croix et des glorieux soldatz qui, sous cest Estendart, ont abattu toute l'idolatrie ? Aussi, certes, l'a-elle fait de tous tems ; jamais elle n'eut temple (qu'on sçache) sans Croix, comme j'ay prouvé ci dessus. Que si les eglises sont maysons du Roy des roys, les ornemens y sont fort convenables ; le temple est image du Paradis, pourquoy n'y logera-on les portraitz de ce qui est en Paradis ? quelles plus saintes tapisseries y peut-on attacher ? Et outre tout cela, ceste interpratation, tant prisee par les novateurs, ne joint aucunement a l'intention de la loy qui veut rejetter toute idolatrie ; car, ne peut-on pas avoir des idoles et idolatrer hors les temples aussi bien que dans iceux ? Certes, l'idole de Laban ne laissoit pas d'estre idole, encor qu'elle ne fust en l'eglise ou Temple, ni le veau d'or aussi. Ce commandement, donq, ne rejetteroit pas asses toute idolatrie.
III. Autres ont dit que par ceste defense les autres ressemblances ne sont rejettees, sinon celles qui sont faittes pour representer immediatement et formellement Dieu selon l'essence et nature divine. Et ceux ci ont dit la verité quant a ce point, que les images de Dieu, a proprement parler, sont defendues ; mais ilz ont mal entendu le commandement, estimans qu'autres similitudes n'y soyent defendues sinon celles de Dieu.
Qu'ilz ayent bien dit quant au premier point, il n'y a point de doute, car ilz parlent des images exterieures, corporelles et artificielles. Or telles images, a proprement [354] parler, doivent representer aux sens exterieurs la forme et figure des choses dont elles sont images, par la similitude qu'elles ont avec icelles : mais le sens exterieur n'est pas capable d'apprehender par aucune connoissance la nature de Dieu, infinie et invisible ; et quelle forme ou figure peut avoir similitude avec une nature qui n'a ni forme ni figure, et qui est nompareille ? Ce qui soit dit sans rejetter les images esquelles on represente Dieu le Pere en forme d'un viellard, et le Saint Esprit en forme de colombe ou de langues de feu ; car elles ne sont pas images de Dieu le Pere, ou du Saint Esprit, a proprement parler, mais sont images des apparences et figures par lesquelles Dieu s'est manifesté, selon l'Escriture, lesquelles apparences et figures ne representoyent pas Dieu par maniere d'images, mais par maniere de simples signes. Ainsy le buisson ardent et semblables apparences n'estoyent pas images de Dieu, mais signes d'iceluy ; et tous les portraitz des choses spirituelles ne sont pas tant portraitz de ces choses-la, comme des formes et apparences par lesquelles ces choses-la ont esté manifestees. On ne rejette pas nomplus les images ou figures mistiques, comme d'un aigneau pour representer le Sauveur, ou de colombes pour signifier les Apostres, car ce ne sont pas images des choses qu'elles signifient, nomplus que les motz, ou les lettres, des choses qu'elles denotent ; elles representent seulement, aux sens exterieurs, des choses lesquelles, par voye de discours, remettent en memoire les choses mistiquement signifiees par quelque secrette convenance. Bien que je serois d'advis, apres le docte Bellarmin, qu'on ne multipliast pas beaucoup de telles images des choses invisibles, et qu'il ne fust loysible d'en faire sans le jugement de quelque discret theologien.
Mays au bout de la, je dis que le commandement de Dieu a beaucoup plus d'estendue que ne porte ceste consideration ; car, si ce commandement ne defend que les images de la Divinité, a quoy faire sera-il particularisé de ne faire similitude quelconque des choses qui [355] sont au ciel, en terre et es eaux ? Item, qui adoreroit l'idole d'une chose creée, ne seroit-il pas idolatre, contre ce commandement ? Donques, ceste interpretation n'est pas legitime ni sortable a la loy.
IV. Voici donques en fin la droitte et chrestienne intelligence de ce commandement, deduitte par ordre le plus briefvement et clairement que je sçauray :
1. L'idolatrie gist en deux sortes d'actions : les unes sont interieures, par lesquelles on croit et reconnoit pour Dieu ce qui n'est pas Dieu ; les autres sont exterieures, par lesquelles on proteste de l'interieur par les inclinations et sousmissions exterieures. Les premieres actions peuvent estre sans les secondes, et semblablement les secondes sans les premieres ; car celuy qui est affectionné aux idoles, quoy qu'il n'en face aucune demonstration, il est idolatre, et celuy qui volontairement adore ou honnore les idoles exterieurement, quoy qu'il ne leur aye aucune affection, il est idolatre exterieurement, et tant l'un que l'autre offense l'honneur deu a Dieu. Or, les actions interieures d'idolatrie sont defendues par ces paroles : Tu n'auras point d'autres dieux devant moy ; les exterieures sont rejettees par les suivantes : Tu ne te feras point d'idole, ni similitude quelconque, tu ne les adoreras point ni serviras ; lesquelles deux prohibitions, ne visans qu'a un mesme but de rejetter toute idolatrie, ne font qu'un seul commandement constitué de deux parties. Que s'il est ainsy, comme je n'en doute point, ceste prohibition de ne faire aucune similitude se doit entendre non absolument et simplement, mais selon la fin et intention du commandement, comme s'il estoit dit : Tu n'auras point d'autres dieux que moy ; tu ne te feras aucune idole, ni aucune similitude, a sçavoir, pour l'avoir en qualité de Dieu, ni les adoreras point ni serviras en ceste qualité-la ; en maniere que tout ce qui est porté en ce commandement soit entierement rapporté a ce seul point, de n'avoir autre Dieu que le vray Dieu, de ne donner a chose quelconque l'honneur deu a sa divine Majesté, et en somme de n'estre point idolatre. [356]
2. Mais si quelqu'un veut debattre que la prohibition de n'avoir autre que le seul vray Dieu soit un commandement separé de l'autre defense, Tu ne te feras aucune idole ou semblance quelconque, pour ne m'amuser a le convaincre par vives raysons que je pourrois produire a ce propos, je me contenteray qu'il m'accorde, que la prohibition de ne faire aucune similitude et de les adorer n'est qu'un mesme et seul commandement (ce que, certes, on ne peut nier en aucune façon, sinon que, contre la pure et expresse Escriture, on veuille faire plus de dix commandemens en la Loy, et qu'on veuille lever a ces loys le nom de Decalogue). Car, si ce n'est qu'un seul commandement qui defende de ne faire semblance quelconque et de ne les adorer, il faut que l'une ou l'autre des deux parties qu'il contient soit la principale et fondamentale, et que l'autre se rapporte a elle, comme a son but et projet : que si l'une ne se rapportoit a l'autre et n'en dependoit, ce seroyent deux commandemens et non un seul. Or, je vous prie, quelle jugera-on estre la principale partie de ce second commandement (je parle ainsy pour eviter debat), ou ceste-ci : Tu ne te feras aucune idole taillee, ni similitude quelconque, ou celle-ci : Tu ne les adoreras ni serviras ? Pour vray, on ne peut dire que la prohibition de ne faire aucune similitude soit le projet et but de tout le commandement, car a ce conte-la il ne faudroit avoir ni faire image quelconque, qui est une rage trop expresse. Et d'ailleurs, comme pourroit-on reduire la prohibition de n'adorer les similitudes a celle-la de ne les faire point ? S'il est defendu de ne les faire, a quel propos defendre de ne les adorer ? Puysque sans les faire on ne les peut adorer, il y auroit une trop grande superfluité en ce commandement, de plus qu'aux autres. Donques, la principale partie de ce commandement, qui est toute sa substance, son intention et projet, est la prohibition de n'adorer ni servir aux idoles et similitudes des choses creées ; et l'autre prohibition, de ne les faire point, se rapporte a ne les adorer point ni servir, comme s'il estoit dit : Tu ne te feras aucune [357] idole ni semblance quelconque, pour les adorer et servir.
Voyla le vray suc de ce commandement, ce qui se peut connoistre evidemment par les grans advantages que ceste interpretation tient sur toutes les autres, car :
1. Elle est puisee tout nettement de la parole de Dieu, en laquelle ce qui est dit obscurement en un lieu a accoustumé d'estre dit plus clairement en un autre, notamment es articles d'importance et necessaires. Or, ce qui est dit ici par reduplication de negative, Tu ne feras aucune idole, ni semblance quelconque, tu ne les adoreras ni serviras, est mis au Levitique purement et simplement, ainsy que nous le declairons, en ceste sorte : Vous ne vous feres aucune idole et statue, ni dresseres des tiltres, ni mettres aucune pierre insigne en vostre terre pour l'adorer. Et en l'Exode, Dieu inculquant son premier commandement, Vous ne vous feres point des dieux d'argent ni d'or, dit-il, monstrant asses que s'il a defendu de ne faire aucune similitude, ce n'est sinon a fin qu'on ne les face pour idolatrer.
2. Ceste interpretation joint tres bien a toutes les autres pieces non seulement du premier commandement, mays de toute la premiere Table, lesquelles ne visent qu'a l'establissement du vray honneur de Dieu ; car elle leve toute occasion a l'idolatrie et a toute superstition qui peut offenser la jalousie de Dieu, sans neanmoins lever le droit usage des images, ni imposer a Dieu une jalousie desreglee et excessive, selon ce que j'ay dit en l'Avant-Propos.
3. Et comme ceste interpretation ne rejette aucunement le vray usage des images, en quoy les Juifz et Turcz errent, aussi rejette-elle et abolit tout usage des images, statues et similitudes qui est contraire a l'honneur de Dieu, non seulement es temples et eglises, ce qui ne suffit pas, comme pensent follement plusieurs novateurs, ni seulement des similitudes faittes pour representer la Divinité, qui ne suffit pas nomplus, comme estiment plusieurs autres, mais absolument [358] tout usage idolatrique : qui est le vray et unique projet de ce premier commandement.
4. Adjoustes la convenance de l'idolatrie interieure avec l'exterieure. L'idolatrie [intérieure] ne consiste pas a se representer en l'ame les creatures par les especes et images intelligibles, mais seulement a se les representer comme divinités ; tout de mesme, l'idolatrie exterieure ne consiste pas a se representer les creatures par les ressemblances et images sensibles, mais seulement a se les representer comme divinités : si que, comme le commandement, Tu n'auras autres dieux devant moy, ne defend point de se representer interieurement les creatures, aussi la prohibition, Tu ne te feras similitude quelconque, ne defend pas de se representer exterieurement les creatures, mais de les representer pour Dieu en les adorant et servant ; c'est cela seul qui est defendu, tant pour l'interieur que pour l'exterieur.
5. Et de plus, ceste interpretation est du tout conforme a la tres ancienne et catholique coustume de la sainte Eglise, laquelle a tousjours eu des images, notamment de la Croix, qui est autant a dire comme asseurer qu'elle est selon l'intention du Saint Esprit. Bref, le dire de Tertullien est tout vray : « Non videntur similitudinum prohibitarum legi refragari non in eo similitudinis statu deprehensa ob quem similitudo prohibetur : Ces choses-la ne semblent contrarier a la loy des similitudes prohibees, lesquelles ne se retrouvent en l'estat et condition de similitude pour lequel la similitude est defendue. »
Que l'on ayt, donques, des images de la Croix aux champs, es villes, sur les eglises, dans les eglises, sur les autelz ; tout cela n'est que bon et saint, car estant fait et institué et prattiqué pour la conservation de la memoire que nous devons avoir des benefices de Dieu, et pour honnorer tant plus sa divine bonté, ainsy que j'ay monstré tout au long de ces Livres, il ne sçauroit [359] estre defendu en la premiere Table, qui ne vise qu'a l'establissement du vray service de Dieu et abolissement de l'idolatrie. De mesme, que l'on honnore la Croix en tout et par tout, puysqu'on ne l'honnore que pour tant plus honnorer Dieu ; que toute la veneration qu'on luy porte est relative et dependante, ou accessoire, a l'endroit de la supreme adoration deuë a sa divine Majesté ; que ce n'est qu'une branche de ce grand arbre : cela n'est en façon quelconque defendu, puysque ceste semblance et figure n'est pas employee a l'action pour laquelle les similitudes sont prohibees, qui est l'idolatrie. Car la Croix, prinse en la façon que la prennent les Catholiques, ne peut estre ni idole ni sujet d'idolatrie, tant s'en faut qu'elle le soit, idole n'estant autre que la representation d'une chose qui n'est point de la condition qu'on la represente, et une image fause, comme dit le prophete Habacuch, et l'apostre saint Paul : or, la Croix represente une chose tres veritable, c'est a sçavoir, la mort et Passion du Sauveur ; et ne la fait-on pas pour l'adorer et servir, mais pour adorer et servir en icelle et par icelle le Crucifix, suivant le vray mot de saint Athanase : Qui adorat imaginem, in illa adorat ipsum Regem. Si que, non seulement le vray usage des sacrees et saintes images n'est aucunement defendu, mais est commandé et comprins par tout ou il est commandé d'adorer Dieu et d'honnorer ses Saintz, puysque c'est une legitime façon d'honnorer une personne, d'avoir fait son image et portrait pour le priser selon la mesure et proportion de la valeur du principal sujet. [360]
Entre tous les novateurs et reformeurs, il n'en a point esté, a mon advis, de si aspre, hargneux et implacable que Jean Calvin. Il n'y en a point qui ayt contredit a la sainte Eglise avec tant de vehemence et chagrin que celuy-la, ni qui en ayt recherché plus curieusement les occasions, et sur tout touchant le point des images. C'est pourquoy, ayant rencontré en ses Commentaires sur Josué une grande et claire confession en faveur du juste usage des images, je l'ay voulu mettre en ce bout de livre, a fin qu'on connoisse combien la verité de la creance Catholique est puissante, qui s'est eschappee et levee des mains de ce grand et violent ennemy qui la detenoit en injustice. Or, a fin que tout soit mieux poisé, je mettray et son dire et le sujet de son dire au long.
Les enfans d'Israël estoyent des-ja saisis de la terre de promission, les lotz et portions avoyent esté assignés a une chacune des tribus, si que le grand Josué estima de devoir congedier les Rubenites, Gadites, et la moitié des Manasseens, lesquelz, ayans des-ja prins et receu le lot de leur partage au dela du Jordain, avoyent neanmoins assisté en tout et par tout au reste des enfans d'Israël, pour les rendre paisibles possesseurs de la part du païs que Dieu leur avoit promis, comme se rendans evictionnaires les uns pour les autres. Estans donques congediees les deux tribus et demy [361] pour se retirer au lieu de leurs partages en la terre de Galaad, arrivees qu'elles furent es confins et limites du Jordain, elles y dresserent un autel d'infinie grandeur. Les Israëlites qui estoyent demeurés en Canaan eurent nouvelles de l'edification de cest autel, et douterent que les Rubenites, Gadites et ceux de la my-tribu de Manassé ne voulussent faire schisme et division en la religion, d'avec le reste du peuple de Dieu, au moyen de cest autel. Dequoy pour sçavoir la vraye verité, ilz leur envoyerent en ambassade Phinees, filz du grand sacrificateur Eleazar, lequel, presupposant une mauvaise intention en l'edification de cest autel, tança bien asprement de prime face les bastisseurs d'iceluy, comme s'ilz eussent voulu innover en matiere de religion, et dresser autel contre autel. A quoy les deux tribus et demy firent response qu'ilz craignoyent qu'a l'advenir la posterité des autres tribus ne voulust forclorre leurs enfans de l'acces du vray autel qui estoit en Canaan, sous pretexte de la separation que le Jordain faisoit entre l'habitation des uns et des autres, d'autant que l'une estoit deça et l'autre dela laditte riviere. Et pourtant nous avons dit, ce furent leurs paroles, que s'ilz veulent nous dire ainsy, ou a nostre posterité, alhors nous leur dirons : voyes la similitude de l'autel de l'Eternel, que nos peres avoyent fait, non point pour l'holocauste ni pour le sacrifice, ains a ce qu'il soit tesmoin entre vous et nous. Calvin traduit ainsy, et sur l'excuse des deux tribus et demy fait ce commentaire : « Neanmoins si semble-il qu'il y a eu encor quelque faute en eux, a cause que la Loy defend de dresser des statues de quelque façon qu'elles soyent : mays l'excuse est facile, que la Loy ne condamne nulles images sinon celles qui servent de representer Dieu ; ce pendant, de lever un monceau de pierres en signe de trophee, ou pour tesmoignage d'un miracle qui aura esté fait, ou pour reduire en memoire quelque [362]
enefice de Dieu excellent, la Loy ne l'a jamais defendu en passage quelconque, autrement et Josué et plusieurs saintz Juges et Roys qui sont venuz apres luy se fussent souillés en une nouveauté profane. »
Ce Commentaire est considerable, car ce fut la derniere besoigne de son autheur (comme dit Beze en sa preface sur iceluy), et qui le represente le mieux, et partant ce qu'il y a dit doit prevaloir contre tout ce qu'il a dit en ses autres escritz, inconsiderement et eschauffé au desbat qu'il avoit suscité. Mays, sur tout, le texte porte une signalee consideration pour l'establissement du juste usage des images et remembrances des choses saintes : considerons-le donques, et finissons tout ce Traitté au nom de Dieu. [363]
Donques, les deux tribus et demy, d'une part, furent recherchees comme suspectes de schisme, a cause de la remembrance de l'autel qu'elles avoyent erigee, et nous, de l'autre costé, sommes chargés d'idolatrie et accusés de superstitions pour les images de l'autel de la Croix, que nous dressons et eslevons par tout. Les accusations sont presque semblables, mais :
I. Les accusés et accusateurs de part et d'autre sont extremement differens ; car les accusateurs des deux tribus et demy ce furent les dix tribus d'Israël, lesquelles, a l'esgard des deux et demy, 1. estoyent le gros et le cors de l'Eglise, les deux et demy n'en estoyent qu'un membre et portion ; 2. les dix estoyent en possession du vray tabernacle et autel, les deux et demy n'en avoyent que la communication ; 3. les dix tribus avoyent en elles et de leur costé la chaire de Moyse, la dignité sacerdotale, l'authorité pastorale et succession Aaronique, les deux et demy n'estoyent qu'un simple peuple et parcelle de la bergerie. Tout cela estoit un grand droit apparent et solide aux dix tribus, pour entreprendre la correction du fait des deux tribus et demy, lesquelles, en multitude, dignité et prerogative, leur estoyent du tout inferieures. [364]
Mais si nous considerons nostre condition, de nous qui sommes Catholiques, et celle des novateurs qui nous accusent si asprement, nous verrons que tout y va a contrepoids, 1. Les Catholiques, qui sont les accusés, sont le tige et cors de l'Eglise ; les novateurs ne sont que branches taillees et membres retranchés, 2. Les Catholiques sont en une ferme et indubitable possession du tiltre de vraye Eglise, tabernacle de Dieu avec les hommes, autel sur lequel seul l'odeur de suavité est aggreable a Dieu ; les novateurs qui ne font que naistre de la terre, comme potirons, n'en ont qu'une vaine et fade usurpation. 3. Les Catholiques ont en eux et a leur faveur la chaire de saint Pierre, la dignité sacerdotale, l'authorité pastorale, la succession Apostolique ; leurs accusateurs sont nouveaux venuz, sans autre chaire que celles qu'ilz se sont faittes eux mesmes, sans aucune dignité sacerdotale, sans authorité pastorale, sans aucun droit de succession, ambassadeurs sans estre envoyés, delegués sans delegation, messagers sans mission, enfans sans pere, executeurs sans commission. Ce sont des pointz qui rendent suspecte, ains convaincue d'attentat, toute la procedure des censures que les reformeurs font contre nous qui sommes Catholiques, auxquelz ilz sont inferieurs en tant et tant de façons, et si notoirement.
II. Il y a encor une autre difference, entre le sujet de l'accusation faitte contre les deux tribus et demy par le reste d'Israël, et de celle que les novateurs font contre nous, laquelle est bien remarquable. L'erection des remembrances et similitudes servit d'occasion a l'une et a l'autre accusation : a l'une, l'erection de la similitude de l'autel de la Loy, a l'autre, l'eslevation de la remembrance de l'autel de la Croix ; mays il y a cela a dire entre l'une et l'autre erection, que l'erection de la similitude de l'autel de la Loy estoit une œuvre notoirement nouvelle, qui, partant, meritoit bien d'estre consideree comme elle fut avec un peu de soupçon, et que l'approbation d'icelle fust precedee d'un bon examen ; mays l'erection de la similitude de l'autel de la [365] Croix, prattiquee de tous tems en l'Eglise, portoit par son antiquité une ample exemption de toute censure et accusation.
III. De plus, il y eut encor une grande difference en la maniere de proceder a l'accusation ; les dix tribus, quoy que superieures aux deux et demy, ne se ruent pas de premiere volee a la guerre, mais : 1. envoyent une honnorable legation aux accusés pour sçavoir leur intention touchant l'edification de leur autel nouveau ; et a cest effect, 2. ilz employent l'authorité sacree de leur Grand Prestre et Pasteur, et la civile de leurs principaux chefz ; 3. ne demandans pas absolument que l'autel dont il estoit question fust rasé et renversé, mais simplement que les deux tribus et demy, en edifiant un autre autel, ne facent aucun schisme ou division en la religion ; 4. et n'alleguent point d'autre autheur de leur correction que l'Eglise : Voici que dit toute la congregation de l'Eternel. O sainte et saine procedure.
Tout au contraire, les reformeurs qui sont nos accusateurs, quoy que notoirement inferieurs, 1. se sont de plein saut jettés aux foudres, tempestes et gresles de calomnies, injures, reproches, diffamations, et ont armé leurs langues et leurs plumes de tous les plus poignans traitz qu'ilz ont sçeu rencontrer entre les despouïlles de tous les anciens ennemis de l'Eglise, et tout aussi tost les ont dardés avec telle furie, que nous serions des-ja perduz, si la verité divine ne nous eust tenuz a couvert sous son impenetrable escu (je laisse a part la guerre temporelle suscitee par ces evangelistes empistolés par tout ou ilz ont eu acces) ; 2. et a leur pretendue reformation n'ont employé que la prophane audace des brebis contre leurs pasteurs, des sujetz contre leurs superieurs, et le mespris de l'authorité du Grand Prestre evangelique, lieutenant de Jesus Christ ; 3. renversans, brisans et rompans, de leur propre authorité, les Croix dressees, sans autre examen de la droitte pretention ni du droit pretendu de ceux qui les avoyent eslevees ; 4. contre le manifeste consentement de toute [366] l'Eglise, contredisans ouvertement a toute la congregation de l'Eternel, aux Conciles generaux, au perpetuel usage des Chrestiens.
Ces si grandes differences entre nos accusateurs, leur sujet et maniere de proceder, d'une part, et les accusateurs, ou plustost correcteurs, des deux tribus et demy, leur sujet et maniere de proceder, de l'autre part, presupposent une autre quatriesme difference, et en produisent une cinquiesme.
IV. Elles presupposent une grande difference en l'intention des uns et des autres. Les dix tribus n'avoyent autre projet que d'empescher le schisme et division, ce fut la charité qui les poussa a cest office de correction. Qui pourra asses louer le zele qu'ilz font paroistre en l'offre qu'ilz font a ceux qu'ilz veulent corriger ? Que si la terre de vostre possession est immonde, passes en la terre de la possession de l'Eternel, en laquelle le tabernacle de l'Eternel a sa demeurance, et ayes vos possessions entre nous, et ne vous rebelles point etc. C'est un offre digne de la congregation de Dieu.
Au contraire, toutes les poursuites des reformeurs contre nous ne respirent que sedition, haine et division ; leurs offres ne sont que de leur quitter le gouvernement de l'Eglise, les laisser regenter et maistriser, passer sous le bon playsir de leurs constitutions. Et quant au point particulier dont il est question, ilz ont fait voir clairement qu'ilz n'ont esté portés d'autre affection au brisement et destruction des Croix de pierre et de bois, que pour ravir et envoler celles d'or et d'argent, renversans l'ancienne discipline Chrestienne qui ne donne prix a la Croix que pour la figure, puysqu'ilz ne la prisent que pour la matiere.
V. Mays en fin que s'est-il ensuivi de tant de diversités ? Certes, ce qu'on en devoit attendre : de differentes causes, differens effectz. Les dix tribus, lesquelles, par tant de prerogatives et raysons, avoyent le droit de [367] correction, n'eurent pas si tost ouÿe la declairation de l'intention des deux tribus et demy, qu'ilz la reçoivent amiablement et, sans presser d'aucune replique ni recharge la response et excuse des accusés, se reposent tout entierement sur leur parole. La charité les pousse egalement a se formaliser sur l'erection de l'autel nouveau et a recevoir l'excuse de ceux qui l'avoyent erigé ; le cas neanmoins estoit extremement chatouilleux en cas de religion, la separation des habitations rendroit le soupçon du schisme fort juste : mais, charité est toute patiente, ell'est benigne, elle ne pense point mal, elle ne se plaist point sur l'iniquité, mais se complaist a la verité, elle croit tout, elle espere tout.
Au rebours, l'Eglise Catholique, avec tant de signalés advantages et de si claires marques de son authorité et sainteté, ne peut trouver aucune excuse si sacree, ni faire aucune si solemnelle justification de son dessein en l'erection et honneur des Croix, que ses accusateurs ne taschent de contourner a impieté et idolatrie, tant ilz sont accusateurs naturelz des freres. Nous avons beau protester de la bonté de nos intentions et de la blancheur de nostre but, ces nouveaux venuz, ces Abirons, ces Micholistes mesprisent tout, prophanent tout. Il n'y a excuse qu'ilz n'accusent, il n'y a rayson qui les paye. On ne peut vivre avec eux, sinon les pieds et mains liés pour se laisser traisner a tous les precipices de leurs opinions. Ilz ne regardent qu'au travers de leurs desseins ; tout ce qu'ilz voyent leur semble noir et renversé et avoir mestier de leur main reformatoire, tant ilz sont esperduëment reformeurs. Nous gravons sur le fer et le cuivre, et protestons devant le ciel et la terre, que
Mais Dieu, lequel, mort en Croix,
De son sang la Croix honnore ;
que nous ne faisons l'image de la Croix pour representer la Divinité, mais en signe de trophee pour la [368] victoire obtenue par nostre Roy, pour tesmoignage du grand miracle par lequel la vie s'estant rendue mortelle, elle rendit la mort vivifiante, et pour reduire en memoire l'incomprehensible benefice de nostre Redemption. A Calvin, auquel ces occasions semblent legitimes pour dresser des representations (nonobstant la rigueur des motz de la Loy), quand il s'agit d'excuser les deux tribus et demy, a Calvin, dis-je, et aux autres reformeurs, ce ne sont qu'hipocrisies, abus et abomination en nous. Pour deduire la drogue de leur reformation, ilz taschent a difformer et rendre suspectes les mieux formees intentions. Nos saintes excuses, ou plustost nos saines declairations, qu'ilz devroyent recevoir pour le repos et tranquillité de leur tant inquietee conscience, sans plus s'effrayer et tremousser en la vanité des songes qu'ilz font sur la pretendue idolatrie de la Croix, c'est cela mesme qu'ilz rejettent et abhorrissent le plus, et l'appellent « Endormie », par mespris et desdain. Ce sont ennemis implacables ; leur cœur est de bouë, la clairté l'endurcit ; il n'y a satisfaction qui les contente ; si on ne se rend a la merci de leur impiteuse correction, la rage de leur mal-talent ne reçoit aucun [369] remede. Que ferons-nous donq avec eux ? cesserons-nous de nous employer a leur salut, puysqu'ilz n'en veulent pas seulement voir la marque ? Mais comme pourrions-nous desesperer du salut d'aucun, emmi la consideration de la vertu et honneur de la Croix ? arbre seul de toute nostre esperance, duquel l'honneur plus reconneu et certain gist en la vertu qu'il a de guerir non seulement les playes incurables et mortelles, mais aussi de guerir la mort mesme, et la rendre plus pretieuse et saine sous son ombre que la vie ne fut onques ailleurs.
Plantés donq sur nos genoux, liés avec les bras de la sainte meditation, liés, dis-je, et noués au pied de cest arbre, o Catholiques mes Freres, plus les paroles, les escritz, les deportemens de nos accusateurs respireront une haine irreconciliable a l'endroit de la Croix et de ses devotz, plus de nostre costé devons-nous souspirer chaudement pour eux, et crier de tout nostre cœur a Celuy qui pend aux branches, pour feuille, fleur et fruit, Seigneur, pardonnes-leur, car ilz ne sçavent ce qu'ils font :
Nostre espoir seul en ces destroitz :
Donne aux bons accroist de justice,
Pardonne aux pecheurs leur malice.
Il n'y a glace qui ne fonde a tel vent, ni telle amertume qui n'adoucisse au plonger de ce bois. C'est la ou doivent nicher toutes nos esperances, et de nostre amendement et de la conversion des devoyés, laquelle il faut aussi ayder par voye de remonstrance et instruction, car Dieu l'a ainsy establi. C'est ce que j'ay desiré faire en cest escrit pour les simples qui en ont plus de besoin, aussi leur cœur plus tendre et humide pourra peut estre bien recevoir l'impression du signe de la Croix d'une si foible main comme est la mienne, la ou les cœurs de pierre et de bronze de ceux qui pensent estre quelque chose ne presteroyent jamais sinon au ciseau et burin de quelque plus ferme ouvrier. Que si [370] Dieu favorise mon projet de quelque desirable effect, si en ce combat que j'ay fait pour son honneur contre ce traitteur inconneu, il luy plaist me mettre en main quelques despouïlles, c'est a luy seul que l'honneur en est deu, c'est en la Croix, comme en un temple sacré, ou elles doivent estre pendues en trophees. Que si mon insuffisance et lascheté me prive de tout autre gain, au moins auray-je ce bon heur d'avoir combattu pour le plus digne Estendart qui fut, est, et sera, et qui est le plus envié du monde.
L'enseigne de la Croix ne fut pas plus tost desployee, qu'elle fut exposee a la contradiction des Juifz, heretiques et perfides, desquelz parlant saint Paul : Plusieurs, disoit-il, cheminent, desquelz je vous parlois bien souvent, et maintenant je le dis en plorant, ennemis de la Croix de Jesus Christ. C'estoyent des reformeurs qui estimoyent indigne de la personne du Filz de Dieu qu'il eust esté crucifié, ainsy que le grand cardinal Baronius deduit doctement et au long en ses Annales. Des lhors, par une suite perpetuelle, les Talmudistes, Samaritains, Mahometains, Wiclefistes, et semblables pestes du monde, ont continué ceste contradiction a l'endroit du saint Estendart, quoy que sous divers pretextes. Les attaques semblent redoubler en nostre aage ; l'Antechrist approche tousjours plus, ce n'est merveille si ses trouppes s'avancent plus dru. Quand cest homme de peché et roy de l'abomination sera venu, ce sera lhors que le drapeau de la Croix sera le plus attaque ; mays face l'enfer tous ses effortz, tous-jours cest Estendart paroistra haut eslevé en l'armee Catholique. Les Apostres, Disciples et premiers Chrestiens, voyans les heretiques estimer la croix indigne de Jesus Christ, mirent en tout et par tout l'usage du signe de la Croix, pour s'honnorer eux mesmes en Jesus Christ, et Jesus Christ en la Croix. Et comme l'Eglise, nomplus que l'Apostre, n'a jamais estimé de sçavoir ni prescher autre que Jesus Christ, et iceluy crucifié, aussi n'a-elle jamais honnoré sinon Jesus Christ, et iceluy crucifié ; non Jesus Christ sans croix, mays [371] Jesus Christ avec sa Croix et en Croix. Nous adorons ce que nous sçavons, or nous sçavons Jesus Christ en Croix et la Croix en Jesus Christ ; c'est pourquoy je fais fin par cest abregé et de la doctrine Chrestienne et de tout ce que j'ay deduit jusques a present, protestant avec le glorieux predicateur de la Croix, saint Paul (mais faites, mon Dieu, que ce soit plus de cœur et d'actions que d'escrit et de bouche, et qu'ainsy je face la fin de mes jours) : Ja n'advienne que je me glorifie, sinon en la Croix de Nostre Seigneur Jesus Christ. Amen. [372]
C'est en cest endroit on l'insolence des reformateurs s'exerce le plus, et plus impudemment. Car une partie d'entr'eux, mal gré bon gré le propre tesmoignage que nous avons de nostre conscience, nous veut persuader que nous tenons les Croix pour des divinités et les adorons de lhonneur deu a Dieu tout puyssant. L'autre partie, reconnoissant fort bien que nous ne recognoissons qu'un seul Dieu et que lhonneur que nous portons a la Croix est tout autre que celuy qui est deu a Dieu, ne laissent pour cela de crier que nous sommes idolatres. Nostre traitteur, pour n'oublier rien au logis, fait l'un et l'autre. Encor quil sache que les placquars quil veut combattre, ne demandent autr'honneur pour la Croix que a cause de la representation quelle fait de Nostre Seigneur, et par consequent un honneur respectif et qui se rapporte ailleurs, si ne laisse-il pas de dire, pag 5 et 6, que ces placquars contiennent choses idolatriques, que nos precheurs prechent l'idolatrie.
En la pag. 27 et 28, il establit deux idolatries : « Quand l'idolatrie paienne a commencé a decliner de jour a autre, au prix que croissoit la lumiere de la doctrine Chrestienne, le Diable a dressé un'idolatrie autant ou plus dangereuse au milieu de la Chrestienté, tellement que les noms des anciennes idoles ont esté changés, mais les choses sont demeurees. » Ainsy sembl'il que cest honneste homme, Dieu me le pardonne, veut dire qu'il y a deux idolatries, l'une payenne et l'autre chrestienne. Mais il n'est pas possible de penser qu'il y ayt un'idolatrie chrestienne, nomplus que des tenebres lumineuses ou des froides chaleurs. Or bien, ce sont des philosophies dignes de telz novateurs, ou il semble ouvertement dire que la Croix nous est autant idole que Venus et Juppiter aux payens. [373]
Mays en la pag. 48. il nous veut prendre par un autre biais : « Quand il est question d'honneur religieux ou conscientieux, ce sont choses non accordantes de donner tout honneur a un seul Dieu et a son Filz, et en departir une portion a aucun homme, ou a la Croix materielle, ou a creature qui soit. » Par ou il semble vouloir dire, qu'encor que nous adorions Jesuschrist et le reconnoissions pour seul Dieu avec le Pere et le St Esprit, nous ne laissons pas d'estr'idolatres disans : Seigneur nous adorons ta Croix, qui sont, dit-il, paroles blasphematoires.
Mais il poursuit : « Vray est que les questionnaires ne se sont pas teuz la dessus, car on a demandé de quelle sorte d'honneur elle devoit estr'adoree. Quelques uns ont dit que la vraye Croix, qui avoit touché au cors de Jesuschrist, devoit estr'adoree de latrie ou pour le moins d'hiperdulie, mais que les autres croix devoyent estre servies de lhonneur de dulie ; cest a dire, que la vraye Croix devoit estre reveree de lhonneur deu a Christ, et les autres croix devoyent estr'honnorees de lhonneur que les serviteurs doivent a leurs maistres : et c'est la belle resolution du present second placquart. »
Or je layss'a part que c'est un mensong'expres que la belle resolution du placquart soit telle que dit ce contrediseur ; car il ne parle ni peu ni prou de latrie, dulie ou hiperdulie, ni ne se sert point de la distinction de la vraye Croix d'avec l'image ou signe d'icelle. Car voicy la resolution du placquart : « Nous devons estre poussés a venerer l'image de la Croix et la dresser par tous les lieux celebres, pour nous esmouvoir a la memoyre du benefice de la mort et Passion de nostre Dieu et Sauveur, auquel soit honneur et gloire, Amen. » Aussi n'estoit ce pas le dessein de l'autheur des placquars sinon de rendre conte, par l'escrit quon distribua a Annemasse, de la devote erection de la Croix que nostre Confrerie y fit, laquelle n'estoit pas une piece de la vraye Croix, mais seulement un'image d'icelle.
Or, bien que d'avoir descouvert le mensonge c'est asses l'avoir refuté, si est ce neanmoins, que par ce que ce traitteur produit ceste doctrine comm'absurde, je veux ici, autant que la briefveté que j'ay entreprins de suivre me le permet, proposer au vray la resolution Catholique touchant lhonneur de la Croix.
Il faut donq sçavoir, premierement, que le mot d'adorer, en la saint'Escriture, ne veut dir'autre chose que faire reverence et veneration, comme de fait c'est sa vraye signification ; si que il ne signifie pas seulement la reverence ou hommage fait a Dieu, mais aussi lhonneur et veneration fait aux hommes, aux Anges et autres choses crees et saintes. Ainsy est il dict, Dominum Deum tuum adorabis : Tu adoreras le Seigr ton Dieu, Deut. 6 et 10, Mat. 4 ; Josué adora l'Ange, Jos. 5 ; aussi fit Balaam, Num. 22, comm'avoyent fait auparavant Abraham, Gen. 18, et Lot, Gen. 19 ; Saül adore l'ame de Samuel, 1. Reg. 28 ; les enfans des prophetes adorent Helisee, 4. Reg. 2 ; Abraham adora le peuple de la terre, c'est a dire, les enfans de Heth, Gen. 23, et David commande que l'on adore l'escabeau des piedz de Dieu par ce quil est saint, c'est a dire, l'Arche de l'alliance. Par ou lon void que le mot d'adorer s'employe pour toute sorte de reverence qui se fait a Dieu, aux Anges, aux hommes saintz, aux hommes non saintz, et aux creatures inanimees ; mais ce seul lieu de Paralipom. 1. c. ult., suffisoit pour tout : Benedixit omnis ecclesia Domino Deo patrum suorum ; et inclinaverunt se, et adoraverunt Deum et deinde Regem. [374]
Et tout de mesme, l'Eglise sainte et ses Docteurs applique ce mot d'adorer pour lhonneur de Dieu et des creatures, selon ce que St Augustin tesmoigne tout ouvertement, que nous autres Latins n'avons point de mot particulier pour signifier le service deu a Dieu seul, mais avons emprunté le mot de latrie des Grecz, l. 10. de Civit. c. 1, et epist. 59, ad Deogratias ; et neanmoins a qui considerera de pres la maniere de parler de l'Escriture et des Anciens, il verra que le mot d'adorer panche un peu plus a la signification de lhonneur deu a Dieu seul, que non pas aux autres. C'est pourquoy, adorer, simplement pris et absolument, signifie en l'Escriture adorer Dieu, Jo. 4 ; et par mesme rayson les Anciens ont quelquefois fait difficulté de l'appliquer a lhonneur des creatures, quoy quilz sceussent que cela se pouvoit faire. Dequoy la rayson est par ce que l'adoration n'appartient pas egalement a Dieu et aux creatures, il y a a dire de l'infinité : l'adoration donques deüe a Dieu est si excellente en comparaison de celle que l'on fait aux creatures, que, ni ayant presque point de proportion, l'adoration des creatures n'est presque pas adoration au pris de celle que l'on fait a Dieu. Comme par exemple, St Hierosme, l. 2. Apol. contr. Rufinum : Veni Bethleem, et præsepe Domini et incunabula adoravi. Et epist. 53, ad Riparium : Non Seraphim et omne nomen quod nominatur et in præsenti seculo et in futuro colimus et adoramus. (Et tamen in epitaphio Paulæ : Vale, o Paula, et cultorem tuum orationibus juva.) Et c. 3. Danielis, in hæc verba, Et statuam quam fecisti non adoramus : Cultores Dei imagines adorare non debent. Et lib. contra Vigilantium : Quis Martires adoravit ? quis hominem putavit Deum ? Voyes vous comm'il prend le mot d'adorer pour un honneur par lequel on estime la chose adoree estre Dieu ?
De mesme St Amb., orat. de ob. Theod. : Invenit Helena Crucem Domini ; Regem adoravit, non lignum utique, quia hic gentilis est error, sed adoravit illum qui pependit in ligno. Et toutefois bien tost apres : Sapienter Helena egit quæ crucem in capite regum levavit et locavit, ut Crux Christi in regibus adoretur ; non insolentia ista sed pietas est, cum defertur sacræ redemptioni. Et peu après il introduit les Juifz disans : Nos crucifiximus quem reges adorant. Ecce et clavus ejus in honore est, et quem ad mortem impressimus remediutn salutis est, atque invisibili quadam potestate dæmones torquet ; et apres : ferro pedum ejus reges inclinantur, clavum Crucis ejus diademati suo præferunt imperatores ; etc.
St Athan., l. contr. Gentil., initio : Solus adoratur Christus. Idem, q. 39 ad Antiochum : Crucis certe figuram ex 2 lignis componentes adoramus. Ser. 3. cont. Arianos : Creatura creaturam non adorat. Et le mesme, lib. de Virginitate : Si homo justus ædes tuas intraverit, cum timore et tremore occurrens illi adorabis humi ad pedes illius, non enim eum sed Deum adorabis qui illum mittit.
Epiph., hær. 79, Collyridianorum : Sit in honore Maria, Dominus adoretur. Et le mesme, De laudibus Stæ Mariæ Deiparæ, parlant de la glorieuse Vierge : Conspicio, dit-il, illam ab Angelis adorari.
Et St Aug. remarque, q. 61. in Gen., que il n'est pas dit : Tu adoreras le seul Seigneur ton Dieu, mays ouÿ bien : Tu serviras au seul Seigneur ton Dieu, ou au grec le mot de latrie est employé, qui signifie un service deu a Dieu seul. [375]
On voit donq ce que je viens de dire, que les anciens Peres rapportent le mot d'adorer a lhonneur deu aux creatures, et que neanmoins ilz ont estimé quil estoit un peu plus duysant et sortable a signifier particulierement lhonneur deu a Dieu tout puyssant. Et de vray, puysque le mot d'adorer ne signifie autre que l'action par laquelle une personne honnore un'autre en reconnoissance de quelqu'advantageuse excellence qu'ell'y pens'estre, l'adoration joint beaucoup mieux a lhonneur deu a Dieu qu'a celuy que l'on rend aux creatures ; car quand elle s'adress'a Dien, elle prend toute l'estendue et desploye toute sa force sans estre contrainte ni limitee a certain ply ou mesure, comme ell'est quand on l'adress'aux creatures. Si que entre toutes les sortes d'honneur, l'adoration est la plus excellente, et entre toutes les adorations celle-la qui se fait a Dieu est incomparablement la plus digne (dont Anast., Episc. Theopoleos, act. 4a 7æ sinodi, dit qu'ell'est, Emphasis seu excellentia honoris), ains si digne qu'au prix des autres elle seule s'apell'adoration. Et c'est a ceste consideration que bien souvent les Anciens ont employé d'autres motz plus generaux pour signifier la reverence dette aux Saintz et autres creatures, ou s'il ny ont pas employé d'autres motz ilz ont limité le mot d'adoration par quelque addition. Ainsy St Cyrille dict : Nos non adorare Sanctos ut deos, sed honorare ut primarios viros, l. 6 cont. Jul., post medium. Et le second concile de Nicee, act. 7, apelle lhonneur fait aux Saintz, honorariam adorationem. Et le concile de Trente, sess. 25 : Per imagines quas osculamur Christum adoremus et Sanctos veneremur, ou le mot d'adorer revient a nostre Seigneur, et aux Saintz celuy de venerer.
Or en fin, comme que ce soit, parmi le vulgaire du Christianisme ce mot d'adorer ne se rapporte qu'a lhonneur qui est deu a Dieu, qui sera cause que nous le laisserons a ce seul usage comm'au principal ; et parlans de lhonneur deu aux creatures nous mettrons en œuvre des motz plus communs et d'indubitable signification, ou moins douteuse, comm'est honnorer, reverer, venerer et semblables.
Secondement, il faut sçavoir qu'honnorer un personnage n'est autre sinon tesmoigner de l'excellence que nous croyons estr'en luy. Or cest'excellence peut estre de deux sortes : car, ou c'est un'excellence qui ne rend celuy qui la possede advantageux ou superieur sur celuy qui le veut honnorer, et lhors il ni a lieu que pour le simpl'honneur et ne se peut former aucun'adoration ; tel est l'honneur que s'entreportent les gens de bien les uns aux autres, comme, par exemple, St Basile a St Gregoire Naz., tesmoin Eustratius sur le pr chapitre du 9 des Ethiques, selon le dire de l'Apostre : Honore invicem prævenientes, Ro. 12. On cest'excellence, de laquell'on rend tesmoignage par l'honneur, est advantageuse a celuy que nous honnorons, sur nous, et lhors nous le pouvons, ains devons, adorer, puysque la rayson veut que nous nous reconnoissions et faisions profession d'estr'inferieurs a ceux qui ont quelque advantage d'excellence et eminence sur nous. Dont St Aug., l. 10. c. 4. de Civit., dit que les hommes sont appellés colendi et venerandi, si autem multum addideris, et adorandi, cité par St Thomas, 2 2. q. 84. a. 1. Et partant, comme l'honneur n'est que le tesmoignage de l'excellence de quelqun en general, aussi l'adoration n'est que le tesmoignage d'un'excellence advantageuse et superieure, a l'endroit de celuy qui adore.
Or, selon que les excellences de ceux que nous adorons sont advantageuses sur nous plus ou moins, les adorations sont aussi differentes, comme remarquent doctement St Aug., l. 10. de Civit. c. 1 et 4, le bon P. Jonas, Evesque d'Orleans, l. 1. de Imag., et St Thomas, 2 2. q. 84. a. 1, St Bonav. et les autres scholastiques. Si l'excellence surpasse infiniment, comme fait la [376] Divine, l'adoration est absolue et sauverayne, qui ne peut jamais estre trop humble et reconnoissante, et est apellee latrie : car, comme dit St Aug., l. 10 de Civit. Dei, c. 1, Latria, secundum consuetudinem qua locuti sunt qui nobis Divina eloquia condiderunt (basti), aut semper aut tam frequenter ut pæne semper, ea dicitur servitus quæ pertinet ad colendum Deum.
Si l'excellence est cree, comme celle des Anges et des hommes saintz ou superieurs, l'adoration est limitee et bornee a la mesure de l'excellence pour laquell'on adore, et s'apelle dulie parmi les Theologiens. Car ayans remarqué que le mot grec de dulie s'appliqu'indifferemment au service de Dieu et des creatures, et que le mot de latrie, comme dit le grand St Aug. en plusieurs endroitz, n'est presqu'appliqué qu'au service de Dieu, ilz ont appellé le service deu a un seul Dieu, latrie, et celuy qui se peut rapporter aux creatures, dulie. Et pour mettre encores quelque difference en lhonneur fait aux creatures selon la diversité des excellences, ilz ont dict que les plus excellentes s'honnoroyent d'hiperdulie.
3. Il faut sçavoir qu'en l'adoration parfaitte, 3 actions se rencontrent : l'une de l'entendement, par laquelle l'on connoit l'excellence de la personne qu'on adore ; l'autre de la volonté, par laquelle on se sousmet et fait on reverence a la personne qu'on adore ; et la troysiesme par les signes exterieurs du cors. Entre lesquelles actions, la 2. est la principale et formelle : car la premiere est bien souvent sans adoration, comm'es Diables, qui, reconnoissans la majesté de Dieu, ne l'adorent pourtant pas ains s'opposent tant quilz peuvent a son excellence, et ceux desquelz parle St Pol, Rom. 1, qui, connoissans Dieu ne l'ont pas glorifié comme Dieu ; la troysiesme peut estre faitte par mocquerie et hipocrisie ; la seule seconde est tousjours vraÿe adoration.
4. Il s'ensuit de ce qui a esté deduit jusques a præsent, 1. qu'autre que la creature ne peut adorer ; car Dieu qui ne peut rencontrer hors de soi aucune excellence qui soit advantageuse sur luy, ains devance de l'infinité toute autre perfection, il ne peut adorer chose quelqu'onque. 2. Il s'ensuit que l'adorer appartient a la seule creature connoissante, car pour reconnoistre un'excellence et se sousmettre volontairement a icelle par quelque protestation, ne peut se faire sans intelligence et libre volonté. 3. Il s'ensuit que l'adoration ne se peut faire qu'a la nature intelligente ; car, puysque l'adoration se fait en reconnoissance de quelqu'excellence superieure, les advantages que la natur'intelligente tient sur tout'autre sont si grans, qu'elle ne se doit sousmettre a aucun autre, tout le reste luy est inferieur et dedié a son usage et service.
5. L'excellence pour laquelle on honnore, principalement, les creatures, c'est la vertu, comme monstre St Thomas, le tirant d'Aristote (l. 4 Eth. c, 3. et l. 1. c. 5.), q. 145. [a. 1,] ad 2 et 3. et q. 63. a. 3. Puys on honnore encor les autres excellences qui sont ou comm'instrumens, ou comme des acheminemens a la vertu. Mays la vertu pour laquell'on reçoit honneur n'est pas tousjours nostre, ains bien souvent d'autruy : comm'on honore les superieurs quoy que mauvais, pour la vertu de Dieu et de la republique de laquell'ilz tiennent le lieu ; ainsy les peres et maistres sont honnorables pour la participation quilz ont de la dignité de Dieu qui est supreme Pere, principe, recteur et Seigr ; ainsy les vieux, parce que la viellesse est un signe de sagesse, comme tesmoignant de l'experience ; ainsy les riches, comm'ayans un bon instrument pour ayder et conserver la republique. [377]
Or de tout cecy s'ensuit que quoy que les Diables sont plus excellens que nous, nous ne leur devons aucun honneur, parce que leur excellence ne tend point a bien, mays l'ont du tout destournee a mal, et ce irrevocablement ; joint quell'est accablee de la supreme misere. Item, que lhonneur præsuppos'amitié, et nous avons les Diables pour ennemis irreconciliables, avec lesquelz nous n'avons ni devons avoir aucun commerce ni amitié, ains les devons avoir en execration et abomination.
Il s'ensuit encor que la creature irraysonnable n'estant capable d'aucun honneur puysqu'elle ne peut estre ni vertueuse ni bonteuse, si on l'honnore on ne la doit honnorer pour ce qui est d'elle mesme ni pour son propre estoc, mais comm'appartenance, instrument, signe ou acheminement de la vertu ou du vertueux. Mettons divers exemples pour bien digerer ceste doctrine. On honnore la viellesse par ce qu'elle tesmoigne l'experience, et l'experience apporte la prudence ; on honnore les riches par ce que la richesse est signe d'industrie et est instrument de beaucoup de vertuz, comme de la liberalité et magnificence ; on honnore les magistratz par ce quilz representent Dieu et la republique ; on honnore les moindres officiers des princes, et leurs couronnes, sieges, sceptres, par ce que ce sont signes et appartenances de leur authorité ; on honnore la science par ce qu'ell'est instrument de beaucoup de bien, signe de diligence et acheminement de bien faire, comm'on deteste l'ignorance par contraires raysons. Parlons des choses sacrees : on honnore les eglises, les vases sacrés, par ce quilz sont instrumens de la religion et service de Dieu ; on honnore les images, comme le Serpent d'airain et le Coffre de l'alliance, par ce quilz representent N. S. et quilz sont des acheminemens.
Or ces choses qui n'ont aucun motif en elles mesme pour estre honnorees sinon le rapport qu'elles ont a Dieu ou aux creatures intelligentes et vertueuses, ces choses, dis je, peuvent estr'honnorees en diverses sortes. Et employons un exemple pour mieux entendre :
Car, 1. il se peut faire qu'une chose appartenante a un ami nous fera simplement resouvenir de celuy a qui ell'appartient, et partant sera cause par ce souvenir qu'elle reveille en nous, que nous honnorerons celuy a qui ell'appartient ; et lhors, si l'on dit que nous honnorons ceste chose la, ce sera parler fort improprement, car toute nostre intention s'addresse a l'amy, et non a la chose qui luy appartient, laquelle, ayant remis l'amy dedans nostre memoyre, luy quitte la place en sortant elle mesme, de façon que bien souvent nous ne pensons plus a elle, tant s'en faut que nous l'honnorions. Je ne sçay si le chien de Thobie sera un bon exemple a ce propos. Thobie le filz revient de Rages, le chien vient courant devant et arrive aux pieds de Thobie le pere comm'un certain messager de la venue de son filz, faisant feste avec sa queue ; incontinent le pere se leve et court au devant de son filz. Le chien arrive le premier et asseure le viellard de la venue du filz ; cependant le pere laisse-la le chien et court a son filz auquel il reserve toute la caresse. Ainsy la chaire, l'espee, les armes du pere seront comme certains messagers qui remettront le pere en la memoyre du filz, et cependant le filz laissera-la toutes ces choses, et ne pensant plus qu'au pere, l'honnorera de tout son cœur, [et] luy reservera toutes les caresses. Et lhors ces choses seront comme les fourriers, qui ayans conduitz les autres au logis en sortent eus mesme et ni arrestent plus.
2. Il se peut faire qu'une chose appartenante a un autre, non seulement nous fera resouvenir de l'amy, mais le nous representera si vivement que nostre imagination le tiendra comme præsent et esmouvra nostr'affection a [378] luy comm'estant la præsent d'une reelle præsence. Dont le filz, voyant la chaire, la roubbe, l'image de son pere, dira : il me semble que je voys mon pere la sur ceste chere, dans sa roubbe et en cest'image. Et par ce sembler pourra bien estr'esmeu a baiser et la roubbe et la chaire et l'image, sans estre pour cela trompé, puisquil ne juge pas la chos'estre presente, mays l'imagine comme presente ; et l'imagination, n'estant qu'une premiere apprehension, n'affirme ni nie rien, et cependant ne laisse pas d'esmouvoir l'affection. Ce qui se resoult a ceste explication : Mon pere pouvoit estre icy ; s'il y estoit, comme je l'honnorerois.
[La suite du Ms. est interrompue ; les deux passages suivants sont des citations détachées.]
« L'excuse est facile, que la Loy ne condamne nulles images sinon celles qui servent de representer Dieu ; ce pendant, de lever un monceau de pierres en signe de trophee, ou pour tesmoignage d'un miracle qui aura esté fait, ou pour reduire en memoire quelque benefice de Dieu excellent, la Loy ne l'a jamais defendu en passage quelconque. » Cal. in c. 22. Jos. v. 26.
Honor erga gratos conservos benevolentiæ erga communem Dominum indicium est. [S. Basil., Oratio in SS. Quadraginta Martyres.]
[Bien qu'incomplète et avec un caractère différent, cette partie du Ms. se rattache à la précédente, ainsi qu'il est plus amplement exposé dans la dernière partie de la Préface.]
…………………………………………………………………………………………………………… pour son particulier et ordinaire honneur d'estre nne briefve et vigoureuse orayson, a rayson dequoy il est bien fort venerable.
En voyla asses pour mon dessein, mais il semble qu'une solemnelle objection demeure encor sus pied, qui peut arrester le cours de la creance Catholique. C'est l'Achilles des novateurs, il la faut donq faire pour par apres la desfaire. Elle se fait ainsy : il est defendu tresexpressement de faire les statues et similitudes de chose aucune quelle qu'elle soit, beaucoup plus de les venerer et adorer ; il ne faut donq pas seulement avoir les images de la Croix, combien moins les adorer ? Pour desfaire cest argument il faut seulement bien entendre comme les statues et similitudes sont prohibees, car en mesme façon ne faudra-il point avoir les images de la Croix, ni les venerer. Que s'il ne faut avoir aucune similitude pour aucun usage que ce soit, il ne sera pas loysible nomplus d'avoir des Croix ; mais s'il est permis de faire et avoir quelque similitude pour quelque particuliere occasion, il sera loysible d'avoir des Croix et les honnorer. Mettons donq au net la prohibition divine en ses termes : Tu ne te feras aucune statue, ni toute similitude qui est au ciel en haut, et en la terre a bas, ni des choses qui sont es eaux sous terre, tu ne les adoreras ni serviras : car je suis le Seigneur ton Dieu, fort, jaloux, et ce qui suit. Considerons maintenant comm'elle s'entend.
Premierement, je ne doute point que ceste prohibition ne soit une piece et appartenance du premier commandement, qui porte : Tu n'auras point de dieux estrangers devant moy, et partant je ne conte pas ceste prohibition pour second commandement, mais pour une partie du premier, auquel est [379] defendue l'idolatrie tout entiere : car l'idolatrie parfaitte git en deux sortes d'actions, interieures et exterieures; les interieures sont defendues par la premiere partie de ce premier commandement, qui porte : Tu n'auras point de dieux estrangers devant moy ; les exterieures sont rejettees par les paroles suyvantes : Tu ne te feras aucun idole ou statue, et ce qui s'ensuit. Que sil est ainsyn, pour bien entendre la seconde partie il la faut faire respondre, joindre et ressortir de la premiere.
2. Que si neanmoins quelqu'un veut opiniastrement debattre que la seconde defense proposee en ce premier chef des commandemens, Tu ne te feras aucune statue, et ce qui suit, soit un commandement a part et separé, qui face non une seconde partie du premier commandement, mais un second commandement de la premiere Table, pour ne m'entretenir hors de mon dessein a le convaincre par rayson, je diray seulement qu'au moins ne sçauroit on nier que la defense de ne faire aucune similitude ou statue ne soit un mesme commandement avec ce qui s'ensuit : Tu ne les adoreras ni serviras, et n'aÿe rapport a ce premier point : Tu n'auras aucuns dieux estrangers devant moy. Dont il s'ensuit quil faut que l'un des pointz s'entende conformement a l'autre. Certes, la verité y est tout'ouverte.
Cela remarqué, je rencontre quattre signalees intelligences de ceste defense, Tu ne te feras aucune statue ou ressemblance, en laissant a part quelques autres plus subtiles.
1. Les Turcz et Juifz Talmudistes, prenans ceste defense a la rigueur des motz, estiment qu'il ne soit loysible d'avoir ou faire aucune sorte d'image en façon quelcomque : quand aux Juifz, le petit traitteur le confesse ouvertement, et pour les Turcz il ni a aucune difficulté. Or ceste opinion est du tout barbare, combattue par l'authorité de l'Escriture, de l'Eglise et de la nature. Les images des Cherubins, des lions, vaches, pommes graines, Serpent d'airain, sont approuvees en l'Escriture ; les enfans de Ruben, Gad et Manassé firent la similitude de l'autel de Dieu, et leur œuvre est approuvee ; les Juifz monstrent a Nostre Seigneur l'image de Cæsar et il ne la rejette point, ains l'approuve. L'Eglise a eu de tous tems des images de la Croix, comme j'ay prouvé bien au long au 2. Livre. Par nature on fait l'image de soymesme aux yeux de ceux qui nous voyent, es verres, es eaux, en l'air, et la peinture est un don de Dieu et de nature. Bref, ceste intelligence n'a aucune convenance avec les paroles præcedentes ou suivantes, puysqu'avoir et faire des images ne tend en aucune façon a l'idolatrie.
2. Certains autres ont dit qu'il n'estoyt voirement pas defendu d'avoir et faire des images, mais seulement d'en avoir es temples et eglises. C'est une opinion nouvelle, vaine et hæretique, suivie par un grand tas de schismatiques et chicaneurs, mais ell'est plus notoirement contraire a l'Escriture que la precedente, et non moins a l'Eglise de Dieu et a la nature. Car, quand a l'Escriture, les Talmudistes et semblable canaille se couvrent au moins des motz d'icelle, qui portent tout a plat qu'on ne face aucune similitude ; mais ceux de cest'autre ligue ne sçauroyent produire un seul brin d'Escriture qui porte qu'il soit moins loysible d'avoir des images aux temples ou eglises qu'ailleurs. Les Juifz n'ont nomplus le suc de l'Escriture que ceux ci, mais ilz ont pour le moins l'escorce touchant ce point ; et ceux ci, qui ne font que crier l'Escriture, n'en produisent ni suc ni escorce, mais avancent leur volonté comme parole de Dieu, et qui ne les croira ilz le proclameront antichrist. Mais ou fut-ce, je vous prie, que les images des Cherubins, et celles des vaches, lions et grenades, estoyent anciennement, sinon dans le Temple ? et quand aux Cherubins, au lieu du Temple le plus sacré et considerable, Voyla [380] un exemple signalé pour nous ; qui le nous voudra ravir, il faut quil apporte une grande authorité a garend, il ne suffira pas de faire des discours ; nostre exemple est en l'Escriture et de Dieu, il faut l'Escriture ou l'Eglise pour nous en oster l'imitation. Si Dieu voulut ainsyn orner ce vieux Temple a la veuë d'un peuple si sujet a l'idolatrie, qui gardera l'Eglise d'orner les siens des images de la Croix et de ceux qui sous ce saint Estendart ont renversé toute l'idolatrie ? Aussi certes l'a-elle fait de tous tems, et ne sçauroit on monstrer que les Chrestiens ayent eu jamais des eglises ou temples qu'elle ny aye eu des Croix et autres images, comme j'ay suffisamment prouvé ci dessus. Et pour vray, la rayson naturelle monstre que si les eglises sont maysons du Roi des roix, les ornemens y sont tres convenables, et si elles sont maysons du Saint des Saintz, les ornemens y doivent estre les plus saintz ; or plus saintz ornemens n'y peut on mettre que les representations des choses saintes ; le temple est image du ciel, pourquoy ni logera-on les images de ce qui est au ciel ?
3. Il y en a d'autres qui ont dit que, par ceste prohibition, autres images ou similitudes n'estoyent defendues sinon celles qui servent de representer Dieu selon la nature de sa Divinité : et je m'y accorde simplement et purement, s'ilz rejettent les images qu'on feroit pour representer la propre forme et essence Divine immediatement ; car Dieu estant infini et invisible il ne sçauroit estre representé par les choses visibles immediatement et formellement. Quelle forme peut avoir aucune convenance avec Celuy qui n'a aucune forme ? Et toutes les images que l'on fait de Dieu le Pere et du Saint Esprit ne servent a autre qu'a representer les figures et formes sous lesquelles et par lesquelles il s'est manifesté selon l'Escriture, lesquelles formes et figures ne représentoyent pas Dieu selon sa Divinité par maniere d'images et statues de Dieu, mais par maniere de simples signes. Or, tout ce qui est signe n'est pas image, quoy que ce qui est image soit signe : ainsin la colombe et les feux descendans estoyent signes, non image du Saint Esprit ; ainsi quand les Anges parloyent en forme d'homme, ceste forme la estoit signe, non image de l'Ange. Les images donq qu'on fait de Dieu, des Cherubins et Anges, ou des ames, ne sont pas tant images de ces choses la, comme des formes et apparences par lesquelles ces choses-la ont esté manifestees. Que si on parle des images et figures mistiques, comme d'un aigneau pour représenter Nostre Seigneur, de colombes pour representer les Apostres, ce ne sont non plus images des choses qu'elles représentent mistiquement que les motz sont images des choses quilz signifient, et les lettres des motz quelles denotent ; car elles ne représentent pas ces choses la aux sens, comme font les images, mais des objetz tout differents par lesquels, avec beaucoup de discours, on se représente les choses mistiquement signifiees. Si donques on dit que le commandement de Dieu rejette les images qui seroyent faittes pour représenter au sens exterieur la Divinité, comme c'est le propre des images de représenter leurs propres objetz, je suys de cest advis-la, laissant neanmoins le bon usage des images qui représentent les apparitions Divines, ou quelque proprieté de sa Divine Majesté par quelque misterieuse et secrette signification. Mais je dis outre tout cela que la force de la prohibition, de ne faire similitudes de quoy que ce soit, portee au commandement de Dieu, n'est pas suffisamment deduitte par ceste consideration. [La suite du Ms. est interrompue ; ici se termine tout ce qui a pu en être retrouvé.] [381]
Dieu, par Ezechiel Prophete, au 9. chap., dit : Ne mettez point à mort ceux ausquels vous verrez le signe de Thau. Ce commandement divin est une figure qui represente la vertu du signe de la Croix : car Thau se peint en ceste sorte, T. Pour monstrer la vertu de ce signe, S. Athanase dit, au livre de l'Incarnation, que le signe de la Croix chasse tous enchantemens et sorceleries et les rend de nulle valleur. Et si bien on [ne] doit attribuer vertu aux signes et caracteres, toutesfois ce signe est si divin qu'il ne sçauroit estre superstitieux et diabolique, veu que Dieu en fait grand estat et l'a fait predire au Prophete Ezechiel, c. 9, sous la figure de Thau ; laquelle S. Hyerosme, sur ce lieu, applique formellement à la Croix. Les mesme ennemys des Chrestiens ont esté contraincts s'en servir pour chasser les diables, ainsi qu'attestent Epiphanius en l'Heresie 30, et S. Gregoire, liv. 3. de ses Dialogues, c. 7. S. Gregoire Nazianzene, oraison 1. contre Julien l'Apostat, dit que ce meschant, effrayé de la vision des diables, fut contrainct de se servir du signe de la Croix, comme il avoit veu faire aux Chrestiens ; d'autant que Dieu a [405] donné à ce signe une vertu particuliere contre les malins esprits, selon qu'afferme S. Augustin au liv. des 83 qq., question 79, où il dit que Dieu a commandé aux diables de ceder à la Croix, comme au Sceptre du souverain Roy. Le mesme S. Augustin, en ses Confessions, liv. 1. c. 11, dit que quand il fut fait Chrestien, deslors il commença à se signer du signe de la Croix ; et au livre de la Visitation des malades, [liv. II] c. 3, dit que les Chrestiens ont l'image de la Croix de nostre Seigneur, qu'il juge digne de toute la veneration, et y fait une belle oraison. Et au sermon 130. de Tempore, il loue la vertu de ce signe, l'appellant : « Banniere triomphante du Roy celeste. » Contre Fauste Manicheen, liv. 12. c. 30, il dit que pour la garde de salut, les peuples sont signez de ce signe ; et au liv. de l'Altercation de la Synagogue et de l'Eglise (tom. 6), il exalte les prerogatives de ce signe de la Croix ; et au sermon 19. des Saincts, il monstre que de son temps on usoit de ce signe en l'administration des Sacremens ; et au liv. 22. de la Cité de Dieu, c. 8, il atteste, qu'une femme fut guerie d'un chancre mortel par la vertu du signe de la Croix. Sur le Psalme 36, il dit que le signe de la Croix avec une grande gloire est passé du lieu des supplices au front des Roys et Empereurs ; au traité 3. sur S. Jean, il dit que si nous sommes Chrestiens nous devons estre marquez de ce signe au front. S. Paulin, Evesque de Nole, tres-ancien (il y a plus d'onze cents ans qu'il vivoit), in natali S. Fœlicis, dit que le signe de la Croix est l'armeure des Chrestiens, defensive contre tous ennemis. Le signe de Thau, en Ezechiel, c. 9, et en l'Apocalypse, c. 7, qui estoit escrit au front des gemissans pour les garder de mal, signifie la Croix et benediction que l'on met au front des croyans ; ainsi que tesmoignent S. Cyprien fort voysin des Apostres, livre 1. contre Demetrien, S. Hierosme sur Ezechiel, Origene, homilie 8. in diversos, Tertulien, contre Marcion, liv. 3, lequel en son Apologetique dit que les Payens reprochoient aux premiers Chrestiens qu'ils faisoient honneur à la Croix. S. Denis, disciple de S. Paul, livre de la Hierarchie Ecclesiastique, c. 4 et 5 et 6, tesmoigne l'usage du signe de la Croix de son temps si proche des Apostres, voire pendant leur vie. S. Basile le Grand qui vivoit il y a plus de douze cens ans, au liv. du S. Esprit, c. 27, monstre que les Apostres ont apprins à faire le signe de la Croix et qu'eux le faisoient. S. Chrysostome, du mesme temps, en l'homelie Que Jesus Christ est Dieu, traicte admirablement de la gloire de ce signe, et atteste comme tous Sacremens estoyent faicts et parachevez par iceluy, et dit qu'il s'en faut servir, en ces termes : Crux in fronte nostra quasi in columna quotidie figuratur. Justin Martyr, voisin des Apostres, qui vivoit l'an 150, en la question 118, monstre comme de son temps on faisoit [406] le signe de la Croix. Tertulien, au livre de la Couronne du soldat, exhorte de se servir d'iceluy en toutes nos œuvres. S. Cyprien, epistre 56, S. Hierosme, à Eustochium et Demetriades, en disent le mesme. Et toute l'ancienne et primitive Eglise, voisine des Apostres et leurs disciples, recommandent d'user de ce signe de la Croix.
Des que nostre Seigneur Jesus Christ, pour nous rachepter de l'eternelle damnation, souffrit la tres-amere mort de la Croix, on ne doit douter que ce tresgrand benefice de nostre redemption, vivement representé par la Croix, trophee et banniere du Sauveur, instrument de nostre redemption, lict de justice et autel du souverain sacrifice, n'oblige aussi à la veneration d'icelle ; non pour raison du bois, ou de la matiere, mais à cause de ce qu'elle signifie. Comme sainct Ambroise dit au livre du Trespas de Theodose : « Ce n'est pas le bois » (dit-il), « mais le Roy du Ciel que nous adorons au bois. » Bois qui apporta, certes, douleur et ignominie au Sauveur, mais si honnorable et glorieux que le Sainct Esprit l'a fait celebrer par plusieurs figures et propheties au vieil Testament. Dont Esaye, c. 53, pour monstrer la noblesse de ceste mort, dit : Il a esté offert, par ce qu'il l'a voulu ; conforme au dire de Jesus Christ en S. Jean, 10. chap. : Je mets mon ame, nul ne me l'oste, comme estant ceste mort ordonnee par l'eternel conseil de Dieu, és Actes des Apostres, c. 2. 3 et 4. De sorte qu'ayant le Sauveur souffert si volontairement, il rapporta de sa Croix tres grande gloire et consolation, ayant vaincu Satan et rachepté l'homme ; ce qui engloutit et surmonte infiniment toute la douleur et ignominie soufferte. Pource religieusement les enfans de ce tresdoux Seigneur honnorent ce sainct Estendard de la Croix, que les adversaires appellent gibet, grandement different des autres par excellence. Que s'il est gibet, c'est celuy du Dieu de la Majesté, et du Roy de gloire, où il souffrit heureusement et honnorablement pour nostre salut, sans aucun peché ny crime, ainsi que confesserent ses mesmes ennemis. Les gibets des malfaicteurs n'ont point ceste honnorable condition, et les suppliciez ne peuvent tirer d'iceux de [407] l'honneur et profit, comme a fait nostre Seigneur de sa Croix ; aussi ne l'endurent ils pas volontairement. Il est bien vray que mourant pour Dieu ou la patrie, la mort en est glorieuse ; en memoire de laquelle on pourroit en honnorer les instruments : sur tout si cela avoit causé quelque grand bien, comme a faict la Croix, vray autel du souverain sacrifice qui est Jesus Christ, selon sainct Paul, Heb. c. 7, et Colloss. 1 : Pacifiant par le sang de sa Croix, c'est à dire, respandu en icelle comme sur un autel ; vraye eschelle à son Royaume, selon sainct Jean, 12. et Philipp., 2 ; instrument de sa victoire et de son triomphe, selon sainct Paul, Coloss. 2. [v. 15.] où l'ancien Origene, homilie 8. sur Josué, lict, « triomphant d'eux au bois de la Croix », et le Grec s'y rapporte bien qui est : ἐυ αὐτῷ (i. e. σταυρῷ). On ne venere pas les colonnes, creches et sepulchres pour ressembler à ceux de Jesus Christ : car cela n'est pas son image et ne le represente point Crucifié, auquel on dresse l'esprit en honnorant la Croix ; laquelle, depuis l'Edict imperial de Constantin de n'y attacher plus les hommes, n'a plus aucun autre usage au monde que d'estre image representant Jesus Christ crucifié. Et puis en icelle, comme dit sainct Athanase, docteur Grec (qui vivoit l'annee 340 apres Jesus Christ), en la question 41. à Antioche : « Nous pouvons soudain monstrer que nous n'adorons pas le bois ou la matiere, mais la representation, en separant les deux bois de la Croix et ne leur faisant plus honneur ; » comme dit le 2. Concile de Nicene, action 4 : « Pendant que les deux bois sont conjoincts, nous adorons la representation à cause de Jesus Christ qui y a esté crucifié, mais les deux bois separez, nous les rejettons, voire bruslons. » David, Psal. 131, prophetiza cest honneur, disant : Nous adorerons le lieu où ses pieds se sont arrestez, selon que sainct Hierosme en explique le passage formellement. Et il escrit en la vie de la tresdevote femme Paula, qu'elle estoit prosternee au devant de la Croix, et adoroit, « tout ainsi que si elle eut attentivement regardé le Seigneur y pendant ». Sainct Cyrille, livre 6. contre Julien, appelle la Croix : Bois salutaire, precieux et venerable. Lactance, au Carme de la Passion, dit : Flecte genu, lignumque Crucis venerabile adora. Sedulius, ancien autheur Chrestien, qui vivoit il y a plus d'onze cens ans, dit : Neve quis ignoret speciem Crucis esse colendam. Sainct Ambroise, livre du Sacrement de l'Incarnation, c. 7, dit : « Quand nous venerons en Jesus Christ l'image de Dieu et sa Croix, ce n'est pas pour le diviser et separer en deux. » Les anciens Empereurs Chrestiens le recognoissent, l. « Decernimus, » De episc. et cler., l'appellant « Venerable [408] Croix, » et, Nouv. v. § 1, « Symbole de nostre foy, Croix vrayement pretieuse et venerable. » C'est chose admirable que Dieu ayant deffendu l'idolatrie, ne laissa en apres, au livre des Nombres, c. 21, de faire dresser sur le bois le Serpent de bronze, en forme pendante, encores que le peuple fut tombé en idolatrie. C'estoit, dit Tertullien, Contre les Juifs, chap. 10, parce que cela tendoit à la Croix du Seigneur ; dont en sainct Jean, chap. 3, nostre Seigneur applicqua ceste histoire à sa Croix. De maniere qu'il n'y a aucune idolatrie à honnorer la Croix, que le mesme Fils de Dieu appelle son signe, en sainct Matthieu, 24. chap. : Adonc apparoistra au ciel le signe du fils de l'homme ; où sainct Chrisost., homilie 77 [in Matt.], sainct Augustin, sermon 130 de Tempore, sainct Hierosme, sainct Hilaire et autres sur sainct Matthieu, interpretent cela de la Croix, qui apparoistra comme l'Estendard divin au jour du jugement. Et anciennement les soldats adoraient l'estendard de leur Empereur, ainsi que dit Sozomene, livre 1. de son Histoire, c. 4. Et Eusebe escrit en son Histoire, livre 9. c. 9, et liv. 1. de la Vie de Constantin, que l'Empereur Constantin dressa son estendard en forme de croix, et il estoit veneré là, et la Croix en iceluy, par toute l'armee imperiale. Et ce grand Monarque Chrestien, comme disent les historiens susdits, eut de belles revelations et visions du signe de la saincte Croix, et fit dresser des croix avec grande magnificence, pieté et religion. Par laquelle nous devons estre poussez à venerer l'image de la Croix, et la dresser par tous les lieux celebres, pour nous esmouvoir à la memoire du benefice de la mort et Passion de nostre Dieu et Sauveur, auquel soit honneur et gloire. Amen.
David, Psal. 131. vers. 7, monstre que ceste adoration est licite, disant : Nous adorerons le lieu ou ses pieds se sont arrestés. Ces paroles sont appliquees formellement par St Hierosme a l'adoration de la Croix.
Partant, St Gregoire de Nice, qui vivoit en Grece l'an de nostre Seigneur 380, escrit que sainte Macrine, sa seur, et St Basile portoient sur eux une Croix avec fort grande reverence. [409]
Et St Hierosme, en l'epitaphe de Paula, tres devotieuse femme ; laquelle il loüe, que prostèrnee au devant de la Croix elle adoroit, « tout ainsi que si elle eust attentivement regardé le Seigneur y pendant. »
St Ambroise, au livre du Trespas de Theodose, dit : « Non pas le bois, mais le Roy du Ciel est adoré au bois. »
St Augustin, liv. [II] de la Visitation des malades, c. 3, dit que la Croix est digne de veneration ; et fit devant icelle sa priere a Jesus Christ.
Le mesme, au liv. 22. de la Cité de Dieu, chap. 8, tesmoigne avoir veu une femme guerie d'un chancre mortel, lors qu'on luy fit au dessus le signe de la Croix.
Et au liv. 1. de ses Confessions, chap. 11, que des lhors qu'il fut Chrestien il commença a se signer du signe de la Croix.
Et au traitté 3. sur St Jean, dit que si nous sommes Chrestiens nous devons estre marqués au front.
Lactance, au Carme de la Passion, dit :
Flecte genu, lignumque Crucis venerabile adora :
Flechis le genoüil, et adore le venerable bois de la Croix.
L'Empereur Constantin dressa son estendard en forme de croix affin d'espouvanter ses ennemis, et le proposa de ceste sorte a son armee pour l'accoustumer a adorer la Croix ; comme dit Eusebe, liv. 1. de la Vie de Constantin, et Sozomene, liv. 1. de son Histoire, chap. 4.
St Cyrille Alexandrin, qui vivoit l'an 430, liv. 6. contre l'Empereur Julien l'Apostat lequel se moquoit des Chrestiens qui adoroient la Croix, les soustient, et dit : « Le bois de salut nous remet en memoire et souvient des benefices receus de Jesus Christ, et nous incite a penser que, comme saint Paul dit, Luy seul est mort pour tous et est resuscité. »
St Athanase, question 16. a Antioche, dit : « Nous pouvons monstrer que nous n'adorons pas le bois, mais la representation, si nous separons les deux bois qui font la Croix, et alhors n'y ferons plus honneur. » [410]
J'ay receu par les mains de Monsieur le President Favre vostre livre de la Croix, mais sans aucune lettre, dont j'ay esté esbâhy pource que je pensoy avoir response à celle que je vous escrivis sur l'impression de vostre livre. Je ne vous representeray point d'avantage l'affection que je vous ay particuliere, qui me feroit courir à toute bride en l'execution de vostre vouloir de tout mon possible. Mais bien vous asseureray-je que je ne suys point advancé despuis au recouvrement d'argent, et en ay moins que jamais en employant tous les jours en verité plus que je ne peux. Si que je ne vous peux promettre aucunement l'impression de vostre livre que je ne soys aydé, aumoins pour avoir le papier. Il contiendra environ 24 feuilles in 12, de la lettre de Cicero que nous appelions, qui est celle dont les Extraits de la dispute du P. Cherubin sont imprimez ; et l'impression en coustera pour le moins 68 fl. S'il vous plaist donc, vous m'en escrirez, et si j'ay moyens, je le pourroy mettre sur la presse à la prochaine feste de Toussaincts. Que si vous pouviez retrouver quelque librayre en cette ville qui le voulut faire imprimer à ses despends, je vous promets d'y fournir mon industrie et l'ortographe, car il ne l'est aucunement, et y rapporter tout ce que doit celuy qui est et sera tousjours
Vostre serviteur bien humble et tresaffectionné,
A Lyon, ce 25e septembre 1599.
L'Apostre se plaignoit et, baigné de larmes, disoit que plusieurs cheminoyent et conversoyent entre les Chrestiens desreglement, et se rendoyent ennemis de la Croix de Jesus Christ ; desquels la fin est perdition, le dieu desquels est le ventre, et leur gloire est en leur confusion. Mais s'il estoit en terre humainement conversant en la cité de ce monde terrestre, tesmoin et auditeur des sacrileges, blasphemes, impietés et horribles discours que les obstinez adversaires de Dieu et de son Eglise unique, Catholique, Apostolique et Romaine, vomissent et desgorgent verballement en leurs synagogues et par escrit en leurs livrets diffamatoires contre l'adoration de la saincte Croix, ce grand Docteur des Gentils se transformeroit volontiers au flebile et pleureux Heraclite pour la compassion qu'il prendrait de ces blasphemateurs.
L'Archiministre de Geneve, pour eterniser sa puante memoire, a esté si impudent et effronté menteur que d'avoir publié un livre satyricque intitulé, Admonitio de Reliquiis ; en la pag. 7, au § Jam ad præcipuas Domini Reliquias, il a escrit que toute la doctrine que l'Eglise tient sur la doctrine de la Croix est diabolique, reprouvee, et refutee par le Pere sainct Ambroise comme superstition ethnique et payenne. Ce livret, disent les peres Picard, Mathurin et Vigor, celebres predicateurs de ce siecle, anima les Lutheriens, Calvinistes et autres heretiques aux grands troubles d'Allemagne et de France, de rompre, perdre et renverser les eglises, abbattre, fouler aux pieds, brusler et destruire les croix et reliques.
Ce neantmoins, durant l'ardent feu et flamme de ces heresies, est demeuré en France plus grand nombre de croix et reliques [412] que n'a esté celuy des ruinees et gastees, et s'accomplist la prophetie du grand Prophete Esaïe, c. 19 : In die illa erit altare Domini in medio terræ Ægypti, et titulus Domini juxta terminum ejus ; et erit in signum et in testimonium Domino exercituum. Et n'ont sceu faire, ces tyrans et bourreaux de la religion et ancienne creance de leurs ancestres, quin : Salvæ factæ fuerint reliquiæ populi adorantis salvificam Crucem et Sanctorum reliquias venerantis ; quia Dominus infortibus dimicavit. Et une chose miraculeuse est advenue contre ces brise-croix, que tous ceux qui premiers mirent leurs mains sacrileges sur les bois, pierres et autres matieres, tant dedans que hors les eglises, veuillant faire perdre la memoire de la mort et Passion de nostre Sauveur, en moins de trois ans, et aux mesmes jours qu'ils commirent cest execrable crime de leze majesté Divine, se sont trouvez morts et estouffez, privez de toute sepulture, ayde et consolation, soit de leurs confreres ou autres, et n'est demeuré et resté en terre aucun de leur race et progenie : Vultus autem Domini super facientes mala, ut perdat de terra memoriam eorum. Si ceux de Geneve vouloyent confesser la verité, ils trouveroyent, aux cayers et registres de leur maison de ville, les noms, surnoms, d'aages, qualitez et demeurances de ceux qui firent la revolte et defection et forfaits ; [et les] supputateurs du temps que les autheurs et instruments de l'apostasie ont vescu apres, [verraient qu'] ils ne furent triennaux possesseurs de leurs impietés et meschancetez ; la memoire desquels et de tous les leurs, ascendants, descendants et collateraux, dans les trois ans fut esteincte et faillie, et justo Dei judicio ; et si l'on pouvoit recouvrer un livret qui en a esté fait par le feu Cardinal Sadolet, intitulé : Prodigiosissima portenta civitatis Genevæ, post repudiationem et abdicationem Catholicæ et Orthodoxæ religionis, l'on y liroit des choses tres espouvantables et tres-veritables.
Mais à fin que nul se laisse ensorceller au venin vomy par ledict Calvin audict livre intitulé, Admonitio de Reliquiis, operæ præcium esse duxi, de rapporter l'execrable blaspheme desgorgé par ledict Calvin en la premiere page. Donques Beelzebuth, prince des diables, parlant et escrivant par luy, se couvrant de l'authorité de S. Paul, in hæc verba prorupit : Testatur enim se post Christi resurrectionem amplius ipsum non agnoscere secundum carnem ; admonens his verbis quicquid in Christo carnale fuit oblivioni tradendum et missum faciendum, ut in eo secundum spiritum quærendo et possidendo omnem operam locemus. Nunc igitur causari præclarum esse aliquod habere monumentum, tum Christi, tum sanctorum ejus, quid aliud est quam inane tegumentum, fucandæ stultæ nostræ cupiditatis causa, quærere, quæ nullum in ratione fundamentum habet ? Calvin par ces [413] meschantes parolles dit, que les Chrestiens ne se doivent souvenir et faire aucun compte de la chair et de toute l'humanité de Jesus Christ ; contre infinis textes du nouveau Testament : Jean 6, Amen, dico vobis, nisi manducaveritis carnem filii hominis et biberitis ejus sanguinem non habebitis vitam in vobis, et quæ sequuntur. Sic Deus dilexit mundum ut filium suum unigenitum daret, Joan. 3. Et Mot caro factum est, Joan. 1. Imo, sans la continuelle memoire que les Chrestiens doivent avoir de la mort et Passion de Nostre Seigneur (tesmoin nostre Symbole : Et incarnatus est de Spiritu Sancto, ex Maria virgine, et homo factus est), et sic de son humanité, nul ne seroit capable de la vie eternelle, Jean 17. Car de cognoistre Dieu par l'esprit seulement [ne suffit pas], sinon que par mesme moyen l'on cognoisse le Fils de Dieu estre venu pour nostre redemption in carne ; et sic inseparabiliter debemus agnoscere, et divinitatem et humanitatem, ut habeamus vitam æternam : vieille heresie tiree de Triphonis antro ; contra quem le Pere sainct Augustin ayant disputé, combattu, et gagné la caverne de Dieu, ita posteritati scripsit, in suo tract. De fide et symbolo : Solet quosdam offendere, vel ipsos gentiles vel hæreticos, quod credamus assumptum terrenum Christi corpus in cælum ; ut dicant terrenum aliquid in cælo esse non posse : nostras enim Scripturas non noverant, nec sciant quomodo dictum sit : Seminatur corpus animale, surget corpus spiritale.
Sur ce que le mesme Calvin prend à garent et pour tuteur de son impieté sainct Ambroise, c'est une fausseté ; car ce grand Archevesque et Evesque de Milan (en son troisiesme tome), De obitu Theodosii, se conformant avec toute l'antiquité pour l'adoration de la Croix, dit : Invenit Helena titulum ; Regem adoravit, non lignum utique, quia hic gentilis est error et vanitas impiorum, sed adoravit illum qui pependit in ligno, scriptus in titulo, etc.
Neque moveat Catholicos quod subjungit Calvinus eodem libello in contumeliam Salvatoris, judaïsant et se mocquant de Jesus crucifié : Denique, si congesta essent in acervum omnia quæ reperiri possent ligna Crucis, integrum navis onus efficerent, cum tamen Evangelium testificetur ab uno homine ferri potuisse. Quantæ igitur audaciæ fuit ligneis frustis sic totum implere orbem, quibus ferendis ne trecenti quidem homines sufficiant ? Atque excusationem illam excogitarunt, quantumcumque inde abscindatur nunquam tamen imminui ; sed commentum adeo stultum et absurdum esse constat, ut superstitiosi ipsi facile id intelligant. L'imposteur et trompeur a voulu dire que si tous les morceaux de la saincte Croix estoyent amassez et reduicts en un gros monceau, il y auroit la charge et voyage d'un navire ; et encores que ladicte Croix pouvoit estre portee par un seul homme, que trois cents ne seroyent forts et puissants pour la porter ; que les superstitieux [414] ont prins ce pretexte de controuver que les pieces qui en sont esté levees n'ont partant diminué ni amoindri le poids et gros corps de ladicte Croix.
Or, Calvin, s'il se faut arrester à la seule escorce et superficie de la lettre Evangelique, les Catholiques et heretiques conviennent au texte de l'Evangile : Qui vult venire post me, abneget semetipsum, tollat crucem Christi et sequatur eum. Tous ceux qui suyvent Nostre Seigneur et ont porté et portent sa Croix, tant vifs que morts, sont plus de milliers et millions qu'il n'y a de vingtaines en trois cents ; une seule navire, voire tous les vaisseaux des mers, ni les basteaux de toutes les rivieres du monde ne les pourroyent comprendre et contenir : il s'ensuit donques qu'il n'y a reliquiaire plus copieux et abundant que la saincte Croix ; ce que ledict Calvin allegue commentum. Que quelques pieces que l'on prenne et ayent prins, retroactis seculis, de la saincte Croix, elle n'est point diminuee ni amoindrie, c'est une tres-veritable verité receuë de l'Eglise et approuvee des saincts Peres et Docteurs, et n'a oncques esté contredicte et par les heretiques. S. Cyrille, Catech. 10, affirmat totum orbern terrarum ligno S. Crucis Hierosolymis accepto esse locupletem. S. Paulinus, in epist. XI. ad Severum Sulpit., ipse Sever., Histor. lib. 2, Ruffin., lib. 1. cap. 8, Socrat., lib. 1. c. 17, Sozom., lib. 2. c. 1, Theodoret., lib. 1. c. 18.
Reste de destruire un leger fondement et fausse doctrine que Luther a semé à ses Allemans, De falsa crucis adoratione, et bina quotannis ejus festivitate. Quæ Viret, Pharel, et post eos le successeur de Calvin ont traduits en langue vulgaire, et ont intitulé leur livre : De l'idolatre et superstitieuse adoration, et des deux festes de la Croix ; où ils disent que les Catholiques pretendus sont pour ce regard de pire condition que les enfans d'Israël adorans le Veau d'or. Mais les pauvres abusez ne veulent pas entendre comme nous adorons la Croix. Car raisonnablement les bons et vrays Catholiques adorent Jesus Christ pendu en la Croix, non pas le bois, or, ou autre matiere comme matiere et chose inanimee : car nous sommes tous d'accord que, in quantum est res insensibilis, puta lignum sculptum aut pictum, tunc nulla reverentia debetur ei, neque aliquis honor est exhibendus : mais considerants la Croix, in quantum est quædam res Christi, tunc adoranda est nobis adoratione Hyperduliæ. Mais, finalement, considerant la Croix entant qu'elle represente la figure de Jesus Christ crucifié, et entant que par l'attouchement des saincts membres de son corps precieux elle a esté baignée et arrousée de son sang : alors la devons adorer de la mesme adoration que nous adorons Nostre Sauveur Jesus-Christ, que noz maistres et anciens Peres Docteurs que convenienti vocabulo appellant adorationem Latriæ ; [415] et à ceste raison nous parlons à la Croix et la prions comme le Sauveur : O Crux, ave, spes unica ; O Crux benedicta. Mais quand aux autres croix, comme elles sont faictes en matieres de bois, or, fer, ou autres semblables, nous ne les adorons point sinon comme image de Jesus Christ, aussi que nous enseigne nostre Mere Eglise le jour du Vendredi sainct : Ecce lignum Crucis. Quand aux autres choses qui sont esté instruments de sa mort et Passion, comme les cloux, couronne, lance et autres, nous ne les adorons aucunement de l'adoration de Latrie comme la Croix, pource que ces choses ne representent point l'image de Jesus-Christ comme la Croix, quæ est signum filii hominis quod apparebit in cælo ; et partant l'Ange dict aux femmes : Jesum quæritis crucifixum ; non, lanceatum aut spinea corona coronatum, et hujusmodi. Combien que le Chrestien ne devroit estre reputé ni idolatre ni superstitieux, s'il adore les cloux et autres instruments de la Passion : car, comme dit sainct Jean Damascene, [De Fide orthod.] lib. 4 : Etiam omnia prædicta ex contactu sancti corporis et sanguinis Christi decenter adoramus. Et en ceste façon et maniere, l'adoration que exhibons à la Croix comme à l'image de Jesus Christ crucifié doit estre plus grande et reverentialle que celle que nous rendons à la Vierge Marie, que nos dicts Peres nomment Hyperdulie, et que celle que nous portons aux Saincts, à la veneration de leurs ossements et reliques, qu'ils appellent Dulie.
Quant aux deux festes instituees par l'Eglise au culte et devotion de la Croix, il n'y a abus, erreur ou superstition ; pource que les trois choses pour lesquelles toutes les festes sont instituees et celebrees y concurrent. La premiere est la dignité et noblesse : car par l'attouchement du corps et effusion du sang de Nostre Sauveur, la Croix a esté rendue tres-digne et tres-noble ; ainsi le tesmoigne l'Eglise : Crux fidelis inter omnes, arbor una nobilis, etc. La seconde est la saincteté qui est par le moyen dudict attouchement : car tout ainsi comme le Sauveur par l'attouchement de sa tres-pure et tres-nette chair a baillé et conferé la force et vertu regenerative aux eaux, ita, contactu suæ carnis, il a sanctifié le bois de la Croix ; ainsi nous enseigne nostre Mere l'Eglise : O Crux splendidtor cunctis astris, in mundo celebris, hominibus multum amabilis, sanctior universis. La troisiesme chose, que la Croix a esté et est tres-vertueuse et miraculeuse ; tellement que l'Apostre dict : Mot crucis iis qui salvi fiunt virtus Dei est. La Croix peut estre dite la clef du Paradis, car par icelle le ciel fut ouvert : Velum, templi scissum est... a summo usque deorsum. Par la Croix sont esté faicts et se font journellement infinis miracles ; tellement que sainct Jean Chrisostome, comme ravi en extaze de la vertu de la saincte [416] Croix, homil. 13. de Cruce, luy attribue ces belles et sainctes proprietez : Crux est spes Christianorum, resurrectio mortuorum, lux cæcorum, baculus claudorum ; est consolatio pauperum, refrenatio divitum, destructio superborum, maie viventium pæna, adversus dæmones Victoria, spes desolatorum, requies tribulatorum.
Et pour abbreger, ce sainct Bois de vie affert fructus duodecim : à sçavoir, l'humilité, obeyssance, patience, paix, justice, prudence, foy, esperance, charité, crainte, force et compassion. Et la Croix tollit omne crimen ; tellement que tres à propos, aux eglises de Lyon, suyvant leur office ancien, chacun jour de vendredy aux vespres l'on chante ce beau hymne de Prudentius, que j'eusse traduit en vulgaire, n'eust esté que je l'ay veu torné et mis en rithme françoise en certaines Heures qui sont imprimees en Latin et François, dés six ou sept ans en ça.
L'amour, honneur et respect que je porte à la saincte Croix, mesmes en ceste saincte sepmaine de Passione, m'ont conduit à ceste prolixité ; pour tesmoigner à tous les fidelles Catholiques, que quiconque voudra veoir la Panthologie de la saincte Croix devroit avoir, lire et faire son proffit de ce livre sainctement et doctement composé par le R. P. François de Sales, Prevost de l'Eglise catholique et Cathedralle de Geneve. Vous y trouverez, amy lecteur, non seulement les douze fruicts susdicts, mais les cinq pierres avec lesquelles David renversa ce grand geant Goliat, les cinq paroles que voulut parler l'Apostre, 1. Corinth. 14, l'eau vive que Nostre Seigneur promettoit à la Samaritaine ; non seulement les miettes [417] de pain que la Chananee demandoit à Nostre Seigneur, mais les cinq pains d'orge et les deux poissons avec lesquels il rassassia la tourbe famelique. Ce livre se peut justement intituler, Thesaurus præciosissimus ; quem qui sibi comparaverit, avec peu d'argent il se trouvera mirablement edifié en la doctrine que tous devons tenir, pour nous acquerir, in vita et morte beneficium Crucis, et Paradis à la fin. Amen.
Sortez, petits formis, sortez de vos tanieres,
Quittez l'obscure nuict pour suyvre ce flambeau :
Quoy ! ne cerchez vous point quelques belles lumieres,
Pour vous tirer dehors de cest obscur tombeau ?
Les oyseaux empennez qui sont dans les bocages
Quittent leurs nids obscurs pour cercher la clarté ;
Et tous d'aise ravis, avec leurs doux ramages
Ils honnorent l'aurore, adorant sa beauté.
Tout le peuple escaillé des palais d'Amphytrite
S'eslevent sur les flots pour voir ses sacrez yeux :
Ils quittent leur sejour pour voir sa gloire escrite
Sur le front brillonnant des hauts palais des Cieux.
Cest Astre nouveau né nous servira de phare,
Pour ramer seurement sur les flots escumeux :
Nous yrons sous les feux de sa saincte lumiere,
Sous le sainct Estendart du sacré Bois fameux. [418]
Comme un Mars genereux, de l'immuable Eglise
Tu combats vaillamment sous un sainct Estendart :
Tes traits sont les beaux faicts de ta doctrine apprise
Dans le docte Licé des Peres remplis d'art.
Tu monstres le chemin pour marcher en bataille ;
Tu portes l'estendart et guidon de la foy :
Tu repousses les dars, l'estoc et coups de taille
Qui tasche d'atterrer ce signe de la loy.
O que je t'ayme mieux voir sainctement combattre
Dans l'Eglise de Dieu, que sous l'horreur de Mars :
Tu as la Croix au poing lors que tu te veux battre,
Et les sacrez Cayers sont tes acerez dards.
Aussi le voulus-tu ; estant cerché du monde,
Pour luy plaire vivant sous ses fragiles loix,
Tu dis : je veux nager en la source feconde
Qui coule incessamment au pied du sacré Bois.
Depuis ce sainct dessein et volonté sacrée
Tu as produicts des fleurs en l'Eglise de Dieu,
Dont l'odeur doux-flairant devers la voute astrée
S'envole sainctement en un gracieux lieu.
Bell'arbre qui produits des pommes si flairantes,
Tant de devots surjons et tant de douces fleurs,
Qui as tant espanchez de tes fleurs odorantes,
Qu'elles ont fait quitter le sentier des pleurs.
Tu as si bien germé en ta saincte semence,
Qu'il ne te reste plus que les palais des cieux :
Tes surjons sont si hauts, qu'en leur plus tendre enfance
Ils s'eslongnent des-ja du trenchant de nos yeux.
Tant de devots esprits formillans en Savoye
Tesmoignent la vertu de tes celestes fruicts :
Ils ont si bien suyvi la trace de ta voye,
Qu'ils sont dans tes liens devotement reduicts. [419]
Semblable à un Orphé qui par un doux langage
Animoit les rochers, et tiroit apres soy
Les troupeaux porte-laine et la troupe sauvage,
Puis que tu fais fleurir tant d'hommes en la foy.
De SALES, enfant d'honneur, honneur des Catholiques,
Qui fais si bien valoir ton talent precieux,
Quel honneur en ma voix ny en toutes musiques,
Pourrois-tu recevoir encor en ces bas lieux ?
Puis que tu fais germer par ta tres-douce haleine
Les jardins Savoyars, en la syncere foy,
Ma Muse est trop debile et trop basse ma veine,
Pour entonner ton los et ta syncere loy.
Oublieray-je celuy qui en sa docte escole
T'a sainctement dressé en ce sacré chemin ?
Oublieray-je celuy dont la docte parole
A poussé de nos cœurs un tres-mortel venin ?
Non, je n'obliray point un Evesque si rare ;
Je luy rendray l'honneur qui rejaillit de toy :
Il est ton clair soleil, ta lumiere et ton phare,
C'est luy qui t'a guidé en ta syncere foy.
Tu te guinderas donc tousjours dessur Nerée,
Ore en bas, ore en haut tirant devers les cieux,
Volant de pole en pole en la plaine azurée,
Tu paroistras ainsi qu'un astre radieux.
Nunc solum corpus possunt tibi tollere Parcæ,
In te nihil aliud numina juris habent.
Fama superstes erit longævaque gloria vivet,
Dum vaga nocturnis luna regetur equis.
Gratulor ipse tuo, doctissime Præsul, honori,
Tumque operi tanto gratulor ipse tuo.
Hoc etenim specimen divinæ continet artis,
Divinumque tuum comprobat eloquium.
Vive, vale, nostrique memor lege, dulcis amice,
Hæc Calvino properante brevique scripsimus hora.
Rara quidem ingenii bona sunt, semperque fuerunt,
Semper erunt ; paucos altum tenuisse videmus.
Meum propositum est antiquos legere, probare singula, retinere quæ bona sunt et a fide Ecclesiæ non recedere.
Turba Dei, nunquam vero diffide docenti,
Nec verte ad placitum dicta paterna tuum.
Vir justus terræ est dominus, victorque manebit
Vir pius in Domino tempus in omne suo. [421]
Fer Christi, Francisce, pias in pectore laudes,
Fer tecum semper mystica signa Crucis.
Mystica signa Crucis miserandæ in tecta Genevæ
Infer, et adversas subrue perde notas,
Quæ magna veterum dominorum fraude doloque,
Subtraxit miti non pia colla jugo.
Urbs O dogmatibus vanis quæ dura superbis,
Lemanoque sedes imperiosa lacu,
Dicito Calvino longum vale, et, auspice Christo,
Romanum inseptum Catholicumque redi.
Tempora mutantur ; venerunt tempora queîs jam
Hæreseos linquas dira venena tuæ ;
Te monet id facias inferni frigidus horror,
Vicini suadent ; per tua certa salus.
Huc, huc, O socii Crucis sacratæ,
Huc, huc currite, Crux tuenda vobis,
Quæ semper manet intuenda vobis,
Vestram poscit opem. Negata si sit
Vestram se esse Crucem, negabit usque
Christus ferre opem, negabit usque.
Vexillumque Dei, Crucis sequaces,
Jam defendite ab impio latratu.
Et tu cui salit intus in mammilla
Læva fervidus integerque sanguis,
Hoc defende pius bonusque miles.
Dic Christum monuisse Christianos,
Si sperant superas migrare ad arces,
Ipsos ferre Crucem, ac sequi decere
Christum perpetuo ducem suorum.
At vos quos rabies, et atra bilis,
In nos atque Crucem impotentes armat,
Vel nigra pice, nigriore corde,
Secli incommoda patriæque nostræ,
Jam jam desinite, impotente lingua, [422]
Vexillum impetere, impii salutis
Nam monstrante Deo, Deo imperante,
Gestamus, sequimur Crucem libenter,
Quæ nescitis adhuc liber docebit,
Si mentes dociles piasque habetis.
Quæ si velle negatis usque scire,
Haud culpæ vacuos liber relinquet ;
Et quos Crux cruciat, suo decore
Viventes cruciabit, et sepultos
Ignis perpetuo calore torrens.
O siecle renversé, nos peres pleins de zele,
Faisoyent si grand estat du signe de la Croix
Seulement peint au front, que c'estoit autresfois
Le signal plus certain du Chrestien plus fidelle.
Qu'eussent-ils dit de toy, heretique rebelle,
S'ils eussent entendu ta blasphemante voix,
Qui n'en fait point de cas ? non mesme de ce Bois,
Qui du sang de mon Dieu prit sa couleur plus belle.
Aussi renies-tu ceste chair qui patit,
Et le sang qui en Croix de ceste chair sortit,
Niant present le corps qui la Croix represente.
Que peux-tu faire pis ? reniant de plus fort
Sa Croix, sa chair, son sang, encor nier sa mort :
A qui sa Croix sent mal, sa mort est plus puante.
O heureux Estendart de nostre compagnie,
Sur toy le Fils de Dieu, Redempteur des humains,
Laissant clouër ses pieds et ses divines mains,
Raviva par sa mort nostre mourante vie ; [423]
Tu puisas tant d'honneur dans son ignominie,
Qu'au lieu que tu servois aux bourreaux inhumains,
Deslors nous avons veu des Monarques Romains
Et des Rois plus puissants, ta majesté servie.
L'escrivain huguenot, d'un discours empesté,
Vitupere l'honneur que ceux là t'ont porté ;
Mais, puis que si souvent tu as dompté le diable,
Verrons nous pas encor, sous ton alme faveur,
Cil qui combat pour toy se rendre le vainqueur
De ce chetif autheur d'un traitté si damnable ?
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